« Peu de temps après notre arrivée dans notre nouveau quartier, des enfants m’ont demandé quelle était ma religion. La question était nouvelle. Je ressentis ma première lacune. Je ne connaissais pas du tout la signification du mot ‟religion”. Le mot m’était totalement étranger. Cette question directe devait forcément revêtir un caractère fondamental. J’entrevoyais que la réponse devait définir ce que l’on est le plus au monde. Très inspiré, je proclamais sans hésitation, donc de manière parfaitement sérieuse, que j’étais ‟Parisien” », écrit Franck Goldberg dans ‟L’antisémitisme dans la France profonde” ».
J’ai dégoté ce livre, « L’antisémitisme dans la France profonde », au cours d’une promenade estivale chez un bouquiniste de Versailles. Ce livre a été publié aux Éditions Le bord de l’eau, en 2014, dans la Collection Judaïsme.
Franck Goldberg (né en 1956, à Paris). Ici, photographié à Montréal.
La famille de Franck Goldberg est originaire de Galicie. Ses parents arrivèrent en France en 1925. Franck Goldberg n’a écrit que ce livre de souvenirs, un livre à la forte ambiance qui pourrait sans peine inspirer un film. Certains passages m’évoquent des notes de Georges Perec, l’enfant de la rue Vilin dans le XXe arrondissement parisien. D’autres ont une saveur qui me reconduit vers un livre de souvenirs beau entre tous, « Pierre-Auguste Renoir, mon père » de Jean Renoir, un ouvrage chargé d’évocations du Paris d’alors. Et pourtant, quelques décennies séparent le Paris des Renoir (Pierre-Auguste naît en 1841 à Limoges, arrive à Paris en 1844 ; son fils Jean naît en 1894, dans le quartier de Montmartre) et celui de Franck Goldberg, un enfant du quartier juif du Marais.
Mais pourquoi cet homme qui n’a jamais écrit se met-il à écrire ? Il nous le confie en début de livre. Après s’être exilé au Canada avec sa famille (nous verrons pourquoi), il reçoit un appel téléphonique de Martin Gray (connu pour son livre « Au nom de tous les miens ») suite à une lettre dans laquelle il lui explique les raisons de son départ et lui signale aussi qu’il projette d’organiser une exposition des œuvres d’Isaac Celnikier, rescapé de la Shoah, une initiative que Martin Gray désire soutenir.
Cet appel téléphonique et cet exil attisent son projet d’écrire un livre de souvenirs, un projet qui le taraude comme il avait taraudé son père. Mais Franck Goldberg n’est pas écrivain. « Il s’était écoulé deux ans depuis ma fuite sans avoir couché une seule ligne de l’ouvrage que j’avais promis d’écrire. Je n’avais pas trouvé la force de me pencher et d’écrire ». Le souvenir d’Isaac Celnikier va l’inciter à écrire. C’est un livre qui « se lit comme un roman », pour reprendre une expression consacrée, mais ce livre n’est pas un roman. Franck Goldberg n’est pas un écrivain et c’est peut-être l’une des raisons pour laquelle ce livre s’impose au lecteur d’une manière implacable et l’enserre dans une ambiance. J’aimerais écrire à Franck Goldberg pour le remercier.
La puissance évocatrice de son écriture est à certains moments stupéfiante. Son père et sa mère sont là, devant nous. Tout en le lisant, j’ai même pensé à Emmanuel Berl, à ses livres autobiographiques. Mais Emmanuel Berl savait se protéger derrière une ironie aussi douce que pénétrante pour éviter l’étouffement, ce qui n’est pas le cas de Franck Goldberg. Qu’Emmanuel Berl soit originaire de la haute bourgeoise parisienne et Franck Goldberg d’un milieu d’artisans pauvres d’Europe orientale ne suffit probablement pas à expliquer cette différence, le fameux tempérament doit y être pour quelque chose. J’ai tout particulièrement pensé à Emmanuel Berl en lisant le chapitre VIII relatif à son premier amour, avec la figure de Paule, un chapitre qui pourrait s’inscrire dans « Rachel et autres grâces » (recueil de neuf nouvelles qui chacune porte le nom d’une femme rencontrée).
Voilà, en lisant ce livre écrit par un presque inconnu, j’ai pensé à des lectures splendides : Jean Renoir, Emmanuel Berl mais aussi, et une fois encore, Georges Perec.
Franck Goldberg souffre dans les écoles de la République. Il souffre de dyslexie, il est gaucher contrarié. « L’école de la République a été pour moi une île où j’étais naufragé ou bien incarcéré… », le ton est donné. Sa mémoire ne peut s’exercer, apprendre par cœur lui est impossible, les troubles d’apprentissage se multiplient. Il développe un psoriasis. Et à la maison, l’ambiance est lourde. La mère que son mari s’épuise à soigner, cette mère si peu affectueuse, au caractère qui éreinte et blesse son fils, n’a jamais rien dit à ses enfants sur ce qui est arrivé à ses parents et à son petit frère le 16 juillet 1942, la rafle du Vél’ d’Hiv’ au cours de laquelle ils disparurent pour finir à Auschwitz. Elle a dix-sept ans. Après la guerre, elle parviendra à récupérer l’appartement dont ses parents avaient été locataires au moment de leur arrestation… Cette mère a donc voulu continuer à vivre dans cet appartement. Son fils écrit (l’horreur s’inscrit surtout dans les détails) : « J’appris que durant les années où nous vivions dans l’appartement, lorsque ma mère rentrait dans l’immeuble, elle apercevait parfois des linges et vêtements qui avaient appartenu à ses parents en train de sécher devant la loge de notre concierge ». Le portrait du père (voir le chapitre XVI, probablement le plus étrange et émouvant de ce livre), devenu garde-malade de sa femme, n’est pas quant à lui dénué de tendresse ; il est tracé d’une main de maître, avec une acuité psychologique qui s’inscrit dans l’histoire. On revient sur ces pages comme devant ces portraits qui parlent. Mais, une fois encore, lisez ce livre !
Façade de la synagogue du 10 rue Pavée (1913) de Hector Guimard, dans le IVe arrondissement, et dont Franck Goldberg fait une belle description. Enfant, il la fréquenta très occasionnellement avec ses parents.
Lorsqu’il écrit ce livre, Franck Goldberg pense à son père, tout particulièrement. Au début du chapitre XVI, on peut lire : « Jusqu’au bout, mon père espéra pouvoir trouver une personne susceptible de prendre en note ses mémoires. Il regrettait que ses difficultés d’expression ne l’empêchent lui-même de les écrire. Il attendit vainement l’opportunité de rencontrer un romancier, un journaliste ou même un scénariste qui auraient pu écouter ce qu’il avait à raconter. Il était intimement persuadé que ses aventures extraordinaires pourraient un jour faire l’objet d’une œuvre écrite ou filmée sur le miracle de la survie ». Pour ma part j’ai aussitôt pensé, et dès lecture du premier chapitre, que ce livre pourrait inspirer un cinéaste. Peut-être sera-t-il un jour porté à l’écran. Mais qu’importe ! Ce livre se suffit à lui-même et, surtout, le fils a recueilli la voix du père, un père qui voulait que son fils se chargeât de cette mission et qu’il portât une mémoire à laquelle il se sentait bien incapable de répondre. « J’étais très embarrassé de ne pouvoir y collaborer. Je m’en défendais, car c’est à peine si je pouvais écrire moi-même un premier mot qui puisse s’associer à un autre ». A cette difficulté s’ajoute la gêne face au père, un père qui par ailleurs à les pires difficultés à s’exprimer oralement : « Il mettait des heures pour exprimer la plus ordinaire chose. Il souffrait de trouble d’expression ». Néanmoins, cet homme s’était mis à écrire, sur le bord de la table de la cuisine, ce qu’il confia à son fils avant que ce dernier ne parte au Canada. « Et combien de courage a-t-il déployé en entreprenant l’écriture de ses mémoires qu’il a dû, le cœur lourd, abandonner ». Outre ses difficultés d’expression, il était dévoré par l’état de santé de sa femme. Ironie du sort, si je puis dire, il mourut avant elle. Si j’insiste à ce point sur la figure de ce père, c’est aussi parce que le fils a poursuivi l’œuvre en dépit de ses propres difficultés d’expression ; il a répondu à l’appel de son père qui vit magnifiquement dans ses pages. Celui qui les lit ne les oubliera pas. Franck Goldberg note que son père lui a laissé quelques pages à sa mort, comme des hardes abandonnées sur le rivage mais « en laissant ses écrits inachevés, il aura réussi à créer en moi le besoin d’en savoir davantage… »
Franck Goldberg, marié et père de deux enfants, accepte d’être envoyé au Zaïre, à Kinshasa où il arrive début avril 1992. Là, il est employé dans un groupe textile, filiale d’une compagnie financière belge appartenant à Paribas. L’ambiance est tendue, suite aux pillages de l’année précédente. Mais ce n’est rien en regard de ce qui va suivre : les tueries du 28 janvier 1993 et la terrible nuit du 28 au 29 janvier qui voit l’irruption de militaires pillards et assassins dans la concession. Franck Goldberg parvient à sauver sa peau et celle de sa famille. Malgré tous ses efforts, il est licencié et dans des circonstances particulièrement perverses qui lui font éprouver le poids doucereux de l’antisémitisme ; et d’autant plus qu’au cours de ces violences, il n’a cessé de penser à la peur qui avait été celle des persécutés au cours des années d’Occupation. Il faut lire le compte-rendu de son procès, à la fin du chapitre XVII, un procès qui achève de l’ébranler et au cours duquel il prend la mesure de l’antisémitisme. C’est un homme aux nerfs à vif qui revient en France.
Le graffiti sur la porte de Franck Goldberg, au 7 rue des Gobelets, à Orléans.
Il finit par s’installer à Orléans, dans le centre-ville, au 7 rue des Gobelets, dans une vieille maison qu’il entreprend de restaurer avec sa femme, Christine. Mais de « petites choses » vont achever de l’épuiser avant qu’il ne se décide à émigrer au Canada, en août 2005. Ces « petites choses » : une promenade en voiture, à quelques kilomètres de chez lui, du côté de Pithiviers puis de Beaune-la-Rolande où il se souvient (car il l’avait oublié sans vraiment l’oublier) que c’est de ce dernier camp que ses deux grands-parents et son oncle ont été déportés vers Auschwitz en août 1942, le grand-père par le convoi n° 15, sa femme par le convoi n° 16 et son oncle par le convoi n° 26. A Beaune-la-Rolande, il constate qu’aucun nom de ses trois parents ne figure sur le monument commémoratif érigé devant l’emplacement du camp. Il les y fera graver avec l’aide de l’Amicale. Dans la nuit du 18 octobre 2003 — et c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, si je puis dire —, il découvre un graffiti sur la porte de sa maison : JUDE surmonté de l’étoile de David. Non pas JUIF mais JUDE ! Quelques semaines plus tard, il reçoit dans sa boîte aux lettres une carte postale sur laquelle il est écrit à la main Fils de chien. Les autorités (à commencer par le député-maire d’Orléans et le préfet du Loiret) restent indifférentes à son histoire. Ses « frères » (Franck Goldberg est membre du Grand Orient de France) ne se montrent guère plus émus et le représentant de la communauté juive d’Orléans a une réaction misérable. Tous semblent vouloir étouffer l’affaire ou simplement l’oublier. Franck Goldberg rappelle alors brièvement ce qu’avait été, en 1969, la « rumeur d’Orléans » (voir lien en fin d’article), une ville qu’il prend en détestation.
Franck et Christine Goldberg mettent leur maison en vente. Une fois la maison vendue, Christine lui révèle enfin ce qui suit. Peu après l’acquisition de la maison, elle s’était rendue, par simple curiosité, aux Archives Municipales où elle avait consulté un microfilm qui lui apprit qu’un certain Gaston Levy avait occupé les lieux de 1941 à 1942. Il était marchand de laine, de fil de coton et de soie. Mais elle n’avait pu savoir s’il avait survécu à la Shoah. Ce microfilm lui avait surtout révélé qu’après le départ de Gaston Levy, la maison avait été occupée par… le Commissariat Général aux Questions Juives dépendant du Ministère de l’Intérieur ! « Étais-je préparé à entendre que les préparatifs des fameux convois après mise au point des derniers détails pouvaient avoir été faits dans nos murs, et pourquoi pas dans notre chambre à coucher ou dans l’une de nos enfants ? » Parmi ces déportés, ne l’oublions pas, les grands-parents maternels et l’oncle de Franck Goldberg. Christine lui confie également ses cauchemars récurrents depuis leur installation dans cette maison (cauchemars qui cesseront dès son arrivée au Canada).
L’appendice (ou postface) se termine sur une évocation d’épouvante des frères Grimm, en particulier « Der Jude im Dorn », l’un de leurs contes recueillis dans « Kinder und Hausmärchen » (abrégé en KHM), un fleuron de la littérature antisémite, un produit d’autant plus vénéneux qu’il était destiné aux petits Allemands…
________________
Ci-joint, « En France, les Juifs sont en danger de mort », un article d’Elias Levy pour The Canadian Jewish News (CJN), daté du 4 octobre 2015 :
http://www.cjnews.com/en-francais/en-france-les-juifs-sont-en-danger-de-mort
Une présentation du livre de Franck Goldberg sur Sefarad.org de Micheline Weinstock :
http://sefarad.org/michelineweinstock/michelineweinstock.php/id/69/
Un article Akadem intitulé « Le mythe du juif sanguinaire – La rumeur d’Orléans » :
http://www.akadem.org/medias/documents/Doc5_RumeurDOrleans.pdf
Le site d’Isaac Celnikier (1923-2011) :
http://isaac.celnikier.free.fr
Olivier Ypsilantis
Cher Monsieur,
J’ai été surpris de découvrir hier soir votre article publié il me semble en octobre 2016 sur mon texte et je souhaitais vivement vous en remercier. Je ne sais pas qui vous êtes et il me ferait très plaisir de faire connaissance.
Toute ma sympathie,
Vous souhaitant belle année 2017,
A vous, Franck Goldberg
Je vous écrirai plus longuement sur votre adresse e-mail. Je recommande votre livre à tous ceux qui interrogent l’antisémitisme en France, cet antisémitisme volontiers larvé et d’autant plus terrifiant. Et je vous remercie encore pour ce livre, votre unique écrit me semble-t-il. Très bonne année cher Frank Goldberg.
Franck
J’ai lu votre livre et souhaitais vous dire combien je suis touchée de votre histoire sachant que j’ai connu votre famille en 1974 ,( et en connaissant quelques bribes
aux dires de votre frère A )
Je n’ai pas oublié la gentillesse ( mot qui prend tout son sens ) de vôtre père.
En souvenir d’un passage de vie avec A qui demeure dans ma mémoire.
Bien à vous Martine
Salut à l’ami Franck, s’il se souvient de moi lorsque j’étais à Blois…
Claude V.