III – Safed en 1538 : la querelle sur la semikha.
Les Juifs s’installent d’abord à Safed pour des raisons religieuses, pour servir Dieu et se régénérer, une régénérescence à laquelle aspirent plus particulièrement de nombreux Marranes. Un rabbin, Joseph Saragosti, fait fusionner les divers groupes de la ville en une seule communauté. Safed est une ville nouvelle (contrairement à Jérusalem) et donc exempte de péchés, selon une ancienne tradition. A très peu de distance, se trouvent des tombeaux de prophètes et rabbins du temps de la Mishna. Par ailleurs, la communauté n’a pas eu le temps d’édicter des taqqanot susceptibles de décourager les immigrants potentiels. Tout ceci explique que Safed devienne au XVIe siècle la métropole de la Terre sainte. De plus, les conditions de vie y sont meilleures que dans le reste de la Palestine. Au milieu du XVIe siècle, huit à dix mille Juifs y vivent. Il faut lire la relation de voyage de Moïse Bassola en 1521. Contrairement à Jérusalem, il n’y a pas à Safed de division entre travailleurs et clercs. La production, l’artisanat et le négoce occupent toute la population active, y compris les rabbins et les étudiants des yeshivot. En 1535, David de Rossi énumère les produits d’exportation ; on en a l’eau à la bouche. Sa description est encore plus enthousiaste que celle de Moïse Bassola. Commerce de gros et de détail, Safed est une ville qui offre des produits de haute qualité dans divers domaines, à commencer par le textile et la confection. Safed exporte du lin filé ou brut, de la soie, du taffetas. On y confectionne des tenues militaires pour les armées du sultan stationnées en Syrie, à Damas ou Alep. Le drap est expédié vers les grands marchés de Smyrne, d’Istanbul, de Salonique, de Valachie, d’Alexandrie d’Égypte et même de Venise. Le voyageur turc Evlia Çélébi évoque cette époque où trois mille métiers à tisser travaillaient à Safed, une activité importée par les Séfarades chassés d’Espagne. Il écrit : ‟C’est à leur école que les autres Juifs apprirent à travailler dans cette profession qui devint l’apanage d’Israël dans toutes les villes de la Turquie”. Les Juifs sont également actifs dans les campagnes de Galilée, avec colporteurs et agriculteurs. Le peuplement juif s’étend jusqu’aux rives du nord du lac de Tibériade où nombreux sont ceux qui vivent de la pêche.
Vers la fin du XVe siècle, Safed qui a intégré plus d’Espagnols que Jérusalem a l’idée de disputer à cette dernière son hégémonie spirituelle sur la Terre sainte. Voir la proclamation de la shemitta en 1504. La prospérité de Safed (qui tient pour l’essentiel à son industrie lainière) et la supériorité numérique de sa population juive (plus de mille familles vers 1536), sans oublier le nombre et le renom de ses rabbins, paraissent justifier ses prétentions. A Safed, des rabbins et autres maîtres forment un conseil supra-communautaire, le Wa’ad, qui, de fait, incarne l’autorité juive la plus représentative de tout le pays.
Jacob Bérab (1474-1541), un Espagnol, finit par se fixer à Safed vers 1535. Lui aussi interprète l’expulsion d’Espagne et l’afflux de Juifs en Terre sainte comme un signe messianique, prélude à la Rédemption. En s’appuyant sur des écrits de Maïmonide qui affirmait que la restauration du Sanhédrin se ferait peu avant la venue du Messie (il indique les règles à suivre pour l’ordination des juges de la Cour ou semikha), Jacob Bérab estime que le moment est venu de rétablir la semikha. En 1538, le collectif des rabbins de Safed l’élit comme premier samukh, ou juge ayant reçu l’ordination. Ainsi peut-il pourvoir à la nomination des membres d’un Sanhédrin en conférant la semikha aux rabbins qu’il en juge dignes. Confronté à l’arrivée d’un grand nombre de Marranes repentis en quête d’une pénitence légale, Jacob Bérab voit la restauration du Sanhédrin comme une urgence. En effet, ces Marranes posent au rabbinat d’épineux problèmes que seule une Cour suprême est à même de démêler. Mais cette volonté de restaurer le Sanhédrin cherche-t-elle simplement à combler un vide juridique ou bien à restaurer une entité politique sur la terre ancestrale ?
Fort de ses pouvoirs, Joseph Bérab ordonne quatre rabbins de Safed puis il adresse une missive (munie de vingt-cinq signatures de rabbins de Safed) aux rabbins de Jérusalem afin de les rallier à son initiative. Cette missive confère l’ordination à Lévi ben Habib, dayyan de Jérusalem, une ordination que ce dernier refuse net sous le prétexte que Jérusalem n’a pas été consultée. Safed est indirectement accusée d’avoir agi unilatéralement et Lévi ben Habib se réfère à Maïmonide pour réclamer un authentique consensus. La controverse entre Safed et Jérusalem se poursuit durant quelques mois. Jacob Bérab meurt peu après, en 1540, après avoir été exilé (pour des raisons mal définies) par les autorités ottomanes. La restauration du Sanhédrin reste lettre morte ainsi que la tentative de rétablissement d’une autorité judiciaire suprême en Terre sainte. L’essentiel de l’œuvre de Jacob Bérab est à tient aux ordinations des maîtres. Ainsi, après avoir doté Safed d’une autorité juridique, Jacob Bérab pose les bases de sa prééminence spirituelle dans la diaspora. Je ne vais pas rapporter ici la liste exhaustive des maîtres ordonnés, je me contenterai de citer quelques noms parmi les plus prestigieux : Joseph ben Ephraïm Caro (l’un des quatre rabbins ordonnés par Jacob Bérab qui ordonnèrent à leur tour et ainsi de suite), Haïm ben Joseph Vital (disciple d’Isaac Luria Ashkenazi), Éléazar ben Moïse Azkari, Yom Tov Sahalon, etc.
IV – 1565, Tibériade et la señora.
Doña Gracia (1510-1569), un timbre édité en 1992 par Israël.
La Palestine est devenue la destination favorite du pèlerinage aux tombeaux des saints rabbins. Les immigrants s’installent non loin des tombeaux et participent ainsi au développement de la région. Au début du XVIe siècle, la ville de Tibériade (au passé si prestigieux pour le peuple juif) est déserte et en ruines. En 1565, Pantaleão d’Aveiro rapporte qu’une dame fortunée ayant fui son Portugal natal était venue de Venise à Constantinople et avait acheté fort cher Tibériade au sultan. Cette dame, Béatrice Mendes (Doña Gracia Nassi ou encore La Señora), née Béatrice de Luna. Après le décès de son époux, Francisco Mendes, en 1537, elle se retrouve à la tête d’une immense fortune et quitte son pays avec les siens pour les Pays-Bas. A la mort de son beau-frère, Diego Mendes, l’associé de son époux, Doña Gracia Nassi s’établit à Venise où elle est emprisonnée pour avoir pratiqué le judaïsme. Libérée, elle part pour Ferrare où elle revient publiquement au judaïsme et organise une filière d’évasion pour les Marranes du Portugal. Elle patronne des livres afin de guider leur retour au judaïsme. Parmi ces livres, la Bible dite de Ferrare (soit la première version juive de la Bible dans une langue moderne, l’espagnol) et ‟Consolation aux tribulations d’Israël” (‟Consolação as Tribulações de Israel”), premier livre d’histoire juive jamais écrit en portugais. En 1553, à Constantinople, elle multiplie les charités, patronne les savants, fonde yeshivot et synagogues. Son neveu, João Migues, épouse sa fille unique, Reyna. Doña Gracia Nassi obtient du pouvoir ottoman la concession du district de Tibériade moyennant un tribu annuel de mille ducats. Son projet : rebâtir Tibériade pour y accueillir des Marannes portugais réfugiés en Terre sainte, quelque vingt mille individus selon Samuel Usque. Le projet est repris par le neveu de Doña Gracia Nassi, Joseph Nassi, un projet appuyé par Soliman le Magnifique.
Joseph Nassi avait rejoint sa tante maternelle, Doña Gracia Nassi, en 1554, à Constantinople où il était revenu publiquement au judaïsme. Devenu influent à la cour de Soliman le Magnifique puis à celle de Sélim II, il tint le rôle de ministre officieux des Affaires étrangères de la Sublime Porte et, à ce titre, il appuya en 1569 la révolte des calvinistes néerlandais contre l’occupant espagnol. Sélim II reconnaissant lui avait conféré le duché de Naxos et l’archipel environnant. Vers 1563, Joseph Nassi reprit le projet de sa tante en Galilée. Afin d’y favoriser l’immigration juive, il envoya des émissaires dans les communautés d’Italie et arma des vaisseaux pour embarquer les Juifs tentés par l’aventure. Combien embarquèrent ? On ne sait.
Tibériade s’entoure de murailles. Habitations, ateliers et boutiques sont construits dans la ville même et ses environs. Gérard Nahon écrit : ‟Des historiens mettent en doute la réalité d’un « grand dessein » de Joseph Nassi pour Tibériade. Il n’est guère probable qu’il ait envisagé d’établir une principauté juive autonome sous suzeraineté sultanale. Certes la Sublime Porte avait toléré des semi-suzerainetés à la périphérie de l’empire, comme au Yémen ou en Transylvanie, mais le modèle n’était pas concevable en son centre, dans la province de Syrie gouvernée par le pacha de Damas. Par contre, la Sublime Porte pouvait soutenir la colonisation, développer le commerce, accroître la sécurité d’un territoire à l’abandon, comme celui de Tibériade et y établir une fiscalité rentable”. Précisons que Tibériade n’est que l’un des nombreux champs d’activité de Joseph Nassi. Il en dirige le développement depuis Constantinople sans jamais se rendre dans son fief de Galilée. C’est pourquoi son nom reste discret dans cette entreprise, au profit de celui de sa tante.
La renaissance matérielle de Tibériade s’accompagne d’une renaissance spirituelle, en partie grâce à ses yeshivot qui, il est vrai, s’appauvriront après la mort de leur bienfaitrice, Doña Gracia Nassi.
Alvaro Mendès (alias Salomon Ibn Ya’ish), Marrane portugais, avait acquis une immense fortune après avoir bourlingué, notamment aux Indes, dans la province de Madras, où il avait été chercheur de diamants. Il avait fini par s’embarquer pour la Turquie où il était revenu publiquement au judaïsme. Le sultan Mourad III l’avait fait duc de Méthylène, grand commissaire de la Sublime Porte et avait renouvelé en sa faveur la concession de Tibériade. Il chargera son fils, Jacob Ibn Ya’ish, du développement et de l’administration de ce fief. Mais ce dernier n’avait pas les qualités d’organisateur de son père. La crise économique de la fin du XVIe siècle mettra fin à cette belle entreprise ; et Tibériade se videra de ses Juifs.
V – Le monde des rabbins.
La disposition fiscale exonérant d’impôt tout particulier faisant de l’étude de la Torah son unique occupation (la taqqana de 1509) est-elle la cause de cette bizarrerie structurelle — une pyramide inversée — de la population juive de Jérusalem ? Qu’est-ce qui a pu inciter à l’adoption de cette disposition ? Quoi qu’il en soit, Jérusalem acquiert une population rabbinique majoritaire en mesure d’imposer sa volonté à toute la communauté juive. C’est bien l’afflux de disciples de Sages et de rabbins d’Espagne qui promeut la vie des yeshivot et des écoles à Jérusalem. Au cours des années 1580, les plus hautes sommités rabbiniques de la diaspora s’y installent. L’effervescence spirituelle et intellectuelle est grande dans cette ville où vivent et enseignent dans l’entente et la mésentente des centaines de rabbins. Les yeshivot fonctionnent jour et nuit. Le Talmud Tora (l’école élémentaire) accueille plus de cent enfants et des adultes le fréquentent en grand nombre sitôt la classe des enfants terminée. Les synagogues privées se multiplient à partir des années 1520. Notons que les maîtres de Jérusalem ont une nette prédilection pour la Mishna accompagnée du commentaire de Maïmonide. Voir le cas de Salomon ben Joseph Sirillo. Cet intérêt pour la Mishna s’explique peut-être par une volonté de renouer avec une tradition liée à la terre et à la vie agricole. Peut-être faut-il également y voir une motivation kabbalistique. A Safed, nous l’avons vu, la population rabbinique ne constitue pas une classe à part (contrairement à Jérusalem) : elle s’adonne à divers métiers pour assurer sa subsistance. Certains rabbins assument même d’importantes charges patronales.
Seules quelques yeshivot de Safed nous sont connues, comme celle de Joseph Caro, mais aussi de Joseph Sagès, Salomon Absaban, Salomon Sagès et Moïse Besudo. Le plus connu des centaines de rabbins qui enseignèrent et étudièrent à Safed est Isaac Luria ben Salomon Ashkenazi. Arrivé à Safed en 1569, il n’y enseigna guère plus de trois ans avant d’être emporté par une épidémie, en 1572. Ci-joint, un lien succinct de la Jewish Virtual Library sur ce dernier :
https://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/biography/Luria.html
Citons également, Haïm Vital :
http://www.akadem.org/medias/documents/Arizal_4.pdf
Joseph ben Ephraïm Caro :
https://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/biography/Caro.html
Moïse Cordovero :
http://www.akadem.org/medias/documents/Cordovero-Doc5.pdf
Mais aussi : Élie ben Moïse de Vidas, Yom Tov ben Moïse Sahalon, Salomon ha-Lévi Alkabets, Israël ben Moïse Najjara, Moïse ben Haïm Alsheikh, David ben Salomon Ibn Avi Zimra, Moïse ben Joseph de Trani, Menahem ben Juda de Lonzano.
Gérard Nahon conclut ce chapitre sur ces mots : ‟Ce monde rabbinique, issu de la diaspora d’Occident, essentiellement séfarade, rassemblé en Terre sainte et singulièrement à Jérusalem et à Safed, constitue de facto et de jure le foyer spirituel renaissant du peuple juif. Son émanation la plus caractéristique mais non la seule, la Kabbale dite de Safed, devait influencer dans le très court terme comme dans la longue durée la diaspora tant ashkénaze que séfarade.”
(à suivre)
Olivier Ypsilantis