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En lisant ‟L’antisémitisme à gauche – Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours” de Michel Dreyfus – 4/9

 

4 – Basses eaux de l’antisémitisme et déçus du dreyfusisme (1906-1914) 

Les conséquences de l’Affaire sur l’antisémitisme à gauche

Après le pic de 1898, l’antisémitisme a tendance à reculer dans toute la France ; il ne disparaît pas pour autant, qu’il soit à caractère économique, religieux ou racial. La notion de ‟race juive” reste assez répandue tandis que le nationalisme ne cesse de progresser. Cette notion est l’un des fondements de l’antisémitisme chez les catholiques, à droite et à l’extrême-droite. Chez les socialistes (partiellement unifiés à partir de 1905, au sein de la SFIO), on s’est mis à combattre assez massivement l’antisémitisme — et le nationalisme. L’antisémitisme anticlérical (voir les blanquistes et les anarchistes) perd lui aussi du terrain. En revanche, l’antisémitisme économique reste latent un peu partout. La façon dont s’est terminée l’Affaire ainsi que le comportement d’anciens défenseurs de Dreyfus activent un ‟retour du refoulé” antisémite, y compris à gauche. Il est vrai qu’après l’Affaire, les propos antisémites sont plus suggérés que clamés. Il en ira ainsi de la Grande Guerre aux années 1920. Par ailleurs, la gauche a compris un peu tardivement que le Juif n’est pas nécessairement un gros banquier et qu’il existe un prolétariat juif, en France même et plus encore en Europe orientale et en Russie.

 Georges SorelGeorges Sorel (1847-1922)

 

La fin de l’Affaire a déçu un grand nombre de dreyfusards, à l’extrême-gauche surtout. Parmi ses membres, Georges Sorel, l’un des théoriciens du syndicalisme révolutionnaire. Avec Robert Luzon, on glisse de l’anti-dreyfusisme de gauche à l’antisémitisme. Des syndicalistes estiment que l’Affaire s’est terminée de la sorte grâce aux moyens financiers des Juifs, des privilégiés capables de s’offrir les meilleurs défenseurs. Ils en viennent à se demander pourquoi d’autres affaires (comme celle du syndicaliste Jules Durand) n’ont pas suscité pareille mobilisation. Autre changement : l’antisémitisme à présent s’exprime plus à l’extrême-gauche (syndicalistes révolutionnaires et anarchistes essentiellement) que chez les socialistes ; il s’exprime de préférence chez ceux qui refusent la démocratie parlementaire et prônent l’action directe. L’antisémitisme sera à l’occasion utilisé par des courants d’extrême-gauche contre la SFIO. Il finira même par constituer un enjeu entre les différentes composantes de la gauche.

 

Sorel, Louzon, Lagardelle et Le Mouvement socialiste

‟Le Mouvement socialiste”, l’une des principales revues révolutionnaires en France, s’efforce de s’extraire de l’antisémitisme. Deux de ses collaborateurs au moins, Robert Louzon et Georges Sorel, y retombent. Robert Louzon fulmine après l’arrêt de la Cour de cassation qui réhabilite Alfred Dreyfus en juillet 1906. Il s’estime en accord avec Édouard Drumont et s’en prend au cléricalisme : si la classe ouvrière veut conserver ses qualités propres, elle ne doit être ‟ni juive ni jésuite”… Robert Louzon (l’un des animateurs de la revue ‟La Révolution prolétarienne” dans l’Entre-deux-guerres et après 1945) est une figure centrale de l’antisémitisme à l’extrême gauche. Comme Auguste Chirac et quelques autres, il s’exprime volontiers sur des questions économiques. Tous (à l’exception d’Augustin Hamon après l’Affaire) sont antisémites : leur dénonciation du capitalisme les conduit à présenter les Juifs comme les maîtres du système. Directeur du ‟Mouvement socialiste”, Hubert Lagardelle renoue avec l’idée selon laquelle Catholiques et Juifs forment deux blocs qui se disputent le pouvoir et avec lesquels la classe ouvrière n’a rien à voir. Son cheminement intellectuel, comme celui de Georges Sorel, est assez tortueux. Le rapprochement du ‟Mouvement socialiste” et de la SFIO à partir de 1910 va effacer tout un vocabulaire pour le moins ambigu. De 1906 à la Grande Guerre, ce sont essentiellement les syndicalistes, les anarchistes et les socialistes extra-parlementaires qui, à gauche, tiennent des propos antisémites.

 

Quelques antisémites à la CGT

La CGT tient des propos hostiles aux Juifs à partir de 1906. Pour ce syndicat, la réhabilitation de Dreyfus coïncide avec un rejet de la République. Nombre de syndicalistes rejoignent les déçus du dreyfusisme et se mettent à tenir des propos antisémites qui suscitent à l’occasion la réprobation de militants. L’antisémitisme a certes reculé depuis la fin de l’Affaire mais l’image de la puissance économique des Juifs est toujours forte.

 

L’Assiette au beurre, La Guerre sociale et Les Hommes du jour n’aiment pas les Juifs

Fondée en 1901 par un Juif d’origine hongroise, Samuel Sigismond Schwarz, ‟L’Assiette au beurre” publie dès 1902 des dessinateurs antisémites comme Forain, Caran d’Ache ou Hermann Paul. A partir de 1910-1911, le ton se durcit ; le Juif est présenté comme un agent de l’Allemagne. En 1907, Victor Méric lance une revue hebdomadaire, ‟Les Hommes du jour”. ll représente le type même des déçus de l’Affaire. Cette revue publie un portrait bienveillant d’Urbain Gohier, dreyfusard actif mais antisémite avant, pendant et après l’Affaire. Victor Méric se défend d’être un ‟professeur d’antisémitisme” et ne cesse de répéter sur tous les tons que s’il déteste les Juifs puissants, il éprouve de la commisération pour l’‟immense troupeau de prolétaires juifs traqués et martyrisés en Pologne, pressurés et spoliés de partout”. Bref, il se place du côté des ‟Juifs pauvres contre les Juifs riches”, des ‟Juifs esclaves contre les Juifs exploiteurs”. Victor Méric se défend d’être un antisémite tout en fournissant des armes aux antisémites. Idem avec Georges Pioch qui affirme ne pas être antisémite tout en accusant Sarah Bernhardt de lascivité propre à sa race. Idem avec Gabriel Revillard qui déclare ne pas être antisémite tout en attaquant l’‟esprit juif” de Fernand Weil (dit Weil-Nozière). Et ainsi de suite… Ces propos de bas étage n’empêchent pas cette même revue de voir dans l’affaire Beiliss (une accusation de meurtre rituel, à Kiev, en 1913) un ‟épisode de la contre-révolution russe (et) de la lutte des classes”. Même réaction dans ‟La Guerre sociale” publiée dès 1906 par Gustave Hervé, journal dans lequel écrit Victor Méric. Gustave Hervé se défend d’être un antisémite tout en dénonçant les Rothschild, symbole du capitalisme. Le cas Gustave Hervé est complexe — et ce n’est pas le seul, à gauche. Lui aussi se défend d’être antisémite sans se rendre compte que ce qu’il a écrit peut à l’occasion être utilisé par les antisémites. De plus en plus nationaliste, il appellera la venue du maréchal Pétain, en 1935, sans pour autant flirter avec le nazisme et Vichy. Il sera l’un des rares hommes politiques français à se montrer favorable au sionisme. Ci-joint, un lien Persée signé Gilles Heuré et intitulé ‟Itinéraire d’un propagandiste : Gustave Hervé, de l’antipatriotisme au pétainisme (1871-1944)” :

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1997_num_55_1_3660

 

L’Humanité financée par les Juifs ?

A partir de 1909, l’antisémitisme se re-déploie. On accuse ‟L’Humanité” d’être financée par les Juifs, une accusation qui sévit à gauche comme à l’extrême-gauche et qui est relayée par la droite et l’extrême-droite. Henry Coston, un antisémite acharné, est de la partie. Brièvement. Selon le journaliste Francis Delaisi, les Rothschild (principaux commanditaires de la Compagnie ferroviaire du Nord) ont largement contribué au lancement de ‟L’Humanité”, en 1904. C’est pourquoi, toujours selon lui, ce journal ne les a pas attaqués explicitement au cours de la grève des cheminots du 10 – 18 octobre 1910, un échec. Il est vrai que le dreyfusard Jean Jaurès a été aidé par d’autres dreyfusards (Joseph et Salomon Reinach et le sociologue Lucien Lévy-Bruhl, entre autres) pour lancer ‟L’Humanité”. D’autres Juifs ont apporté un soutien financier mais ils sont loin d’avoir été  les seuls. Qu’importe ! Certains ne retiendront qu’eux (les Rothschild en tête), suivant un schéma bien connu. Cette accusation s’inscrit dans la lignée de celles qui assimilent les Juifs au capitalisme. L’argent des Juifs aurait permis au ‟Syndicat” de réhabiliter le capitaine Dreyfus et des Juifs auraient aidé le dreyfusard qu’avait été Jaurès. Je passe sur la polémique activée par Francis Delaisi, une polémique fort embrouillée style Clochemerle. ‟La Guerre sociale” qui se défend d’être antisémite rend hommage à la ‟race juive toute entière” qui a fourni tant de héros à la révolution russe mais elle attaque le ‟ministère Rothschild”. Devant tant de mauvaise foi, Lucien Hervé met fin à sa collaboration avec Francis Delaisi qui, sous l’Occupation, écrira dans la presse collaborationniste de gauche. ‟La polémique sur le financement de ‟L’Humanité” s’explique par les mauvais rapports entretenus alors entre la SFIO et la CGT : fortement influencée par le syndicalisme révolutionnaire, la Confédération est critique à l’égard de ce parti. Cet état d’esprit commence à se modifier à la veille de la Grande Guerre. Mais cette polémique présente une nouveauté : c’est la première fois que des arguments antisémites sont utilisés entre des militants de différentes organisations” note Michel Dreyfus.

 

Quelques relents antisémites à la SFIO après l’Affaire

Je ne vais pas relever ici toutes les traces d’antisémitisme à la SFIO. Notons simplement que le député socialiste Pierre Myrens établit lui aussi une nette distinction entre ‟les Juifs pauvres et les Juifs argentés”. Les accusations lancées par Francis Delaisi ont laissé des traces à la SFIO, très nerveuse sur les questions financières. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, la révolution russe, la Déclaration Balfour et la montée du sionisme vont modifier les données de la ‟question juive”. Tout en continuant à associer les Juifs à l’argent, les antisémites se mettent à développer, à droite comme à gauche, de nouvelles thématiques.

Olivier Ypsilantis

 

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