Les femmes.
Où l’on retrouve les Témoins de Jéhovah, des femmes volontiers employées dans les familles des SS mais aussi dans les fermes alentours, des femmes extraordinairement consciencieuses qui ne cherchaient jamais à s’enfuir, leur souffrance étant supposé leur assurer une place en vue chez Jéhovah. ‟Elles étaient toutes convaincues qu’il était juste de faire souffrir et mourir les Juifs parce que leurs ancêtres avaient trahi Jéhovah.”
Les chiens de garde.
Haut fonctionnaire du système concentrationnaire nazi, Rudolf Höss est soucieux de bonne gestion. Il se préoccupe de tout. La question des chiens se pose, surtout pour la surveillance des commandos extérieurs. Les maîtres-chiens (Hundeführer) comptent sur leurs chiens. Ils jouent volontiers avec eux mais en profitent aussi pour faire la sieste ou flirter avec les surveillantes voire les détenues… Les chiens sont parfois lâcher sur les détenus, histoire de se distraire. On racontera que ces derniers tentaient de s’évader ou que la laisse avait lâché. Heinrich Himmler espère remplacer hommes et chiens par des moyens mécaniques : chicanes de fils de fer barbelés amovibles sur les chantiers mobiles, clôtures électrifiées et champs de mines sur les chantiers permanents. Il fait appel à l’imagination des commandants de camps, avec promesse d’avancement afin qu’ils mettent au point une méthode de surveillance qui permette de s’économiser des sentinelles.
Auschwitz devient un camp d’extermination.
Rudolf Höss se démène pour répondre à la volonté du Reichsführer Heinrich Himmler : les camps de concentration doivent exclusivement servir aux besoins de l’armement et les détenus doivent y travailler jusqu’à leurs dernières limites. Il s’agit donc de repousser tout sentiment de pitié afin de mettre toutes les forces au service du Reich. Par ailleurs — contradiction —, Heinrich Himmler veut faire d’Auschwitz le plus grand camp d’extermination de l’histoire de l’humanité. Rudolf Höss écrit : ‟Je n’avais pas à réfléchir, j’avais à exécuter la consigne. Mon horizon n’était pas suffisamment vaste pour me permettre de me former un jugement personnel sur la nécessité d’exterminer tous les Juifs.” Cette considération est centrale pour qui s’efforce de pénétrer dans les rouages de la plus grande entreprise de mise à mort bureaucratique et industrielle de l’histoire de l’humanité. Méditez ces mots qui disculpent l’individu, qui le disculpent parce qu’il a abdiqué : ‟Mon horizon n’était pas suffisamment vaste pour me permettre de me former un jugement personnel sur la nécessité d’exterminer tous les Juifs.” Morcellement des tâches d’extermination, déresponsabilisation par la bureaucratie et participation des Juifs à leur propre extermination, notamment avec les sonderkommandos. J’y reviendrai.
Je le redis, en lisant ce livre on est pris par une sorte de torpeur ; on se dit : ‟Je rêve”. Serait-ce un moyen de défense ? Un survivant de la Shoah m’a confié qu’il avait peut-être aussi survécu grâce à cette narcose qui l’avait accompagné de son entrée à Auschwitz à sa libération. Le mot ‟narcose” revenait souvent dans son témoignage.
Avant que ne commence l’extermination des Juifs, Heinrich Himmler décide de faire liquider les instructeurs politiques et les commissaires politiques soviétiques retenus prisonniers dans tous les camps de prisonniers de guerre. Les premiers convois, encore peu importants, sont fusillés avant que son suppléant, le Schutzhaftlagerführer Karl Fritzsch, ait l’idée de faire usage du Zyklon B, un désinfectant utilisé dans les bureaux de la SS. Quelque neuf cents Russes sont entassés dans le vieux crématoire transformé à la hâte en chambre à gaz. Rudolf Höss se dit ‟en toute franchise” plutôt rassuré par le spectacle des cadavres qui ne révèlent aucune trace de souffrance : ils semblent s’être endormis. ‟Quand nous avons appris qu’on procéderait prochainement à l’extermination en masse des Juifs, ni moi ni Adolf Eichmann n’étions renseignés sur les méthodes à employer. Nous savions qu’on allait les gazer, mais comment et avec quels gaz ? Maintenant, nous possédions les gaz et nous en avions découvert le mode d’emploi”. Rudolf Höss est définitivement soulagé. On allait en finir avec les bains de sang, et les soldats chargés des massacres seraient épargnés : ‟Des soldats du commando, incapables de supporter ces horreurs, se suicidaient, devenaient fous, tandis que la majorité avait recours à l’alcool pour effacer le souvenir de leur effroyable besogne.”
Au printemps 1942 arrivent de Haute-Silésie les premiers convois de Juifs destinés à être exterminés. Une fois encore, il s’agit d’assassiner dans le calme, sans un cri, sans un mouvement inutile afin de ne pas porter préjudice au bon déroulement des opérations… On arrive aux pages les plus terrifiantes de ce document. Rudolf Höss précise que nombre de participants à cette entreprise d’extermination, à commencer par lui-même, n’étaient pas épargnés par l’angoisse mais, en tant que SS et commandant d’Auschwitz, il ne devait montrer en aucun cas la moindre émotion. Il était tenu d’assister à toutes les phases de l’extermination et sa vie de famille (il insiste) en était affectée. En effet, il supportait mal de voir sa femme jouer avec ses enfants ou tenir le plus petit dans ses bras après avoir vu des mères et leurs enfants marcher vers la chambre à gaz. Le lecteur a tout bonnement l’envie de hurler et d’envoyer son poing dans la figure de l’intéressé pour le réveiller ; car on a le sentiment non seulement de rêver mais d’écouter un somnambule.
Rudolf Höss n’éprouvait donc aucune haine envers les Juifs ; il le dit et le redit, on peut le croire. On aurait préféré qu’il en éprouve, les choses auraient été plus claires… Car à force de répéter qu’il était dénué de haine envers eux, il se sent disculpé, nullement coupable. De plus, il y avait les ordres, du Führer et du Reichsführer SS. Mais ce n’est pas tout. Il laisse entendre que les Juifs se tuaient entre eux. Certes, ‟l’extermination de la juiverie était nécessaire afin de libérer, une fois pour toutes, l’Allemagne et notre postérité de nos ennemis les plus acharnés” (sic) mais cette extermination pourtant voulue par les nazis s’est faite à leur insu puisque les Juifs avaient plus tendance que d’autres groupes à se dénoncer entre eux, nous dit-il. De cas particuliers, il fait une généralité ; et rappelons à ce propos que la population du camp qu’il commandait était juive à 95 %. Que des kapos juifs aient fait souffrir leurs coreligionnaires est un fait, ce ne fut en aucun cas une spécificité juive.
Rudolf Höss se disculpe donc et s’efface devant le crime : à bien y regarder les Juifs se sont auto-détruits… Je force à peine la note car c’est bien ce qu’il laisse sous-entendre non sans insistance. Il y a plus. Rudolf Höss s’étonne de l’apparente indifférence des membres du Sonderkommando, tous des Juifs : comment des Juifs chargés de conduire d’autres Juifs vers les chambres à gaz pouvaient-ils faire preuve de tant de zèle ? ‟Nous n’en demandions pas tant” semble-t-il vouloir nous dire. Et il se dit particulièrement choqué par l’indifférence des détenus qui traitaient les cadavres à la sortie des chambres à gaz ; il juge coupable cette indifférence sans le dire ouvertement. On est au centre de la mentalité nazis. Les Juifs des Sonderkommandos étaient coupables d’indifférence tandis que lui, le commandant d’Auschwitz, souffrait de leur indifférence… L’énergie de mort qui animait cet énorme système se découvre comme devant un médecin légiste. Cette énergie convergeait en amont et en aval pour permettre à l’individu de ne pas ‟craquer” en tenant en laisse et en muselant tout sentiment personnel afin de se faire le rouage d’une mécanique. En amont, les ordres du Führer et du Reichsführer qui ne pouvaient être discutés ; en aval, l’emploi des victimes elles-mêmes dans ces abattoirs.
Nouvelles fonctions administratives.
Bien qu’il se plaigne du surmenage auquel le soumet l’organisation de l’extermination de masse, Rudolf Höss quitte Auschwitz à regret : ‟Je me sentais trop lié à ce camp où j’avais eu à vaincre tant de difficultés et tant d’abus, où tant de lourds problèmes restaient à résoudre.” Il se décide à accepter le poste de chef de bureau D1 qu’il intègre le 1er décembre 1943. Il dispose d’archives lui permettant de suivre l’évolution des camps depuis que Theodor Eicke en est devenu inspecteur. Mais il veut se rendre compte de la situation et multiplie les voyages d’inspection. En 1944, les camps sont surpeuplés, Auschwitz en particulier. Les conditions de vie ne font qu’y empirer et, de ce fait, les Juifs sélectionnés pour le travail dans les usines d’armement ont un rendement médiocre. Rudolf Höss se plaint du désordre consécutif à des politiques et des directives contradictoires : on exige toujours plus de main-d’œuvre mais, dans un même temps, on veut exterminer toujours plus. Dans cette gigantesque machine administrative, citons le bureau des Affaires juives qui suit une idée fixe : l’extermination des Juifs, depuis que Heinrich Himmler l’a prescrite au cours de l’été 1941. Ce bureau soulève des objections lorsque Heinrich Himmler, sur proposition d’Oswald Pohl, ordonne d’employer les Juifs capables de travailler. La direction de la Sécurité (RSHA) qui veut liquider le plus de Juifs possible s’oppose à la direction de la Main-d’œuvre (WVHA) qui veut toujours plus de travailleurs pour répondre aux exigences frénétiques de l’industrie de l’armement. Rudolf Höss déplore cette contradiction entre Adolf Eichmann et Oswald Pohl mais aussi que, pour cause de désorganisation, les camps de concentration — une réserve de main-d’œuvre esclave — se soient convertis en camps d’extermination. Il consacre à ce sujet quelques paragraphes sur Bergen-Belsen.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis