Je viens de recevoir les deux volumes dans lesquels sont réunis les écrits de Léon Ashkénazi sous le titre, « La parole et l’écrit – Penser la tradition juive aujourd’hui » (chez Albin Michel, collection Présences du judaïsme, grand format). Cette somme a été mise en forme par Marcel Goldmann, un disciple de Léon Askénazi, qui écrit dans son avant-propos que ce dernier avait privilégié la transmission orale, considérant que (et Léon Askénazi ne cessait de le répéter) les bibliothèques étaient pleines de livres que personne ne lisait. Cette prééminence donnée à l’oral tenait aussi probablement à une pudeur, à une modestie mais aussi à une situation d’urgence. « Quand enfin, après de longues hésitations et d’infinis scrupules, il s’est résolu à réunir les textes épars donnés à différents journaux et revues et à en préparer la publication, il ne lui restait, hélas, que deux années à vivre », écrit dans son avant-propos Marcel Goldmann qui y relate l’élaboration de ces deux volumes, avec passage de l’oral à l’écrit, un travail considérable mené en collaboration avec l’auteur jusqu’à sa mort et que Marcel Goldmann poursuivra seul.
Les sept articles qui suivent sont constitués de notes de lecture de la partie des deux tomes intitulée « Les autres monothéismes : convergence et divergences » :
Yehouda Léon Askénazi (1922-1996) en 1985
« Tant que dure la nuit… » (publié dans Les Nouveaux Cahiers, au printemps 1966) :
Cet article s’ouvre sur ces mots : « S’il faut chercher la source de la messianité dans l’expérience morale des Hébreux, plutôt que dans l’exercice de la raison, c’est que l’histoire des hommes est celle de leurs passions, bien plus que celle de leurs idées ». Je poursuivrai dans cette direction tracée par Léon Askénazi en ajoutant que les idées, volontiers poussées sur le devant de la scène (de l’histoire), ne servent le plus souvent que de paravent aux passions ; plus exactement, qu’elles visent à habiller leur nudité, leur terrible nudité, à les rendre plus respectables, décentes même. Il n’en reste pas moins que…
Motif de la messianité : une certaine conception de la justice qui peut donner lieu « à un discours cohérent sur la justice ou la politique » et s’inscrire éventuellement dans une histoire de la sagesse. Fort bien. Mais on risque alors l’académisme – un discours bien tourné mais creux et satisfait de lui-même.
La justice et autres valeurs optimistes ne peuvent être prises au sérieux que si l’homme qui les revendique et les pratique ne les idolâtre pas mais consent « à y reconnaître l’objectif inconditionnel de son existence, c’est-à-dire, donc, à en faire une passion ». Et Léon Askénazi précise aussitôt : « Mais il ne peut y avoir de conception optimiste de la passion que dans la mesure (de paroxysme) où l’homme engage son propre sort dans la réalisation de la valeur qu’il pressent ou qu’il expérimente ». Ce disant, Léon Askénazi met en garde et appelle à un rééquilibrage, la pure subjectivité (celle de l’individu pris en lui-même comme dans un vortex) présentant un danger, le culte de l’héroïsme. Ce rééquilibrage passe par le destin d’un peuple – une expérience collective. Ainsi, la passion pour la justice, en l’occurrence, s’évite-t-elle le piège auquel la conduit l’individualisme – le tourbillon sur soi-même. En s’ouvrant à la collectivité, à un peuple, cette passion s’ouvre à la conscience de la messianité et s’en pénètre.
Le judaïsme opte pour l’optimisme (s’opposant de la sorte, et radicalement, à la notion grecque de destin), une option qui « propose le plus dramatique des destins : celui de la messianité, c’est-à-dire l’expérience vécue de l’attente du Messie ». D’où (Deut. XXX, 19) : « J’ai pris à témoin aujourd’hui à votre sujet les cieux et la terre ; c’est la vie et la mort que je place devant toi ». D’où : la Loi (donnée aux Hébreux) se présente comme messianique ; et : Torah, « une charte d’existence pour une société qui s’identifie et se nomme en s’y reconnaissant ». La messianité d’Israël (du peuple juif) n’est pas un ornement ou une prérogative – et je pourrais en revenir à cette notion de peuple élu, si mal comprise et comme déformée à plaisir dans le monde chrétien et post-chrétien.
« La messianité d’Israël est inconditionnelle parce qu’elle s’attache à son identité ». Le problème est que cette charte d’identité agace volontiers et que l’interrogation que portent les Juifs déclenche volontiers chez les autres un interrogatoire face au « mystère » juif, un interrogatoire suscité par l’inquiétude, une inquiétude qui tourne volontiers à la suspicion et la malveillance… « Ce n’est pas sans risque que l’on porte le nom Israël ». Quand prendra fin la nuit de l’interrogatoire ? Quand brillera enfin le soleil pour Jacob ? Au cours de cet interrogatoire, la question « Qui es-tu Israël ? » se fait volontiers « Es-tu Israël ? » Certes, la chrétienté repense ses rapports avec les Juifs depuis les papes Jean XXIII et Paul VI, avec le concile Vatican II (octobre 1962 à décembre 1965), mais le « dialogue » ne peut s’en tenir aux marques de politesse voire d’affection. Israël a été assassiné en terre de chrétienté – pour ma part, je ne cesse de rappeler que l’aire de la Shoah fut l’Europe chrétienne, et sans esprit de polémique. Assassinat d’Israël en terre de chrétienté et résurrection d’Israël en terre juive, dans l’insécurité.
L’authentique dialogue (et une fois encore, il ne s’agit pas de nier ou de sous-estimer les améliorations apportées par le concile Vatican II) ne peut s’en tenir à des marques de politesse et d’affection. Il faut beaucoup plus. Et cette remarque de Léon Askénazi est une formidable invitation : « C’est à une élucidation réciproque de leur passion de la messianité que Juifs et Chrétiens sont maintenant condamnés, pour prix de la sincérité de leur éventuelle et souhaitable fraternité ». Aussi sincère et radical soit-il, ce dialogue n’effacera pas ce qui différencie Juifs et Chrétiens – et après tout, pourquoi s’acharner à gommer les différences ? Elles permettent aussi de reconnaître des analogies et « une exploration de la dignité de l’autre ». La charité purement « évangélique » s’interdira toute violence envers les Juifs et prônera la bienveillance, ce qui est bien mais n’est pas suffisant, car avec les Chrétiens l’interrogation adressée aux Juifs menace toujours de se faire interrogatoire, « en vertu de la stricte cohérence du témoignage chrétien ». Bref, le Chrétien, y compris celui qui admire les trésors spirituels de la messianité juive, pense pouvoir apporter une réponse à l’attente messianique du Juif…
Il ne s’agit pas de se livrer à un procès d’intention, mais combien de fois ai-je entendu : « Les Juifs compliquent tout ! » et autres considérations dans le genre ! Mais lisez : « Presque deux millénaires de persécution tendaient à faire admettre que le sort des Juifs était conditionné par leur refus de la croyance messianique chrétienne, refus qui aurait commencé par le “déicide”. Que ce soit maintenant à l’humanité entière que l’on impute la mort de Jésus ne change rien à l’essentiel. Avoir fait reculer les limites de l’invraisemblable – le meurtre de Dieu – jusqu’à l’infini ne ramènera pas la sérénité dans le cœur des Chrétiens. Et l’on ne nous a jamais encore expliqué comment et pourquoi l’Église avait fondé sa foi, son dogme, son culte et ses institutions sur le refus de la messianité juive et de son histoire, telle qu’en elle-même elle concerne tous les hommes, et pas seulement les Juifs ». Là est bien le terrain sur lequel il faut s’engager, amicalement et fraternellement, et, surtout, sans faux-fuyant. Les assauts de politesse ne doivent pas servir à masquer ou pousser de côté plus ou moins discrètement, plus ou moins insidieusement, les vraies questions, celles qui meurtrissent les uns et les autres. Il faut que les Chrétiens cessent de passer de l’interrogation (du « mystère » juif) à l’interrogatoire. Le Juif n’est pas un suspect à ce que je sache !
Il ne s’agit pas d’attaquer la croyance en cet autre « mystère », celui de l’Incarnation, mais il faut rappeler que le Juif sait que le Chrétien « n’acquiesce à la religiosité hébraïque que par le biais du mythe de l’homme-Dieu ». Le Chrétien devrait pourtant comprendre que l’adoration de l’homme-Dieu, du « Dieu fait homme », reviendrait pour le Juif à tomber dans l’adoration de lui-même, à anticiper et à empêcher l’avènement de l’homme parfait. Jacob (Israël), l’impatient qui trébuchait, ne s’est jamais laissé aller à une telle bourde – de fait, une faillite.
Que donnerait une confrontation amicale (une tentative d’élucidation) entre Juifs et Chrétiens ? Léon Askénazi l’imagine ainsi : « Les uns et les autres, toutefois, savent déjà que si une telle élucidation était entreprise, des aveux considérables devraient être passés. Les Chrétiens auraient à confesser devant nous une coquetterie avec l’idolâtrie dont beaucoup de nos ancêtres, plus ou moins hébreux, s’étaient rendus coupables. Et nous aurions, corollairement, à confesser devant eux une coquetterie avec l’athéisme, faute qu’avaient commise beaucoup de leurs ancêtres plus ou moins philosophes ». On ne peut que sourire en lisant ces lignes – un sourire de gratitude.
Alors ? Imaginons la réconciliation de toutes les confessions chrétiennes entre elles et se reconnaissant une diaspora de Jérusalem, repoussant ainsi leur antisémitisme et justifiant par le haut leur œcuménisme, promouvant l’excellence particulière des Juifs d’Israël : « Il en résulterait aussi que les communautés de l’ancienne diaspora des Juifs auraient à décider de parfaire, à leur manière, l’ultime œcuménisme des croyants de la Bible, pour le dernier relais de l’exil. Bien des Juifs savent déjà, et bien des Chrétiens aussi, que la matrice du peuple d’Israël, éternellement sainte, est à Jérusalem. »
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
La editorial Editions Elkana ha publicado dos libros recogiendo extractos de sus cursos orales. Ambos libros son muy interesantes.
Su página es bastante interesante, sobre todo para aquellos interesados en la civilización judía, al igual que por sus referencias a temas españoles
Je viens de lire votre pamphlet Messianique me révélant la profondeur de votre approche messianique .. « Viens mon bien-aimé au devant de ta fiancée, le Shabbat parait, allons le recevoir (office du soir !) » Le Saint Shabbat est le fiancé …..qui n’est autre que la présence divine, la rencontre divine dans lintimité, le tête à tête, qui nous fait recevoir entendre le divin nous parler, nous toucher, nous restaurer . Le Saint Shabbat messianique est célébré avec « lépouse » ce corps spirituel précieux, sans tache, ni ride, revêtu de la robe de lin, qui représente les œuvres préparés d’avance par le Père Éternel. Toutes religions a ses folklores religieux….. mais dans toutes les religions (les expressions de foi ) du livre la bible- torah, il y a une « épouse » qui se prépare …en Orient comme en occident .. Quand le Messie apparaîtra elle le reconnaîtra.