Skip to content

En lisant « L’État universel » d’Ernst Jünger – 1/3

 

« L’État universel » est un essai. J’en ai devant moi l’édition NRF Gallimard (collection Les Essais, n° 105), avec traduction de Henri Plard. « L’État universel » (titre original, « Der Weltstaat », écrit au début des années 1960) a pour sous-titre « Organisme et organisation ». Il s’articule suivant trente petits chapitres dont je vais rendre compte :

 

Une édition allemande de « L’État universel », « Der Weltstaat »

 

L’état du monde est celui d’un accelerando selon une accélération constante. Il convient donc de raisonner plutôt suivant des courbes que des points. Nous ne sommes pas au repos et tout témoigne que nous sommes engagés dans un mouvement global ; et, de fait, tout est en mouvement d’où la multiplication et l’aggravation des conflits nés d’une pluralité plusieurs fois ancestrale des caractères et des traditions, des conflits qui touchent jusqu’aux strates du langage : les mots ont perdu leur stabilité et deviennent équivoques voire multivoques. L’homme est entraîné dans un mouvement qui ne se limite pas à sa volonté, d’où une part de ses inquiétudes mais aussi, et dans une même proportion, de ses espérances.

 

Une fois ce constat établi, la question se pose : quelle est la part que peut revendiquer la volonté libre ? L’homme assis ou debout (immobile) paraît plus libre que l’homme en mouvement pris dans un mouvement général, d’où l’importance des statues dans l’espace public et à toutes les époques : elles en imposent ou, tout au moins, cherchent à en imposer. Le centre immobile au sein du mobile est souverain et convainquant.

La lumière ne se perçoit qu’au sein de l’obscurité ; de même, le libre-arbitre ne peut se manifester qu’au sein d’un principe qui le cerne et le limite sous peine de n’être que gesticulation grotesque. L’individu ne peut se revendiquer sans tomber dans la vacuité que s’il est pris dans un ordre social et collectif solide.

 

Le monument au Grand Homme est en harmonie avec la grandeur historique qui à son tour traduit notre respect de la liberté humaine, liberté qui dans sa forme absolue donne le libre-arbitre. C’est en cet homme et par cet homme qu’existe l’histoire, l’histoire qui est son invention et sa substance. Un tel degré de liberté suppose une distanciation inédite et formidable envers les dieux. C’est l’un des grands thèmes de l’histoire universelle. Il suffit de suivre l’évolution de la statuaire grecque pour suivre l’évolution de l’idée de liberté. Cette statuaire a abandonné sans tarder l’austérité de l’idole pour se faire vecteur de la souveraineté de la nature humaine, de l’homme qui fait l’histoire. Les Grecs offrirent la libre pensée philosophique, détachée de la théologie. L’art grec nous parle de la souveraineté de la nature humaine, de l’homme faiseur d’histoire. Si aujourd’hui il est devenu si dangereux de dresser la statue du Grand Homme dans l’espace public, c’est pour une raison essentielle : l’épuisement de la puissance génératrice d’histoire. Ce n’est plus sur le lieu que règne l’homme, c’est du lieu et des forces cosmiques qui le régissent que l’homme tire sa puissance – une puissance toute fonctionnelle. Aussi l’homme se détourne-t-il de l’image du Grand Homme pour étudier ce qui fait de lui ce qu’il est.

 

Mouvement en accélération, loi de la chute mais aussi loi de la traction (de la poussée). Selon la subjectivité et la situation particulière de l’observateur, ce dernier jugera que ce mouvement va soit vers le haut soit vers le bas. Ce mouvement en constante accélération se note également dans le domaine de l’attraction ; voir par exemple l’aiguille aimantée qui s’oriente selon une attraction cosmique – hors du temps. Fort de cette observation, le métaphysicien se demandera quelle part prennent à un événement précis, d’un côté l’effort humain, de l’autre l’attraction du destin. Autrement dit : quelle est la part des forces humaines et la part des forces cosmiques dans le processus d’accélération de notre métamorphose ?

 

L’État est devenu la puissance qui s’impose à notre existence et jusque dans ses recoins. La lutte entre papes, empereurs, rois et leurs chanceliers est close. Ce n’est plus la société qui se donne une forme en l’État, mais l’État qui prescrit une forme à la société et jusque dans la famille. L’État supplante les communautés, les peuples, les races, les langues, les religions : il exige et décide. L’État pèse sur les épaules de tous.

 

L’État est néanmoins soumis à ce mouvement général d’accélération, un mouvement qui s’exerce au-dessous de lui, sur ses fondations qui moralement et politiquement ne sont pas assises sur un roc ferme. L’État coûte à présent cher aux individus et aux peuples. Il devient véritablement monstrueux.  Ils sont loin ces États mondiaux et ces empires du début du XXe siècle dont la souveraineté a été absorbée voire anéantie par deux États à la souveraineté absolue. (Je rappelle que cet essai a été rédigé au début des années 1960, en pleine guerre froide).

Perspicacité hors du commun qu’explique la qualité de l’observateur qui perçoit la structure dans l’amoncellement des faits : au milieu du XIXe siècle, Tocqueville avait prévu ces souverainetés nouvelles.

 

Pourtant, la souveraineté des grands États a elle aussi ses limites, ce qui apparaît clairement en cas de crise aiguë. Depuis l’ère baroque, la politique est devenue grossière et à présent elle l’est même par rapport à cette époque où Bismarck devait jongler de manière à maintenir l’équilibre européen, un jeu avec cinq boules ainsi que le disait le chancelier. Aujourd’hui, il ne s’agit plus que d’une balance à deux plateaux, l’Est et l’Ouest. Pourtant, à bien y regarder, une conformité croissante recouvre peu à peu tous les pays et non pas seulement en tant que monopole de l’une ou l’autre de ces deux puissances dominantes. Les mêmes mots clés sont promus à l’Est comme à l’Ouest : paix, liberté, démocratie, etc. Même dans le champ de l’économie : les idéologies diffèrent mais tendent à se rapprocher dans les formes des deux côtés du Rideau de fer. Les idées-forces sont communes : même esprit prométhéen avec énergies planétaires et cosmiques. Ressemblance des symboles avec l’étoile en figure de proue, étoile rouge et étoile blanche, une différence qui n’est que le papillotement dont s’accompagne le lever d’un astre à l’horizon ; qu’il monte et l’unité se dévoile.

 

Il y a similitude entre ces partenaires gigantesques. Ne pourrait-on pas y voir les deux moitiés du moule dans lequel est coulé l’État universel, une coulée qui pourrait supposer non pas un redoublement mais un saut du quantitatif vers le qualitatif ? Le passage du feu sauvage au feu dompté (allusion au feu nucléaire) suppose l’existence d’un État universel. Par ailleurs, la perspective d’une guerre civile à l’échelle planétaire érode les contours de la politique internationale et la pertinence des querelles entre États.

Le rang symbolique n’est pas fondé sur la puissance effective ; au contraire, c’est elle qui s’exprime par lui. Pour que le regard porte, il est nécessaire de ne pas attribuer aux phénomènes techniques plus d’importance qu’ils n’en ont : ils servent une volonté située au-delà de la technique. A ce propos, quelle est dans notre évolution technique la part qui revient strictement à l’homme – le contemporain et cette espèce biologique supérieure ? Quelle est la part des forces historiques dans cette évolution et quelle est la part des forces étrangères à l’histoire ou qui la transcendent ?

 

L’unité est toujours présente, même si elle est enfouie dans la multiplicité des apparences. L’État – et l’État universel – n’est qu’une des formes selon lesquelles l’unité peut être envisagée. Malgré les grandes coupures, et à divers niveaux, un style planétaire se constitue et influe tant sur le détail que sur l’ensemble.

 

Lorsque quelque chose s’annonce, nous l’expliquons par les vicissitudes, le glissement continu des faits. Or, à l’action causale s’ajoute une action par les fins, et les fins interfèrent continuellement sur l’instant et le flux du temps. Chaque porte est à la fois entrée et sortie ; ainsi du présent : il peut être envisagé comme conséquence et signe avant-coureur de l’événement en marche.

L’État universel n’est pas simplement un but prescrit par la raison et que la volonté permettrait d’atteindre méthodiquement. Si notre avenir n’était dicté que par la logique et la morale, il serait dangereusement compromis. L’État universel est aussi un événement en marche qui repousse les représentations anciennes, à commencer par les justifications de l’État historique et ses exigences.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*