Notes de lecture
L’enfance de Jabotinsky est éloignée du judaïsme, hormis les leçons d’hébreu. Grande curiosité intellectuelle mais études médiocres. Ne note pas la moindre trace d’antisémitisme dans les établissements qu’il fréquente. Ne cesse de lire, mais sans guide. Aime l’école buissonnière. Se déclare fainéant. Pratique l’auto-dérision à un point rarement rencontré dans une autobiographie. Évoque son ‟profil de nègre”. Commence à écrire alors qu’il n’a que dix ans. Entreprend des traductions. ‟Au printemps 1898, je quittai le lycée et me rendis en Suisse, et c’est ainsi que prit fin ma jeunesse. J’avais dix-neuf ans ; je n’étais pas très sympathique, en raison de mon goût pour le paradoxe et de ma tendance à prendre des poses, et en raison de mon estime de moi exagérée ; et je n’avais encore aucun programme ou orientation de vie, sinon le désir de vivre.”
Il prend la parole pour la première fois de sa vie, à l’université de Berne. Il déclare ne pas savoir s’il est socialiste ou s’il est sioniste mais pour des raisons de survie, il prône une émigration massive vers Eretz Israël. Il passe trois années à Rome, sa patrie spirituelle. ‟Toutes mes conceptions relatives aux problèmes nationaux, de l’État et de la société se sont forgées au cours de ces années, sous l’influence italienne.” A l’université, il a pour maîtres Antonio Labriola et Enrico Feri qui l’amenèrent à croire en la justesse du régime socialiste jusqu’à l’expérience bolchevique en Russie, expérience qui le submergea de dégoût. ‟La légende de Garibaldi, les écrits de Mazzini, la poésie de Leopardi et de Justi ont enrichi et approfondi mon sionisme superficiel et l’ont transformé, d’un sentiment instinctif, en une véritable conception du monde.”
Chaque voyage d’Odessa à Rome l’amène à traverser la Galicie et certaines parties de la vieille Hongrie où il rencontre le ghetto, ‟son état de dégradation et de médiocrité.” Il se demande si ce n’est pas cette rencontre (outre l’influence italienne) qui, sans qu’il le sache, l’a décidé à œuvrer pour le sionisme. C’est en Italie qu’il affirme avoir vraiment vécu au milieu d’un peuple, et non en Russie ou à Paris. L’italien est alors sa langue, plus que le russe. Il s’amuse beaucoup et rédige de nombreux articles. A Odessa, il échoue au baccalauréat puis revient à Rome où il poursuit ses études universitaires, davantage à l’extérieur de l’université. Il finit par abandonner ses études (de droit) et renonce à sa carrière d’avocat. Il est vrai qu’entre-temps, il a commencé à vivre de sa plume. Retour à Odessa où l’atmosphère est plus agitée. Les discussions politiques se font au grand jour. Le pouvoir est désemparé ; il ne tient plus si fermement les rênes. Jabotinsky feuilletoniste prend note du grand nombre de ses admirateurs mais aussi de ses ennemis, ‟non pas tant parmi les conservateurs que parmi les « libéraux » comme moi, et surtout chez nos frères juifs.”
Jabotinsky constate qu’il a l’art d’énerver sans comprendre pourquoi. Il se décrit dans une scène fort drôle, en 1901, au théâtre municipal d’Odessa où il trébuche, habillé dans une redingote noire spécialement commandée pour l’occasion. D’un coup, on ne sait plus si on a affaire à Buster Keaton ou Charlie Chaplin, et on ne peut s’empêcher de sourire et même de rire devant ce tableau de l’auto-dérision qui achève de rendre l’homme éminemment sympathique, un homme qui par ailleurs, insiste sur ses échecs et les décrit par le menu.
Le sionisme l’habite peut-être mais il n’en est pas vraiment conscient. Une seule idée l’obsède alors, l’individualisme, le « panbasilisme », une idée sur laquelle il aurait édifié un système philosophique si le Créateur lui avait donné une sagesse et une intelligence suffisantes pour bâtir un système philosophique, ironise-t-il. Le « panbasilisme » : ‟Au commencement, Dieu a créé l’individu ; chaque individu est un « roi » égal à son prochain, et le méchant est lui aussi un « roi » ; il vaut mieux que l’individu pèche envers la collectivité, plutôt que la société pèche envers l’individu ; la société a été créée pour le bien des individus, et non le contraire ; et la fin des temps — la vision des jours messianiques — est le paradis de l’individu, un royaume d’anarchie splendide, un jeu de lutte entre les forces individuelles, sans aucune loi ni frontière, où la « société » n’a pas d’autre rôle que d’aider celui qui tombe, de le consoler et de le relever, et de lui donner la possibilité de revenir au même jeu de lutte.” Cet axe directeur sous-tend certains de ses poèmes ainsi qu’une pièce de théâtre d’alors. Que les ignorants-imbéciles méditent ces mots avant de traiter Jabotinsky de fasciste ! Jabotinsky insiste : le fardeau au service du peuple ou de la nation ne peut venir que d’un homme qui obéit à sa propre volonté. Jabotinsky, toujours occupé à se moquer de lui-même, nous signale en passant que son sionisme était alors considéré comme peu sérieux, tout juste un joujou.
Une vue du quartier juif de Vilna (Wilno, Vilnius) dans les années 1930.
Jabotinsky est arrêté et incarcéré à la prison d’Odessa. Rien à voir avec la Forteresse Pierre-et-Paul et le ravin Alexis. Motif de l’arrestation : la police a découvert chez lui une brochure écrite par le ministre Serge de Witte, imprimée à Genève, avec une introduction de Plekhanov. La prison d’Odessa est un superbe immeuble où il juge que la liberté d’expression est plus grande qu’à l’extérieur. Il y multiplie les amitiés. Le directeur et le personnel de cette prison sont polis et respectueux.
‟Le début de mon activité sioniste est lié à deux choses : l’opéra italien et l’idée d’autodéfense.” C’est sur ces mots que s’ouvre le chapitre intitulé ‟Kichinev”. En effet, c’est au théâtre municipal d’Odessa qu’il rencontre un Juif sioniste, le signore Saltzmann. Suite à d’inquiétantes rumeurs, Jabotinsky écrit des lettres à des responsables communautaires juifs en leur proposant d’organiser l’autodéfense. Il ne tarde pas à être présenté à un groupe d’autodéfense, le premier du genre à sa connaissance, en Russie, avant Kichinev. Un magasin d’armes est installé dans le bureau même de ce groupe : pistolets, barres de fer, couteaux de cuisine ou de boucher. En visitant les lieux du pogrom, il rencontre pour la première fois des responsables du sionisme russe. Retour à Odessa où le signore Saltzmann lui propose de se rendre au sixième Congrès sioniste, à Bâle, en tant que délégué de l’association ‟Eretz Israël”.
Le Congrès de Bâle. Le lecteur a droit à une autre scène qui aurait pu être jouée par Buster Keaton. Jabotinsky conclut : ‟Je compris que mon rôle dans ce Congrès était de me taire et d’observer, et c’est ce que je fis.” Y assistent Chaim Weizmann (pas très aimable) et Theodor Herzl que Jabotinsky voit pour la première et dernière fois. L’homme le subjugue, ‟un géant ; et je ne me prosterne pas facilement devant quelqu’un.” C’est au cours de ce Congrès qu’il est question de l’Ouganda, une proposition de Chamberlain. Jabotinsky vote contre tout en s’interrogeant sur ce qui le pousse à voter de la sorte. Il écrit : ‟Je n’avais alors aucun amour romantique pour Eretz Israël, et je ne suis pas certain d’en éprouver même aujourd’hui.”
Jabotinsky commence à être connu du grand public, notamment grâce à la publication d’un petit recueil d’articles sous le titre ‟Aux adversaires de Sion”. A Saint-Pétersbourg où il s’est rendu pour échapper à des tracasseries, il entre de plain-pied dans la vie de journaliste grâce à des rencontres opportunes et il touche un salaire substantiel : ‟Je pus me consacrer sans le moindre souci, de tout mon cœur et de toute mon âme, à cette cuisine sioniste dans laquelle je m’agite jusqu’à aujourd’hui, et sans doute jusqu’à mon dernier jour.”
Il découvre Vilna, ‟la Jérusalem de Lituanie” dont il ne reste pas grand chose de la période juive la plus brillante mais ce peu suffit à le frapper d’éblouissement et d’ivresse : ‟Je vis un univers juif existant de manière indépendante, qui se mouvait selon ses lois intérieures, comme s’il n’avait aucune relation avec la Russie, sinon politique, et non pas morale.” Cette remarque me semble fondamentale en regard de la pensée politique de Jabotinsky ; Vilna a probablement agi comme un formidable activateur de son sionisme. C’est à Vilna qu’il prend note de la vigueur du yiddish, ‟force considérable de pensée et de culture, non pas un « jargon » comme à Odessa et à Saint-Pétersbourg”, mais aussi de l’hébreu, une langue qui déplace dans cette ville des foules, parmi lesquelles beaucoup de jeunes. Je passe sur ses déboires avec les directeurs de journaux, rapportés d’une manière plutôt drôle. Jabotinsky se moque à l’occasion des autres mais plus encore de lui-même, ce qui donne une saveur particulière à ces passages.
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Un émouvant portrait de Joseph Trumpeldor par Jabotinsky : ‟Je le trouvai chez lui : avec sa physionomie d’homme du Nord, si je l’avais rencontré dans la rue je l’aurais peut-être pris pour un Écossais ou un Suédois. Sa taille était plus élevée que la moyenne ; mince, les cheveux couleur d’écorce et courts, peignés avec l’attention d’un homme ordonné et modeste ; sans barbe ni moustache ; les lèvres pâles et minces, arborant un sourire tranquille. Il parlait un russe limpide, même s’il était légèrement atteint de cette maladie de la langue « chantée » à laquelle les habitants d’Eretz-Israël ont du mal à échapper. Son hébreu s’écoulait goutte à goutte, lentement, pauvre en vocabulaire mais cependant précis ; une fois je l’entendis essayer de parler yiddish – le yiddish des monts du Caucase ? Crainte et frisson… Son niveau culturel pourra peut-être être décrit en utilisant le mot de « maskil », dans son ancienne acception, celle de la génération d’autrefois : c’était un érudit, instruit en littérature russe, connaissant des œuvres que je n’ai jamais feuilletées de ma vie : livres de droit, de morale et de recherche, écrits par des auteurs russes célèbres il y a deux générations, dont le souvenir est oublié depuis l’aube de notre époque, comme Potebnia et d’autres du même genre ; mais il les avait lus et n’avait pas oublié le contenu de ses lectures. Jusqu’à ce jour, j’ignore s’il faisait partie de ceux que nous avons la détestable habitude de qualifier, selon notre concept juif, du nom de « sagaces ». Peut-être pas.”
L’article intégral de Jabotinsky, un texte essentiel intitulé ‟Le mur de fer – Nous et les Arabes” :
http://jssnews.com/2009/12/23/vladimir-jabotinsky-le-mur-de-fer-nous-et-les-arabes-04111923/
Une notice biographique en anglais mise en ligne par le Likud Herut UK :
http://www.likud-herut.org.uk/zeev-jabotinsky.php