Je reproduis une fois encore le texte du tract distribué par le Tagar à l’occasion de la cérémonie commémorative du 16 juillet 1992 au Vel’ d’Hiv’ :
Pourquoi M. Mitterrand refuse-t-il toujours de reconnaître officiellement les crimes commis par l’État français de Vichy contre les Juifs ? Pourquoi reste-t-il sourd à la demande des anciens déportés, résistants et de tous ceux qui luttent pour la mémoire ? Pourquoi veut-il à tout prix empêcher la justice de faire le procès de Vichy et de la Collaboration, au nom d’une fausse conception de la “paix civile” ? Pourquoi M. Mitterrand protège-t-il René Bousquet, ancien chef de la police de Vichy et responsable direct des rafles antijuives ? Pourquoi M. Mitterrand ne s’est-il jamais expliqué sur son passé sous l’Occupation et sur son activité au service du régime de Vichy pendant un an ?
Ce tract est distribué dans l’assistance tandis que des sifflets sont distribués aux militants du Tagar. Le chef de l’État est sifflé. Pierre Lurçat lance le slogan « Mitterrand, à Vichy ! ». Robert Badinter en colère fait une leçon de morale et hurle en grimaçant : « Je ne demande que le silence que les morts appellent ! » Les images de Robert Badinter tançant le Betar vont faire le tour du monde et reviendront régulièrement dans les émissions consacrées à Vichy. Pierre Lurçat est appréhendé par la police, menotté et accusé d’insulte au président de la République. Un journaliste de France-Soir publiera à la une de ce quotidien, le 18 juillet, un article plutôt sympathique. La fin du deuxième mandat (mai 1995) de François Mitterrand sera perturbée par l’affaire Bousquet et par la commémoration du Vel’ d’Hiv’ que nous venons d’évoquer, soit la question de la responsabilité française dans les crimes du régime de Vichy et, sous cette question générale, celle de François Mitterrand.
Considéré comme le plus philosémite des présidents de la Vème République, l’image de François Mitterrand va être sérieusement écornée et la relation de ce président avec la communauté juive organisée va se dégrader. L’action du Tagar au Vel’ d’Hiv’ aura contribué à porter atteinte à la belle image de lui-même que François Mitterrand avait élaborée avec l’aide de certains de ses collaborateurs.
Quatrième partie
Chapitre 15. L’usage de la violence est très répandu au cours de la période que Pierre Lurçat se propose d’étudier, à partir de 1967 donc. La vie politique agite non seulement le monde étudiant mais aussi celui des lycéens qui se bagarrent volontiers entre eux pour des raisons idéologiques. Les mouvements juifs activistes revendiquent l’usage de la violence mais une violence justifiée et ciblée. Il s’agit d’une violence sous-tendue par une idéologie qui refuse les voyous, autrement dit ceux qui frappent pour frapper. Il s’agit pour ces militants juifs de répondre à la violence par la violence et d’affirmer son droit à étudier en paix et exprimer librement ses opinions face à l’extrême droite et l’extrême gauche. Les mouvements juifs activistes n’ont jamais prétendu faire la révolution ; ils invitent simplement à se réapproprier la violence, une nécessité historique pour ce peuple. Cette réappropriation est également réappropriation de soi (en tant que juif) afin d’effacer la honte que suscite l’image du Juif conduit docilement à l’abattoir.
Les mouvements activistes (et pas seulement ceux que nous étudions) sont aussi (pas toujours mais souvent) des canalisateurs de la violence, ce qui arrange également les services de sécurité de l’État, que ces mouvements soient la Ligue de défense juive (L.D.J.) ou la Jeunesse communiste révolutionnaire (J.C.R.) où les Juifs sont très présents. La violence politique est vieille comme le monde ; il faut la distinguer du terrorisme, sachant toutefois que l’une peut conduire à l’autre. La Gauche prolétarienne prétendait ne faire qu’un usage symbolique de la violence (voir ce que déclare Benny Levy à ce propos), elle a néanmoins appelé à des actions visant à l’élimination physique, Paul Touvier notamment ; si elle l’avait trouvé, tout porte à croire qu’elle l’aurait éliminé. Même remarque pour l’activisme juif en France. La « Nuit de Cristal des antisémites » que nous avons évoquée aurait pu aboutir à la mort de trois personnes si le hasard n’avait pas été ce qu’il a été. La mouvance juive activiste a été qualifiée de terroriste ; elle ne l’a pas été et en partie parce qu’elle « a presque toujours agi sous une certaine forme de contrôle de la part des instances dirigeantes de la communauté juive en France et de celles de l’État d’Israël, de façon plus ou moins explicite. » Bref, il y avait un accord tacite entre l’Élysée et les institutions juives, un accord par lequel le pouvoir tolérait l’action des activistes juifs à la condition que leurs organisations empêchent la dérive terroriste.
Chapitre 16. Les mouvements juifs activistes sont perçus d’une manière négative non seulement dans les médias et chez leurs adversaires politiques mais aussi au sein des organisations juives non activistes. Si ces mouvements sont décriés, ils ne sont pas nécessairement ostracisés. Les activistes se retrouvent souvent en garde à vue mais des soutiens politiques les font sortir de prison. Ces activistes sont par ailleurs volontiers considérés par leurs parents comme plus ou moins des délinquants.
Dans les années 2000, la L.D.J. est le mouvement activiste juif le plus détesté tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté juive, et même chez bien des activistes juifs. Comment expliquer ce phénomène ? Peut-être en partie par l’idéologie du fondateur de la Jewish Defense League (dont procède la L.D.J.), le rabbin Meir Kahane. Pour le reste…
L’apparition de la L.D.J. correspond à une carence du pouvoir de l’État mais aussi du pouvoir juif (C.R.I.F., Consistoire, etc.). Cette carence dénoncée au début des années 2000 apparaît de manière flagrante en juillet 2014, avec les attaques contre les synagogues de Paris et de banlieues, notamment celle de Sarcelles. Comptons aussi sur les conflits d’intérêts au sein même de ces mouvements, entre branche « action » et branche « renseignement », la branche « action » dans sa fièvre d’action pouvant contrarier le patient et délicat travail de la branche « renseignement ». Conflit d’intérêt aussi entre les mouvements juifs activistes et l’État d’Israël, des activistes qui dans leur empressement dérangent une filature organisée depuis Israël.
Chapitre 17. L’activisme juif a-t-il été instrumentalisé par le pouvoir politique ? Oui, mais il faut compter avec une certaine erreur d’appréciation politique de la part de cet activisme, un activisme qui s’est focalisé sur les mouvements néo-nazis, négligeant l’islamisme et l’extrême gauche. Par ailleurs, rappelons qu’après l’attentat de la rue Copernic, toute la classe politique s’est empressée de dénoncer l’extrême droite ; il s’avèrera sans tarder qu’elle n’avait rien à voir avec cet attentat. Un militant pourtant averti confesse qu’il s’est en partie laissé avoir et que « Mitterrand a utilisé l’extrême droite pour asseoir son pouvoir ». A la question sur une possible manipulation de l’O.D.J., ce dirigeant conclut qu’une erreur d’appréciation a été commise par les militants de l’O.D.J. et que le pouvoir a instrumentalisé cette erreur à son profit ; et il ajoute que le laxisme de la police était tel qu’il ne pouvait qu’y avoir une manipulation de la part de Mitterrand et Joxe, son ministre de l’Intérieur, avec notamment ces non-lieux suite aux violences commises lors de la réunion du G.R.E.C.E. ou à l’encontre de gardes du corps de Pierre Sidos et de Marc Fredriksen. Les néo-nazis étaient tout compte fait très minoritaires et les mouvements qui soutenaient les Palestiniens n’existaient pas encore. La politique arabe de la France amorcée par le général de Gaulle constituait le véritable danger. Un militant va jusqu’à déclarer : « On aurait dû mettre notre radicalité au service d’Israël, et pas au service de la “mémoire” ! Quand il y a eu l’attentat de la rue des Rosiers, on a accusé l’extrême droite alors que c’était des terroristes arabes. (…) Comme à Carpentras, le gouvernement de Mitterrand a manipulé les Juifs ! (…) On s’était spécialisé dans l’affrontement physique avec l’extrême droite et l’extrême gauche alors que ces groupuscules ne décidaient pas la politique de la France. »
Chapitre 18. Des militants font le bilan de leurs années d’activistes. Un militant déclare que le Tagar a été une école de courage et d’amitié. Une militante déclare que ses années de militante ont été les plus belles de sa vie. Josette Volyner (la femme de Serge Volyner précédemment cité) parle avec admiration de Jacques Kupfer : « C’est lui qui a donné son aura au Betar. Sans lui il n’y aurait pas eu le Betar de France ou le combat pour les Juifs d’U.R.S.S. » L’idée de faire son alyah comme aboutissement du militantisme juif en France est partagée par plus d’un. Le palestinisme est devenu tellement massif que le combat est perdu, tout au moins ce type de combat. On n’a plus affaire à des groupuscules de quelques dizaines d’individus qui tiennent de discrètes réunions tous les six mois environ, des individus qui par ailleurs craignaient l’activisme juif. « Le vrai combat c’est d’aller faire l’armée, de repeupler notre terre, de payer nos impôts en Israël… » Précisons que si ce militantisme est dépassé, il aura notamment aidé les Juifs à relever la tête, à utiliser leurs poings, à dire leur fierté juive. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Le cadre idéologique s’est affaibli, tant à la L.D.J. qu’à l’O.J.D. ; de ce fait les actions partent un peu dans tous les sens et perdent ainsi de leur force. Par ailleurs, la surinformation rend ce type d’engagement plus difficile. On reçoit l’information à domicile alors qu’avant il fallait aller la chercher dans des réunions, chez les uns et les autres. L’activisme d’antan a vécu. D’autres formes d’activismes l’ont remplacé et restent à inventer.
Olivier Ypsilantis