Tu n’en verras jamais le bout avec moi, n’est-ce pas ? Tu veux que je sois comme tu veux toi, à ta mesure, je dois me renier pour te plaire ou tu me renies. Retrouvons-nous à mi-chemin. Ne me juge pas. Confie à Dieu tout ce qui me concerne. Et nous deux, faisons la paix. Laissons-le décider, Lui, si je suis une bonne Juive ou pas. Je ne fais que répéter ce que tu m’as répété toute la vie, laisse-moi entre les mains de Dieu et bénis-moi, absous-moi telle que je suis, sans me faire prier ou me repentir, et de quoi ? Mes péchés sont ridicules, ils représentent une perte de temps pour Dieu qui a assez à faire entre juger, sélectionner, indiquer la droite ou la gauche.
Edith Bruck travaille à la manière d’une photographe passionnée : elle multiplie les éclairages et les angles de prise de vue. Elle soumet son modèle à des suites de questions qui bien que trépidantes donnent une sensation de calme, de très grand calme, comme le feraient des fondus enchaînés. Elle s’inclut dans ses questions et sans trêve. Edith Bruck n’est pas de celles qui se dérobent ; et si sa mère est bien le sujet de ce livre, Edith Bruck l’est aussi et au moins autant. Elle se blesse à ses propres questions. Il n’y a pas d’accusée et d’accusatrice ou, plus exactement, elle ne cesse d’intervertir les rôles. Dans « Lettre au père » (Brief an den Vater), écrit en novembre 1919, Franz Kafka se place dans le rôle de l’accusé, rôle dont il ne sort pas, ce qui permet, l’air de rien, un formidable renversement qui fait apparaître le père comme véritablement écrasant, insupportable au sens propre du mot. Rien de tel avec Edith Bruck. Elle repousse sa mère pour mieux la serrer dans ses bras, elle la serre dans ses bras pour mieux la repousser et ainsi de suite afin de permettre la distance qui aide le regard, afin de ne pas laisser la tendresse tout envahir et rendre muet ; car il s’agit de ne pas rester muet et d’écrire, de pratiquer un exercice de tendresse mais aussi de lucidité, de tendresse lucide, de lucidité tendre.
De retour dans son village natal en Hongrie, pour le tournage d’un film sur sa vie
Je lis ce livre lentement, un peu chaque soir. Ce livre doit être lu lentement tant les points de vue (les angles de prise de vue) varient. On ne peut passer trop vite d’un point de vue à un autre sous peine de les confondre tous et de ne plus rien en distinguer.
Comment écrire à propos de ce livre ? C’est autrement plus compliqué qu’écrire à propos de « Lettre au père » de Franz Kafka, un écrit qui a suscité une vaste exégèse. Franz Kafka adopte une position relativement statique : le haut du corps est en mouvement mais les jambes restent immobiles comme celles d’une statue de marbre. Edith Bruck quant à elle ne cesse d’aller d’un point à un autre. Elle monte, elle descend, ce qu’enregistrent ses fréquences respiratoire et cardiaque.
L’écriture d’Edith Bruck rend compte de son corps de femme et à différents âges. Elle le fait sans cette fausse pudeur qui à force d’euphémismes et de périphrases conduit au ridicule voire à l’obscène. Elle nomme simplement, frontalement. Et j’y pense, c’est probablement pour ne jamais avoir à regarder de biais mais toujours frontalement qu’elle multiplie les points de vue.
Avec son ami Primo Levi, Edith Bruck parle volontiers de sa mère, cette mère si pauvrement vêtue mais belle. Alors qu’elle lui montre une photographie, Primo Levi lui dit : « Elle est belle, ta mère ». Edith Bruck ajoute : « Il me regarda comme pour me dire que moi aussi j’étais belle, comme toi ». Et, plus loin, ces questions à la mère : Savais-tu que tu étais belle ? T’es-tu jamais regardée dans une glace, par vanité ? Edith Bruck a fouillé dans les affaires (misérables) de sa mère, comme le font toutes les filles, et elle y a dégoté une petite boîte en carton contenant « ta poudre qui était là depuis des années » et qu’elle vit comme une « relique de ta féminité enfouie ». Elle interroge cette féminité d’une femme juive religieuse et misérable, mère d’une famille nombreuse et fatiguée par les tâches ménagères ; et elle interroge sa propre féminité avec la franchise de Sylvie Weil, la nièce de Simone Weil, qui évoque sa tante sans jamais s’en laisser compter. Malgré les immenses différences qui séparent la famille Weil et la famille Steinschreiber, je note une subtile similitude de ton entre ces deux femmes qui revendiquent leur féminité, l’une face à sa tante, l’autre face à sa mère.
Edith interroge sa mère mais aussi le reste de sa famille (et de sa belle-famille), à commencer par Golda, celle qui l’a aidée à survivre, celle qu’elle a aidée à survivre – le tandem pour la survie, Edith-Golda. La mère s’appelle Sara, ce que l’on apprend fortuitement. Edith, la fille, en revient toujours à cette question lancinante, la foi de sa mère. « Tandis que l’Europe brûlait, et nous avec l’Europe, l’Amérique avait fermé ses portes, toi tu attendais le miracle, tu croyais au miracle comme les chrétiens ». Par l’écriture, Edith Bruck crée une formidable proximité, elle la crée dans un mouvement ininterrompu, tantôt lent tantôt brusque. De fait, j’ai très rarement éprouvé à ce point la présence d’une absence, ce qui suffit à me rendre ce livre infiniment précieux. Cette femme humble, liquidée avec des millions d’autres dans les chambres à gaz, vit formidablement dans ces pages.
« Qui sait à quoi tu as pu penser, en dehors d’une prière rapide, avant que le gaz t’ôte ton dernier souffle ? Oh, ce que je donnerais pour le savoir ! Comme j’aimerais que tu me dises que je me trompe, que tu as toujours eu raison, que j’ai tort de ne pas croire à la baguette magique de Dieu qui, s’il existe, doit être une espèce de Mengele du ciel ! » Mengele ! Ce nom revient dans ces pages. L’attention de Mengele s’était portée sur Edith. Celle qui avait été sélectionnée juste avant elle s’était précipitée vers les barbelés pour en finir. « Elle a bien fait, il valait mieux une bonne décharge que d’être mis en pièces sans anesthésie ». Edith réussira toutefois à échapper à Mengele. Après cette implacable déclaration à sa mère, elle se reprend : « Je te fais mal. Je le sais. Ça me fait mal aussi de dire ces choses-là ». Et le livre va ainsi, avec, toujours, cette volonté de comprendre la mère, de percer le blindage de sa foi – mais il s’avère impénétrable. Cette volonté libère une énergie formidable, comme une charge creuse ; et, malgré tout, reste la douceur, une douceur qui n’épargne rien.
C’est ainsi. La foi de la mère la fascine, l’horripile, la fait enrager ; elle s’épuise contre un mur de béton. Les enfants ne devaient pas élever la voix contre les parents et s’ils le faisaient, ils étaient vertement réprimandés, une gifle à l’occasion ; et pourtant : « Comme tous les parents juifs, vous étiez tout à fait raisonnables en comparaison des paysans catholiques ou protestants qui battaient leurs enfants comme plâtre, allant jusqu’à les laisser borgnes ou boiteux (…). Le Juif était le contraire du paysan, c’était peut-être la raison pour laquelle nous étions peu aimés. Bien que dans la même misère, nous étions les meilleurs même dans le pire, nous voulions tout apprendre, en savoir plus ».
La religion d’Edith Bruck, c’est l’écriture ; elle le dit explicitement dans ce livre qui ne cesse de s’adresser à sa mère, une mère à la fois misérable et formidable, une mère qu’elle attire à elle et qu’elle repousse, qu’elle veut faire revivre et qu’elle veut oublier. « A Pâque, je ne voulais même pas voir le pain azyme, parce que c’était toi qui était dans cette fine feuille croquante. Maintenant il me faut le pain azyme pour Pâque mais je le mange avec du pain levé, du jambon, maman ! J’irai en enfer, non ? » Et cette femme tendre, infiniment tendre, mais fermement décidée à ne s’épargner aucune question, sait être espiègle, impertinente même, afin d’espérer bouger les lignes et bousculer ceux qui se sont installés dans des réponses.
La description qu’elle fait de la rencontre du Grand Rabbin et du Pape (Jean-Paul II alors) est un morceau d’anthologie – mais il y en a tant dans ce livre ! Elle brosse des portraits amusés de ces deux autorités religieuses. Ainsi, nous dit-elle, c’est deux-là ont beaucoup ri ensemble, comme si rien ne s’était passé entre Juifs et Chrétiens. Bref, le Grand Rabbin et le Pape auraient pu s’échanger leur tenue et leur religion. Tous semblaient contents avec ce pape VRP, un jour avec Kurt Waldheim, un jour avec le général Pinochet, un jour avec un rabbin lui aussi ouvert à tout.
Et toujours, ce dialogue qu’elle s’efforce d’établir avec la mère, cette mère qu’elle fait revivre, cette mère qui s’efforce de faire taire cette fille décidément bien impertinente.
Edith n’a pas été battue, elle a simplement manqué de tendresse, d’attentions, de ces petits gestes dont nous avons tous besoin, y compris nos cousins les mammifères. Mais, insiste-t-elle, la pauvreté ne les favorise pas.
Ce livre adressé à la mère est aussi une galerie de portraits, parmi lesquels celui du père, de son mari, le poète et metteur en scène Nelo Risi, de sa belle-mère, de survivants du Lager, de son frère Edy, de neveux, de Golda et bien d’autres, des portraits sans concession mais où la tendresse prévaut toujours, une tendresse qui n’a rien de sucré, une tendresse volontiers amère comme l’est souvent, me semble-t-il, la tendresse juive.
Elle revient dans son village natal, Tiszakarád, pour le tournage d’un film sur sa vie. La misérable maison familiale est en ruine et elle sera démolie après le tournage. Elle évoque ce village sale et boueux où sont arrivés la machine à laver, le tracteur, l’électricité, la radio et la télévision. Les jeunes ne s’y souviennent plus de rien, d’elle, de sa famille, de leur maison. Ils ne savent pas où se trouvait la synagogue qui a été détruite, « ils se fichent pas mal du cimetière juif plein d’orties, de merde et d’immondices » et sur la pierre tombale de sa grand-mère maternelle, Edith a trouvé un vieux pot de chambre renversé.
Ce petit livre est un grand livre sur la mémoire. Le sujet en est limité, mais il est envisagé de points de vue tellement variés qu’on en a le souffle coupé.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis