Il y a peu, l’autobiographie de Vladimir Zeev Jabotinsky a été traduite de l’hébreu au français par Pierre I. Lurçat et publiée aux Éditions ‟Les provinciales” sous le titre ‟Histoire de ma vie”. Pierre I. Lurçat précise qu’il a entrepris la traduction de ce document en août 2009, après avoir assisté à une conférence sur Jabotinsky donnée par son petit-fils, à Jérusalem, au centre Uri Zvi Greenberg et qu’il en a établi l’édition d’après la version publiée à Jérusalem par le fils de l’auteur, Eri Jabotinsky, en 1947.
C’est un récit ‟abrégé et amputé à plusieurs égards”, avertit l’auteur, d’abord parce que le temps lui manque pour mieux exploiter les richesses de sa mémoire, mais aussi parce qu’il ‟n’aime pas juger une personne, vivante ou décédée”, et que toute description fidèle de l’autre contient un jugement. Enfin, ajoute-t-il, pas question de présenter l’homme privé, quitte à porter préjudice à la densité du récit. Il déclare dès la première page qu’il a placé une barrière infranchissable entre l’aire privée et l’aire publique (politique). Le lecteur est donc averti. Ajoutons que ce récit d’une vie est inachevé. Il se termine sur les mots : ‟Au lieu de cela, je me rendis à Winchester.” Et Pierre I. Lurçat commence précisément sa postface (intitulée ‟Un récit inachevé”) sur ces mêmes mots. C’est donc avec eux que s’achève le récit de ‟Histoire de ma vie”, aux environs de 1920, laissant le lecteur sur sa faim. Pierre I. Lurçat donne un aperçu de la période manquante (entre 1920 et 1940) que je vais m’efforcer de rapporter dans cette première partie.
Vladimir Zeev Jabotinsky, sa femme et leur fils, l’unique photographie qui figure (en double page) dans l’édition française.
Jabotinsky avait pris part à la conquête de la Palestine sous les ordres du général Allenby. Il espérait que la Déclaration Balfour (1917) ne resterait pas lettre morte. On connaît la suite. Le Yichouv ne tarda pas à se trouver pris entre les trahisons des Britanniques et l’hostilité des Arabes. Jabotinsky avait très vite compris que le Yichouv ne devait compter que sur ses propres forces. Il avait pressenti que les Britanniques resteraient passifs face aux violences arabes contre les Juifs. Aussi organisa-t-il dès 1919 l’autodéfense à Jérusalem, au sein de la Haganah. Mais le 19 avril 1920, il fut arrêté et condamné à quinze ans de travaux forcés. En mai de la même année, sa peine fut commuée en un an de prison. Amnistié à l’occasion d’une amnistie générale, il partit pour Londres où il fut nommé à la commission politique de l’exécutif sioniste. Après une tournée américaine au cours de laquelle il exerça ses talents d’orateur, il revint à Londres en juin 1922 où il apprit que le mouvement sioniste négociait avec Londres au sujet du Livre Blanc qu’il finira par accepter. Par loyalisme envers ses collègues de l’exécutif sioniste, il commença par se ranger à leur côté avant d’annoncer sa démission en janvier 1923, ainsi que son départ de l’Organisation sioniste. Mais repris par la fièvre de l’action publique, il entreprit une tournée de conférences dans les pays baltes. A Riga, l’association étudiante des ‟Hasmonéens” (noyau du futur Betar) fut enthousiasmée par le portrait qu’il faisait de Trumpeldor, un héros sioniste évoqué dans un article publié sur ce blog même :
http://zakhor-online.com/?p=2613
Jusqu’à sa mort, Jabotinsky considérera la création du Betar comme le joyau du mouvement révisionniste. Le Betar est un mouvement sioniste marqué par l’idée du cérémonial, un point essentiel pour Jabotinsky qui écrit en 1929 : ‟Toutes les nations ont besoin d’un cérémonial, mais il faut être aveugle pour ne pas voir que, de toutes les nations, ce sont les Juifs qui en ont le plus besoin”, une remarque des plus intéressantes et qui mériterait d’être développée. A ce propos, il faut être soit de mauvaise foi, soit aveugle, soit crétinisé pour faire de Jabotinsky un fasciste, qualificatif qui lui a été et lui est encore copieusement appliqué. Jabotinsky fut un homme d’une très grande lucidité comme nous allons le voir. Fort de ses observations, il conclut que les jeunes Juifs devraient ‟apprendre à tirer”. Suite à sa démission de l’exécutif sioniste, il fonda l’Alliance des Sionistes révisionnistes, le 24 avril 1925, dans l’arrière-salle du Café du Panthéon à Paris. Révisionniste, un mot surprenant mais qui en la circonstance désigne simplement une volonté d’en revenir aux principes du sionisme défendus par Theodor Herzl en tournant le dos à Chaim Weizmann, un sioniste mollasson.
Les idées de l’Alliance sioniste révisionniste s’articulent selon trois axes majeurs :
1 – Cesser de se perdre en cachoteries pour proclamer ouvertement le but du sionisme aux populations arabes et leur annoncer clairement la création d’un État à majorité juive.
2 – Encourager une alya massive.
3 – S’implanter sur les deux rives du Jourdain.
Entre 1925 et 1931, le nombre de représentants du mouvement révisionniste augmente considérablement, ce qu’expliquent le progrom de Hébron, en 1929, et la publication du second Livre Blanc (dit de Lord Passfield, l’année suivante). En effet, au début des années 1930, il apparaît que la politique pro-britannique de conciliation conduite par Chaim Weizmann doit être dépassée. Le mouvement sioniste a besoin de quelque chose de plus consistant que la tisane servie par ce dernier. La tension grandit entre les révisionnistes (qu’on pourrait qualifier de ‟sionistes de droite”, pour simplifier) et les sionistes de gauche, une tension qui culminera avec l’affaire Arlozoroff encore aujourd’hui empreinte de mystère. Après l’assassinat du directeur du département politique de l’Agence juive et figure du mouvement travailliste, Haïm Arlozoroff (le 16 juin 1933 sur une plage de Tel Aviv), le Betar et l’Alliance sioniste révisionniste se trouvèrent fortement discrédités tant en diaspora qu’en Ertez Israël. On les soupçonnait lorsqu’on ne les accusait pas d’être les commanditaires de ce crime. L’effet ne se fit pas attendre : l’ascension du mouvement révisionniste fut stoppée net en diaspora comme en Eretz Israël.
Après avoir pris la défense des accusés dans de nombreux articles, Jabotinsky s’efforça de calmer le jeu entre les sionistes de droite et les sionistes de gauche dirigés par David ben Gourion. On ne peut que penser à l’attitude adoptée par Menahem Begin lors de l’affaire de l’Altalena.
En avril 1935, Jabotinsky quitte l’Organisation sioniste où il se sent de plus en plus à l’étroit et fonde la Nouvelle Organisation Sioniste (N.O.S.), en septembre 1935. La quintessence de son programme s’exprime dans la déclaration suivante : ‟Je revendique un État juif sur les deux rives du Jourdain. Je revendique une entente sociale sans lutte des classes au sein du Yichouv.”
Jabotinsky pressent une catastrophe majeure pour le peuple juif. Il n’est pas le seul mais il me semble qu’ils ne sont pas si nombreux à l’avoir pressentie avec une telle intensité. Dans son discours d’ouverture au congrès de la N.O.S., à Vienne, il a ces mots : ‟Nous vivons au bord de l’abîme, à la veille de la catastrophe ultime pour le ghetto mondial.” Entre 1935 et 1939, il ne cesse de pousser les Juifs de la diaspora à rejoindre le Yichouv et, considérant que les Juifs de Pologne sont les plus menacés (une fois encore, on ne peut qu’admirer sa lucidité), il élabore un plan d’évacuation de cette communauté. Pour ce faire, il n’hésite pas à encourager l’immigration illégale face à des autorités britanniques de plus en plus réticentes. Ils sont nombreux à repousser ses mises en garde, à commencer par les Juifs du Bund qui accusent Jabotinsky de faire cause commune avec les antisémites en voulant les ‟expulser” de leur pays (!?)
Si la situation des Juifs d’Europe se dégrade, celle des Juifs d’Eretz Israël n’est guère rassurante. Les Frères musulmans s’agitent en Égypte tandis que le Grand Mufti attise la haine anti-juive. Que faire ? Le Yichouv est divisé. La Haganah prône le retenue, l’Irgoun (né d’une scission avec la Haganah en 1931) l’auto-défense.
Jabotinsky n’est en rien l’extrémiste ou le militariste voire le fasciste que les ignares ou les malhonnêtes s’efforcent de présenter. Il a toujours préféré la voie politique, ravalant ses déceptions envers la puissance mandataire. Cet homme qui a combattu aux côtés des Britanniques au cours de la Première Guerre mondiale a encaissé bien des trahisons. En 1939, confronté à l’attitude de ces derniers en Palestine et aux menaces qui pèsent sur la diaspora en Europe, il franchit le pas et pour la première fois parle de révolte armée. Cet homme lucide et conséquent (de fait, plus je l’étudie plus je l’apprécie) se met à remuer des projets. Il va jusqu’à proposer une alliance anglo-juive contre l’Allemagne nazie, mais en vain. Déçu par les Britanniques, il se tourne vers les États-Unis. Fort de son expérience au cours de la Première Guerre mondiale, il publie un livre, ‟The Jewish War Front” où il appelle à la formation d’une armée de cent mille hommes pour combattre aux côtés des États-Unis. Il se rend là-bas le 13 mars 1940 et se démène pour faire avancer son projet mais il meurt d’une crise cardiaque le 4 août.
Si Jabotinsky est poussé de côté à ce point, on le doit non seulement à l’antisionisme des masses mais aussi à un parti pris en Israël même. En effet, le parti travailliste au pouvoir (1948-1977) a élaboré sa propre version de l’histoire de la construction du pays en évacuant tout ce qui s’opposait à lui, en commençant par le parti révisionniste et le sionisme religieux. Un homme de l’importance du Rav Kook a longtemps été mis au placard. Exit le Betar, le Hatzohar, l’Irgoun dans leur combat pour l’indépendance d’Israël ! Ce n’est qu’en 1977, avec l’arrivée au pouvoir de Menahem Begin et la fin de l’hégémonie de la gauche sioniste que la contribution du mouvement révisionniste va enfin être officiellement reconnue. Jabotinsky sort peu à peu de l’ombre. Il est dommage que son autobiographie n’ait pas été rééditée en Israël depuis sa première édition en 1947. On apprécie d’autant plus la valeur du document traduit en français par Pierre I. Lurçat, une traduction superbe puisqu’à aucun moment on ne sent… la traduction. En Russie, des chercheurs travaillent à la publication des œuvres complètes de Vladimir Zeev Jabotinsky, une entreprise considérable. Pierre I. Lurçat écrit : ‟Avec un certain retard, Jabotinsky est aujourd’hui unanimement considéré comme un des pères fondateurs d’Israël et comme un des dirigeants sionistes de premier plan aux côtés de Theodor Herzl.”
Tout au long de sa vie, Jabotinsky s’est considéré comme un sioniste politique, herzélien, révisionniste dans la mesure où il voulait en revenir à la pureté et la vigueur du projet sioniste initial, débarrassé des timidités de Chaim Weizmann, un sioniste timoré, et du ‟Sha’atnez”, cette ratatouille faite de sionisme pur et d’apports extérieurs comme le marxisme, le communisme, la lutte des classes et j’en passe. Le sionisme de Jabotinsky peut être qualifié de moniste et de révolutionnaire. Pas de ‟Sha’atnez” idéologique avec lui !
Jabotinsky eut très tôt conscience des problèmes que la création d’un État juif allait susciter auprès des Arabes. Il n’a jamais chercher à fuir ce qui lui semblait inévitable. Une fois encore, on ne peut que rendre hommage à sa lucidité. On peut également rendre hommage à sa volonté d’une politique de vérité tant à l’égard des Britanniques que des Arabes, une politique qui, si elle avait été suivie, aurait à coup sûr évité et éviterait encore de sanglantes complications.
J’ai de l’admiration pour Martin Buber le penseur mais je ne puis cacher que j’ai d’emblée jugé son sionisme comme parfaitement niais. Aussi ai-je été heureux de lire en manière de confirmation ces mots implacables avec lesquels Jabotinsky épingle l’amateurisme et la naïveté du cercle Brith Chalom fondé par Martin Buber. Jabotinsky juge qu’un accord entre les Juifs et les Arabes d’Eretz Israël n’est pas envisageable. Ses adversaires oublient un peu trop facilement que Jabotinsky était catégoriquement opposé à toute idée de transfert des Arabes d’Eretz Israël, puisque cette idée s’opposait radicalement à sa conception des droits nationaux des minorités, sans exception, une conception élaborée à l’époque du Programme de Helsingfors dont il avait été le principal rédacteur. Cette reconnaissance des droits inaliénables des minorités nationales, l’arabe en la circonstance, ne l’empêchait pas d’exercer son esprit d’analyse : on arrive pas nécessairement à la paix par des moyens pacifiques ; vouloir amadouer les Arabes n’était pas la solution ; un accord avec eux ne serait pas envisageable aussi longtemps qu’ils entretiendraient le ‟moindre espoir qu’il est possible de se débarrasser de nous…”. D’où sa conception du ‟Mur de fer”, une armée qui aujourd’hui a pour nom Tsahal, l’IDF (Israel Defence Forces). Au sionisme herzélien, Jabotinsky a ajouté la dimension militaire, seule capable de faire du sionisme une force politique sur la scène internationale.
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Ci-joint, une conférence de Pierre I. Lurçat intitulée ‟Qui est Vladimir Jabotinsky ?” (durée environ une heure) :
http://www.youtube.com/watch?v=-jvmZjiSD88
Ci-joint, un riche lien en anglais sur Shmuel Katz, auteur d’une monumentale biographie sur Jabotinsky. ‟Lone Wolf: A Biography of Vladimir (Ze’ev) Jabotinsky” est considéré comme la meilleure biographie sur ce leader d’exception. Le lecteur trouvera notamment dans ce lien une suite d’articles de sa plume à décharger en PDF :
http://www.shmuelkatz.com/WhoWasShmuel.shtml