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En lisant « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » de Max Weber –3/4

 

En Header, la rose de Luther. Elle apparaît dès 1519 comme sceau sur certains écrits de Martin Luther, garantissant l’authenticité de ceux-ci. Elle représente de plus un résumé de la foi de Luther. Elle est devenue le symbole des Luthériens.

 

Chapitre II – L’éthique de la besogne dans le protestantisme ascétique

Les fondements religieux de l’ascétisme séculier

Les quatre principales origines du protestantisme ascétique : le calvinisme / le piétisme / le méthodisme / les sectes baptistes, des mouvements non strictement séparés entre eux ni même avec les Églises réformées non ascétiques.

Le calvinisme

Le dogme calviniste, sa principale caractéristique : la doctrine de la prédestination, tout au moins dans sa signification causale. Ce dogme est considéré comme politiquement dangereux par les autorités. Il faut lire « The Westminster Confession of Faith », 1647.

Notre but n’est pas de porter un jugement de valeur sur ce dogme mais d’esquisser l’origine de cette doctrine et son insertion dans la théologie calviniste. Tout d’abord, il y eut la conviction intime chez des penseurs religieux que rien ne s’accomplissait par la valeur personnelle et que seule était efficace l’action d’une puissance objective. Cette attitude qui allégeait chez les Calvinistes le poids du péché a semblé se retourner contre eux et balayer toute possibilité d’imaginer que le don de la grâce pouvait ne rien devoir à leur foi ou volonté personnelle, à leurs pensées ou actions. Luther lui aussi croyait à ces « secrets décrets » de Dieu. Il n’abandonna jamais ce point de vue qui néanmoins ne fut jamais au centre de ses préoccupations et qui passa toujours plus à l’arrière-plan lorsqu’il eut à assumer ses responsabilités de chef d’une Église.

 

Portrait de Martin Luther par Lucas Cranach le Vieux, 1528

 

Pour les pères du luthérianisme, on peut perdre la grâce mais aussi la regagner. Pour Calvin, rien de tel et la signification de la prédestination s’impose toujours plus à lui ; le decretum horribile dérive exclusivement des nécessités logiques d’une pensée exclusivement orientée vers Dieu. Autrement dit, Dieu n’existe pas pour l’homme, l’homme et toute la Création existent pour Dieu. Lui seul est libre. Le sens de notre destin individuel ne nous appartient pas. Un abîme sépare Dieu de la créature qui ne mérite que la mort éternelle, à moins que Dieu en ait décidé autrement. Une partie de l’humanité sera sauvée, l’autre sera damnée ; et admettre que l’homme puisse changer quoi que ce soit aux décrets de Dieu pris de toute éternité est tout simplement inconcevable. Cette doctrine animée par une implacable logique interne place ses adeptes dans une absolue solitude intérieure. Il leur faut suivre seuls leur chemin et rien ni personne ne peut leur venir en aide. Dans la logique de cette doctrine, le Christ n’est mort sur la croix que pour les élus, et c’est pour eux seuls que Dieu (le Père) a décidé de la mort de son Fils. Cette doctrine heurte frontalement la conception du Salut du catholicisme et, dans une moindre mesure, du luthérianisme. La doctrine calviniste conduit à une négation radicale de toute sensualité ou émotion dans la culture et la religion, la subjectivité étant considérée en religion comme inutile au salut et favorisant illusions sentimentales et superstitions idolâtres. La culture des sens (Sinnenkultur) est d’emblée éliminée.

La doctrine calviniste est l’une des racines de l’individualisme pessimiste qui aujourd’hui encore est perceptible dans le caractère national et les institutions des peuples au passé puritain. Un seul confident : Dieu (puisqu’il ne faut se fier à personne, pas même à son meilleur ami…), d’où l’évacuation de la confession privée en pays calviniste. On n’insistera jamais assez sur la radicalité de la solitude intérieure du Calviniste face à son Dieu, en dépit du fait qu’appartenir à la véritable Église (la calviniste) soit nécessaire au salut. Aucun écrit ne rend mieux compte de cette atmosphère très particulière que « The Pilgrim’s Progress from This World, to That Which Is to Come » (1678) de John Bunyan, le livre le plus lu de toute la littérature puritaine et qui souligne le caractère anti-autoritaire de cette doctrine qui déprécie toute intervention de l’État et de l’Église et leur oppose l’individualisme (de fait, la solitude) et le rationnel (avec évacuation radicale de l’émotionnel).

Comment expliquer que cette doctrine qui pousse l’individu à se libérer intérieurement des liens qui l’attachent à ce monde lui confère par ailleurs une supériorité marquée en matière d’organisation sociale ? Réponse : elle procède de la forme spécifique que l’amour chrétien du prochain finit par prendre sous la pression de l’isolement intérieur dans lequel se trouve placé l’adepte de cette doctrine, doctrine selon laquelle le monde n’existe que pour servir la gloire de Dieu et à laquelle participe en priorité l’efficacité sociale (du chrétien). Dans le système éthique du Calviniste, l’amour du prochain est au service exclusif de la gloire de Dieu – et non du prochain. L’accomplissement des tâches professionnelles a un caractère exclusivement objectif, impersonnel, au service de l’organisation rationnelle de l’univers social, au service de la gloire de Dieu. Ainsi le Calviniste s’épargne-t-il radicalement tout questionnement au sujet de la théodicée et bien des questions relatives au pourquoi de l’existant et de l’existence. Ainsi s’économise-t-il des forces qu’il met intégralement au service de l’organisation sociale, porté par un rationalisme économique et politique.

Mais revenons à la question centrale de la prédestination, une question que se pose chaque Calviniste : suis-je un élu et comment m’en assurer ? Pour Calvin, les desseins de Dieu sont impénétrables et ici-bas les élus ne se distinguent en rien des réprouvés. L’Église luthérienne pour sa part avait pris toujours plus le caractère d’une institution de salut (Heilsanstalf) servant en quelque sorte d’amortisseur entre le membre de cette Église et son Dieu. La question de la certitudo salutis est fondamentale dans toutes les religions de salut non sacramentelles (comme le bouddhisme, le jaïnisme) dans la mesure où elle a été à l’origine de toutes les motivations psychologiques à caractère religieux. La question de la certitudo salutis planait au-dessus de la doctrine de la prédestination : comment savoir si l’on appartenait aux electi ? Voir le développement du piétisme dans l’Église réformée et l’importance constitutionnelle qu’a pu prendre cette question. Nous y reviendrons.

Le Calviniste ne pouvait s’en tenir à la foi persévérante, fruit de l’action de la grâce en l’homme. Cette doctrine engendrait de grands tourments parmi les croyants, tourments auxquels les pasteurs devaient quotidiennement faire face. La doctrine de la prédestination restait inflexible, en conséquence les pasteurs devaient trouver des arrangements. Deux d’entre eux dominent et ils sont liés l’un à l’autre : se considérer comme élu était un devoir au point que le moindre doute à ce sujet devait être jugé comme une tentation du démon car, en toute logique, une insuffisante confiance en soi ne pouvait que procéder d’une foi insuffisante – en l’efficacité de la grâce. Le Calviniste devait donc au quotidien conquérir la certitude de sa propre élection et de sa justification. Ainsi passa-t-on de l’humble repentant à l’apôtre conscient de lui-même que nous retrouverons chez les marchands puritains aux temps héroïques du capitalisme. Afin de parvenir à ce degré de conscience, la pratique inlassable d’un métier était vivement conseillée : le travail incessant comme antidote à l’angoisse relative en grande partie à la doctrine de la prédestination.

La plus haute expérience vers laquelle tendait la piété luthérienne au XVIIe siècle est l’unio mystica avec Dieu, soit l’attente passive de l’accomplissement de l’ardent désir de repos en Dieu – une intériorité toute sentimentale. On sait qu’historiquement une croyance religieuse à tendance mystique n’empêche en rien le croyant d’être en prise avec les réalités pratiques. Loin de s’opposer à une conduite rationnelle, le mysticisme peut la favoriser. De plus, le luthérianisme combinait l’unio mystica avec le sentiment profond de l’indignité du péché originel. Les Calvinistes quant à eux s’opposèrent dès leurs débuts à la fuite quiétiste hors du monde et à l’intériorisation de la piété luthérienne : la transcendance absolue de Dieu par rapport aux créatures interdisait cette imprégnation. Notons en passant que les différences entre le calvinisme et le luthérianisme (notamment au sujet des conditions du salut) peuvent servir à une taxonomie de toutes les attitudes religieuses pratiques. Le calvinisme mettait en œuvre la logique suivante : la communauté des élus ne pouvait se constituer et se percevoir comme telle que dans la mesure où Dieu agissait en elle et où elle en était consciente. La foi (procédant de la grâce divine) engendrait l’action, une foi légitimée en retour par la qualité de l’action. Et la boucle était bouclée.

Chez le Luthérien, on trouve le sentiment mystique ; chez le Calviniste, on trouve l’action ascétique. L’un est réceptacle de la puissance divine ; l’autre est instrument de la puissance divine. Pour Calvin, les sentiments et les émotions, y compris les plus sublimes, sont trompeurs ; la foi doit donc être attestée par ses résultats objectifs. Il faut être efficace pour fonder la certitudo salutis. Bref, l’attitude recommandée pourrait se ramener à ce proverbe : « Aide-toi le ciel t’aidera ». Autrement dit, le Calviniste « crée » lui-même son propre salut – plus exactement, il s’allège par ce moyen de l’angoisse de l’élection et du salut. Pour le Calviniste, il ne s’agit pas simplement comme pour le Catholique d’additionner les bonnes œuvres mais d’examiner systématiquement sa conscience qui ainsi se trouve constamment placée devant l’alternative : élu ou condamné ? La valorisation religieuse de l’action morale chez les Calvinistes, soit le « salut par les œuvres », est d’une intensité inconnue dans les autres Églises chrétiennes. Cette valorisation a une profonde incidence sur leur vie quotidienne.

Le Chrétien des époques médiévales (ou, disons, le Catholique laïc) s’acquittait consciencieusement de ses devoirs traditionnels et ses « bonnes œuvres » n’étaient pas organisées dans un ensemble cohérent. L’Église catholique, réaliste à sa manière, reconnaissait que l’homme est pétri de contradictions, que sa vie morale n’est qu’antagonismes. Certes, elle exigeait une transformation radicale de la vie humaine mais elle affaiblissait considérablement cette exigence par l’un de ses moyens les plus efficaces en termes de puissance et d’éducation : le sacrement de la pénitence qui correspond au caractère le plus profond du catholicisme. Le Catholique disposait de son Église et ses sacrements pour adoucir – voire se décharger de – l’effroyable tension qu’engendrait le calvinisme dont le Dieu réclamait non pas seulement des « bonnes œuvres » isolées mais toute une vie de « bonnes œuvres » organisées en système. Pas question du laisser-aller catholique avec son va-et-vient entre péché / repentir / pénitence / absolution. Pas question de déposer son fardeau au pied des autorités ecclésiastiques. Au relatif désordre catholique, il fallait opposer un système – une méthode – capable de se saisir de la vie du croyant et la diriger intégralement et, ainsi, confirmer les effets de la grâce – du status naturae au status gratiae – le salut. La vie du Calviniste se trouve ainsi radicalement rationalisée. Les Puritains reprenaient le cogito ego sum de Descartes pour le fondre dans une nouvelle interprétation éthique. De la rationalisation à la piété ascétique.

L’ascétisme chrétien proposait une palette considérable. Il était devenu une méthode de conduite rationnelle destinée à élever l’homme au-dessus de ses instincts, de le soumettre à une volonté préméditée, de soumettre ses actions à un contrôle permanent et à un examen consciencieux de leur portée éthique. Ce contrôle actif de soi-même constituait le but des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, des plus hautes vertus monacales mais aussi l’idéal pratique majeur du puritanisme. De fait, les règles du monachisme catholique et les principes du comportement calviniste étaient identiques. Néanmoins, l’ascétisme calviniste se distinguait de celui prôné par l’Église catholique dont l’ascétisme ne se limitait toutefois pas à la vie monacale, tant en théorie qu’en pratique – voir le Tiers-Ordre de saint François d’Assise. Mais la vie quotidienne du Catholique n’était pas calibrée selon les normes du puritanisme et certaines pratiques ecclésiastiques ne montraient pas l’exemple de ce point de vue – voir l’usage des indulgences. Seul le moine menait une vie méthodique, au sens religieux du terme. Le Catholique qui voulait suivre la voie de l’ascétisme dans la vie courante se trouvait en marge de celle-ci, voire expulsé.

La Réforme signifiait que tout Chrétien devait être un moine, non pas dans le monachisme mais dans la vie laïque et au quotidien, dans la vie professionnelle. A l’aristocratie spirituelle des moines, elle substitua l’aristocratie spirituelle laïque des saints prédestinés par Dieu de toute éternité, ce qui séparait ces derniers du reste du monde bien plus vertigineusement que ce qui séparait les moines du reste du monde.

Cette doctrine de la prédestination avec élus et réprouvés de toute éternité favorisa une attitude de haine et de mépris qui pouvait conduire à la création de sectes – une conséquence logique –, ce qui amena à des modifications dans la constitution de l’Église réformée menacée de sécessions par ceux qui se considéraient en état de grâce, donc appelés à prendre son contrôle.

Le calvinisme tenait dans une même estime les préceptes moraux de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament s’ils ne s’adressaient pas exclusivement aux Hébreux ou s’ils n’avaient pas été expressément abrogés par le Christ.

La loi est pour le Calviniste une norme idéale pour l’action tandis que pour le Luthérien elle est un but inatteignable, ce qui favorise l’humilité. Le Luthérien reproche volontiers au Calviniste son arrogance.

Ce n’est pas un hasard si les livres de l’Ancien Testament les plus pratiqués par les Puritains sont ceux où l’intimité avec Dieu est dépourvue de toute émotion. Précisons que c’est l’ascétisme du calvinisme qui l’amena à assimiler tel ou tel élément de l’Ancien Testament. L’ascétisme conduit à une systématisation de la conduite éthique, qu’il soit catholique (la vie monastique) ou calviniste. L’usage des journaux religieux, registres destinés au cheminement vers la grâce, est commun aux plus ferventes assemblées de Reformés et de Catholiques sous l’influence des Jésuites. Mais ce faisant, le Catholique et plus volontiers encore la Catholique s’adressaient à leur directeur de conscience tandis que le Calviniste se sondait dans la solitude. Le Calviniste des générations postérieures se mit à entrevoir l’action de Dieu à tout instant de sa vie quotidienne, contrairement à la doctrine de Calvin selon laquelle les dispositions prises par Dieu lui restaient radicalement inaccessibles. Bref, la sanctification de la vie et la méthode préconisée par Calvin prirent le caractère d’une entreprise commerciale. Voir John Bunyan qui compare la relation du pécheur à Dieu à celle d’un client à un commerçant : celui qui s’est endetté pourra éventuellement par ses mérites payer les intérêts mais sans jamais s’acquitter du principal…

Notre hypothèse est donc que la doctrine de la prédestination constitue la base dogmatique de la morale puritaine, avec comportement éthique méthodique et rationnel. L’influence de ce dogme a amplement dépassé les groupes religieux qui s’en sont strictement tenus aux principes calvinistes. Par ailleurs, il nous a paru important de souligner les profondes différences entre calvinisme et luthérianisme, notamment quant à la conduite ascétique, avec le volontarisme de l’un et le sentiment d’impuissance de l’autre, et la gratia amissibilis qui pouvait être regagnée par la contrition, ce qui n’incitait pas vers ce que nous jugeons être la marque essentielle du protestantisme ascétique : le façonnement systématique et rationnel de la vie morale dans sa totalité.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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