J’invite ceux qui parcourent cet article à lire ce document essentiel, ‟Le commandant d’Auschwitz parle”, publié aux Éditions La Découverte en 2005 (déjà publié en 1995 par cette même maison d’édition dans la collection ‟Cahiers libres”). L’édition de 2005 reprend la traduction française publiée aux Éditions Julliard en 1959 ainsi que la préface de Geneviève Decrop à l’édition de 1995. Elle est augmentée d’une postface et propose un appareil de notes actualisé par Geneviève Decrop. Cette confession a été rédigée par l’ex-commandant du KZ Auschwitz, Rudolf Höss, dans sa cellule de la prison de Cracovie, en février 1947. En exécution de la sentence qui le condamnait à mort le 2 avril 1947, Rudolf Höss a été pendu à Auschwitz même le 16 avril 1947, à quelques pas du crématorium d’Auschwitz I.
Rudolf Höss est le deuxième en partant de la gauche.
On reste confondu à la lecture de ces pages écrites par le responsable du camp d’Auschwitz du 1er mai 1940 au 1er décembre 1943, puis de mai à septembre 1944. On reste confondu par le zèle de cet officier SS, pas vraiment fanatique, à moins que ce zèle ne soit à mettre sur le compte du fanatisme… On croit rêver à la lecture de ces pages, on se pince. Considérant le ton employé, on pourrait croire que l’homme gère un hypermarché ou une usine de produits manufacturés. Mais il gère un centre de mise à mort d’hommes, de femmes et d’enfants !
Ce témoignage est d’autant plus précieux que les témoignages de première main sont particulièrement rares. Parmi ces derniers : le rapport Kurt Gernstein (un opposant allemand au nazisme infiltré dans l’appareil SS d’extermination) et le journal de Johann Paul Kremer, médecin SS à Auschwitz, autant de témoignages qui corroborent celui de Rudolf Höss. Les précisions concernant l’extermination même — les procédés de mise à mort industrielle — sont rarissimes. L’administration SS qui avait pourtant la manie de tout consigner avait pris soin d’épurer les statistiques concernant ces procédés. Par ailleurs, elle employait tout un langage codé destiné à masquer les faits. Ce document rédigé peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale apporta des éléments nouveaux et nombre de précisions sur les aspects techniques de l’extermination et sur le traitement réservé à certaines catégories de détenus à Auschwitz. Rappelons que lorsqu’il fut rédigé, le Tribunal militaire international de Nuremberg n’avait pas encore achevé ses travaux. Les recherches des historiens confirmeront dans une large mesure les informations contenues dans ces pages.
Le point de vue occupé par Rudolf Höss est large. S’il ne fut pas le maître d’ouvrage de l’extermination, il en fut l’un des principaux maîtres-d’œuvre. Ce document a suscité et suscite bien des questions de fond sur lesquelles les historiens travaillent encore, des questions ‟qui rejoignent toutes, de près ou de loin, cette paradoxale dialectique du normal et du monstrueux” que nous impose l’histoire de la déportation et de l’extermination.
Dans l’éducation SS primait le refus de tout sentiment de pitié, considéré comme une faiblesse. Il entrait dans l’abdication générale de la personnalité au seul profit des ordres reçus. Primo Levi fait quelque part cette remarque qui me semble toujours plus essentielle à mesure que j’y réfléchis. Il dit que, sauf exception, les nazis n’étaient pas des monstres, qu’ils avaient notre visage mais qu’ils avaient été mal éduqués. Les sadiques et les pervers étaient minoritaires chez les SS : le sadisme et la perversité ne sont pas efficaces. Les SS étaient les serviteurs zélés d’une politique. Ils ne venaient pas des bas-fonds de la société, à commencer par les officiers, et nombreux étaient ceux qui avaient suivi une formation universitaire. En cela, ils différaient des SA. Il arrivait qu’ils doutent de la nécessité de l’extermination, mais ils refoulaient généralement ce doute qui générait un sentiment de culpabilité. ‟Si on avait prêté plus d’attention à cette formidable inversion du sentiment de culpabilité, on aurait sans doute moins attendu de ces criminels qu’ils se repentent lors de leur procès”, note Geneviève Decrop. Ce doute était donc refoulé au profit du zèle, un zèle serein qui aidait à se plier aux ordres sans broncher.
La mise en œuvre des chambres à gaz se fit sur décision du Reichsführer SS Heinrich Himmler. Elle répondait à deux impératifs : en finir avec les méthodes ‟artisanales” des Einsatzgruppen et ménager les nerfs de leurs membres en les soustrayant à toute culpabilité. En effet, les rapports des responsables des Einsatzgruppen étaient particulièrement inquiétants : les cas de dépression se multipliaient, avec alcoolisme et suicides. Il fallait ménager les bourreaux, parmi lesquels de nombreux pères de familles qui ‟craquaient” lorsqu’il leur fallait liquider femmes et enfants par milliers.
Ci-joint, un lien très dense intitulé ‟La fiabilité des mémoires de Rudolf Höss”, traduction et adaptation française d’une étude de John C. Zimmerman, professeur associé, Université du Nevada, Las Vegas. C’est à ma connaissance l’une des analyses les plus sérieuses mises en ligne. Je conseille par ailleurs la consultation de ce site dans lequel s’inscrit le présent article, PHDN, soit, Pratique de l’Histoire et Dévoiements Négationnistes. ‟Le projet de PHDN consiste, depuis 1996, à lutter contre le négationnisme en utilisant les travaux des historiens et en réfutant les principales « propositions » négationnistes, qui sont toujours — ainsi que l’expérience nous l’a enseigné — des falsifications plus ou moins perverses” :
http://www.phdn.org/negation/fiabilitehoess.html
Notes de lecture
Enfance et adolescence.
Rudolf Höss préfère la compagnie des animaux, chevaux et chiens en particulier, à celle des hommes. Son père, catholique romain fervent, a fait le vœu que son fils entre en religion. Il se voit missionnaire en Afrique. Les récits d’un vieux prêtre qui y avait œuvré le ravissent tant qu’il délaisse son poney, Hans, un cadeau d’anniversaire. Principe central de son éducation : le sens du devoir et de l’obéissance à tous les adultes sans exception. Ambiance familiale harmonieuse. Ses convictions religieuses sont ébranlées par l’indélicatesse d’un prêtre qui a violé le secret du confessionnal, à propos d’une vétille, auprès de ses parents. La mort de son père ne l’impressionne pas outre mesure. Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, il entre à la Croix-Rouge comme secouriste. N’a plus qu’une idée en tête, devenir soldat.
En guerre sur le front de la Palestine.
Son jeune âge l’en empêche jusqu’à ce qu’un officier rencontré à l’hôpital le ‟pistonne”. Ainsi, en 1916 (il n’a que quinze ans), il se faufile dans les rangs d’un régiment où avaient servi son père et son grand-père. Est affecté avec son unité à une division turque. Est attaqué par des Néo-Zélandais et des Hindous. Connaît la peur, une peur qu’il qualifie d’atroce. Se reprend et, à l’exemple de son capitaine, se met à tirer calmement. Tue pour la première fois, un Hindou, et dit éprouver devant son cadavre un ‟sentiment pénible”. Début 1917, son unité est envoyée en Palestine. Là, il assiste à un commerce qu’il juge écœurant, une tromperie qui, dit-il, va l’éloigner de la religion, un commerce de lichen gris-blanc tâché de rouge dont on dit qu’il provient du Golgotha, les tâches étant ni plus ni moins que le sang du Christ… Rudolf Höss prend alors note des méthodes mises au point par les Églises pour extorquer de l’argent aux pèlerins. Alors que la guerre touche à sa fin, il est le plus jeune sous-officier de l’armée allemande. Il a dix-huit ans lorsque l’armistice le surprend à Damas. Avec son détachement, il mettra trois mois à revenir en Allemagne en passant par l’Anatolie, la mer Noire, la Bulgarie, la Roumanie, les Alpes de Transylvanie, la Hongrie et l’Autriche. De retour, il est tiraillé entre le serment fait à son père d’entrer en religion et une réticence grandissante. Son tuteur (son oncle) et la famille font pression pour qu’il entre au séminaire ; mais affligé par leur attitude cavalière (‟Les chers parents s’étaient partagé entre eux tous les objets qui auraient pu me rappeler la maison paternelle”), il décide de claquer la porte et de s’engager dans un corps franc destiné aux Pays baltes.
Dans le corps franc de Rossbach.
‟Les combats dans les Pays baltes se distinguaient par un caractère acharné et sauvage tel que je n’en ai jamais connu ni pendant la Grande Guerre ni même, par la suite, au cours des activités guerrières d’autres corps francs.” Il est condamné à dix ans de travaux forcés pour avoir participé à l’exécution d’un homme accusé d’avoir livré un patriote aux Français.
Dans la prison de Brandenburg (1924-1928).
Il est condamné par le tribunal d’État pour la sauvegarde la République et est classé dans la catégorie des criminels politiques. Dans la prison de Brandenburg, il prend note de la terreur que font régner les criminels de droit commun. Au quatrième chapitre de cette autobiographie, je dois me pincer pour ne pas oublier que cet homme sera responsable du plus grand camp nazi. Ses longues digressions sur le monde carcéral dénotent un bon sens de l’observation avec esquisses taxinomiques. Parmi les conclusions qu’il tire de ses observations, on peut lire : ‟Je suis convaincu que beaucoup de prisonniers auraient pu s’améliorer si les représentants de l’administration s’étaient montrés plus humains et moins bureaucrates. Cette remarque s’applique surtout au clergé des deux confessions : chargés de la censure des lettres, ils étaient mieux placés que tout autre pour se faire une idée de l’état d’âme et de la mentalité de leurs ouailles.” Si on m’avait demandé de deviner qui a écrit ces mots, j’aurais plutôt pensé à Anton Tchekhov, à ‟L’île de Sakhaline” (où il se rendit en 1890, en qualité de médecin), un livre majeur. Rudolf Höss fait également d’intéressantes remarques sur les réformes introduites dans le monde carcéral, après la consolidation politique, économique et sociale qui fit suite aux années d’inflation. Il est le premier incarcéré à pouvoir prétendre à une libération anticipée avec sursis pour comportement exemplaire. Il affirme même — et on peut le croire — qu’il dépassait largement la somme de travail qui lui était imposée : ‟Habitué depuis mon adolescence à l’obéissance absolue, à la propreté et à l’ordre méticuleux, je n’éprouvais dans ce domaine aucune difficulté à me soumettre aux dures exigences de la discipline pénitentiaire. Je m’appliquais à observer rigoureusement tous les règlements, je maintenais ma cellule dans un ordre parfait et les plus méchantes langues n’y trouvaient rien à redire.” Il n’en est pas moins atteint de dépression (‟psychose du prisonnier”) et doit subir un traitement médical avant de se voir accordé certains privilèges, dont celui de recevoir des livres. Il s’intéresse tout particulièrement à l’histoire, à la théorie des races et de l’hérédité. Alors qu’il a été condamné à dix ans et qu’il s’est fait à l’idée d’accomplir la totalité de sa peine, il va bénéficier d’une libération anticipée (grâce à l’amnistie du 14 juillet 1928), suite à un accord entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche au Reichstag, l’une et l’autre désireuses de faire libérer leurs prisonniers respectifs pour grossir leurs rangs.
Je deviens agriculteur.
Au cours des périodes où il ne se battait pas dans les corps-francs, Rudolf Höss travaille comme employé agricole et comme chef d’équipe dans des propriétés à l’Est de l’Elbe. Des proches et des amis l’incitent à partir mais il veut rester en Allemagne afin d’aider son pays par un travail soutenu, la colonisation des campagnes : ‟Pendant les longues années de mon isolement dans une cellule de prison, j’avais compris qu’il y avait une seule tâche susceptible de m’attirer : la création de fermes indépendantes, capables de nourrir et d’assurer une existence saine à une famille entière.” Il rencontre celle qui va devenir sa femme, ‟animée du même idéal.” Après cinq années de ce labeur, Himmler l’invite en juin 1934 à intégrer la SS dans le corps de garde d’un camp de concentration.
Dachau (1934-1938).
Il est contraint d’assister à une séance de bastonnade. Il se dit horrifié, déclare s’être toujours efforcé de ne pas assister à l’application de cette peine et qualifie de ‟créatures perfides, brutales, violentes et vulgaires” les chefs de blocs qui jouissent de ces scènes. Il demande sans tarder à être réintégré à la troupe mais son supérieur Theodor Eicke refuse. Il devient lui-même Blockführer à Dachau.
Blockführer à Dachau.
Il note que ce qui déprime le plus les détenus est l’incertitude de la durée de leur internement — précisons que dans la plupart des cas l’internement n’a été précédé d’aucun jugement ou procès. A partir de 1939, les libérations seront tout à fait exceptionnelles. Fort de son expérience, il constate que ce n’est pas tant la sévérité qui accable l’interné que l’arbitraire. Il distingue trois types de gardiens (Rudolf Höss aime décidément les entreprises taxinomiques) : les immondes qui dans les prisons, dans les pénitenciers et dans les KZ font subir aux prisonniers toute la gamme de leurs mauvais instincts ; les indifférents, les plus nombreux, qui s’en tiennent au règlement ; les bienveillants enfin, parmi lesquels il distingue : ceux qui s’en tiennent au règlement mais savent l’interpréter en faveur des internés et les naïfs qui se font manipuler par les internés plus intelligents qu’eux. Rudolf Höss conclut cependant : ‟Certes, j’avais derrière moi six ans de prison. J’avais suffisamment appris à connaître la vie et les mœurs des prisonniers, leurs joies et leurs peines, leur mentalité et leurs misères, mais il n’y avait rien de commun entre un pénitencier et un camp de concentration : j’avais tout à apprendre…”
La lecture de cette confession donne le vertige. Pas de haine, simplement le souci d’obéir aux ordres en apprenant à taire ses sentiments, ses ‟faiblesses” afin de servir le national-socialisme ‟proprement”, sans haine envers quiconque. Ce témoignage est un formidable document sur le totalitarisme, sa froideur, sa volonté d’efficacité qui repousse la haine, car la haine et le sadisme n’engendrent que désordre et inefficacité… Le commandant d’Auschwitz se veut pédagogue. Il montre ce qu’il faut faire ou ne pas faire, au nom de l’efficacité qui va jusqu’à solliciter la participation du détenu. Le paternalisme est très présent chez Rudolf Höss. Celui qui applique le traitement le plus sévère ne doit pas oublier la bienveillance, le sourire, un signe de tête, une parole aimable car ils peuvent faire des miracles. Il critique Theodor Eicke et sa mauvaise influence sur les SS puis se reprend : Theodor Eicke n’était pas aussi dur qu’il en avait l’air…
Rudolf Höss souffre, tout au moins c’est ce qu’il écrit. Il s’efforce de cacher sa souffrance devant les fusillades et les bastonnades, redoutant qu’il lui soit reproché d’être mou. La peur de paraître faible domine toutes les autres peurs. Sa foi dans le national-socialisme reste entière, il est convaincu de la nécessité du système concentrationnaire afin de lutter contre les ennemis de l’État (mais pas comme le préconise Theodor Eicke). Il regrette d’avoir renoncé à son activité d’agriculteur mais confesse : ‟Graduellement, en continuant mon service dans le camp de concentration, je m’appropriai les opinions qui étaient prédominantes et je m’habituai à exécuter les ordres qui m’étaient donnés.” Il avoue par ailleurs aimer son uniforme noir.
Le camp de concentration de Sachsenhausen.
Il y est transféré le 1er août 1938. ‟Les doutes que j’avais éprouvés intérieurement au sujet de mon attitude à servir dans les camps de concentration se trouvaient d’autant plus relégués à l’arrière-plan que désormais je n’avais plus, comme à Dachau, de contact direct avec les internés”. Autre passage révélateur d’une psychologie. Il est question du commandant de Sachsenhausen : ‟Quoique dur et sévère, il était animé d’un sentiment fanatique du devoir et d’un désir sincère d’être juste. Ce vétéran du national-socialisme (…) me servait de modèle, il me semblait que ma propre nature était un reflet atténué de la sienne. Lui aussi passait par des phases de bienveillance et de sensibilité. Mais dans toutes les affaires de service il faisait preuve d’une sévérité et d’une dureté implacables. Je m’inspirais de son exemple pour faire taire en moi toute impulsion de faiblesse et pour me soumettre aux dures exigences de mon devoir de SS.”
Au mess, des SS de la première heure se disent dégoûtés par le travail de bourreau qui salit leur uniforme. Theodor Eicke qui a eut vent de leurs plaintes les sermonne : ‟Le devoir de détruire un ennemi de l’État à l’intérieur ne se distingue en rien de celui qui vous oblige à tuer votre adversaire sur le champ de bataille : il ne saurait donc en aucun cas être considéré comme dégradant. Ceux qui en jugeraient autrement ne se sont pas encore débarrassés des vieilles conceptions bourgeoises que la révolution hitlérienne a rendues caduques”. Tiens, tiens ! Les vieilles conceptions bourgeoises… Le nazisme ne devrait-il pas être envisagé comme révolutionnaire et non réactionnaire ? Ceux qui s’opposent au nazisme sont en passant traités de réactionnaires : ‟tous ces réactionnaires protestants” et ‟toutes les vieilles excellences impériales”. Il va décidément falloir apprendre à revoir un certain lexique !
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
Lire ” La Mort est mon metier” de Robert Merle ” écrit en 1952 d’après l’interrogatoire de Rudolf Hoess.
Préface du livre rédigée en 1972 par Robert Merle
« Immédiatement après 1945, on vit paraître en France nombre de témoignages bouleversants sur les camps de la mort outre-Rhin. Mais cette floraison fut brève. Le réarmement de l’Allemagne marqua le déclin, en Europe, de la littérature concentrationnaire. Les souvenirs de la maison des morts dérangeaient la politique de l’Occident : on les oublia.
Quand je rédigeai La Mort est mon Métier, de 1950 à 1952, j’étais parfaitement conscient de ce que je faisais : j’écrivais un livre à contre-courant. Mieux même : mon livre n’était pas encore écrit qu’il était déjà démodé.
Je ne fus donc pas étonné par l’accueil que me réserva la critique. Il fut celui que j’attendais. Les tabous les plus efficaces sont ceux qui ne disent pas leur nom.
De cet accueil je puis parler aujourd’hui sans amertume, car de 1952 à 1972, La Mort est mon Métier n’a pas manqué de lecteurs. Seul leur âge a varié : ceux qui le lisent maintenant sont nés après 1945. Pour eux, La Mort est mon Métier, « c’est un livre d’histoire ». Et dans une large mesure, je leur donne raison.
Rudolf Lang a existé. Il s’appelait en réalité Rudolf Hoess et il était commandant du camp d’Auschwitz. L’essentiel de sa vie nous est connu par le psychologue américain Gilbert qui l’interrogea dans sa cellule au moment du procès de Nuremberg. Le bref résumé de ces entretiens – que Gilbert voulut bien me communiquer – est dans l’ensemble infiniment plus révélateur que la confession écrite plus tard par Hoess lui-même dans sa prison polonaise. Il y a une différence entre coucher sur le papier ses souvenirs en les arrangeant et être interrogé par un psychologue…
La première partie de mon récit est une re-création étoffée et imaginative de la vie de Rudolf Hoess d’après le résumé de Gilbert. La deuxième -où, à mon sens, j’ai fait véritablement œuvre d’historien- retrace, d’après les documents du procès de Nuremberg, la lente et tâtonnante mise au point de l’Usine de Mort d’Auschwitz.
Pour peu qu’on y réfléchisse, cela dépasse l’imagination que des hommes du XXe siècle, vivant dans un pays civilisé d’Europe, aient été capables de mettre tant de méthode, d’ingéniosité et de dons créateurs à construire un immense ensemble industriel où ils se donnaient pour but d’assassiner en masse leurs semblables.
Bien entendu, avant de commencer mes recherches pour La Mort est mon Métier, je savais que de 1941 à 1945, cinq millions de juifs avaient été gazés à Auschwitz. Mais autre chose est de le savoir abstraitement et autre chose de toucher du doigt, dans des textes officiels, l’organisation matérielle de l’effroyable génocide. Le résultat de mes lectures me laissa horrifié. Je pouvais pour chaque fait partiel produire un document, et pourtant la vérité globale était à peine croyable.
Il y a bien des façons de tourner le dos à la vérité. On peut se réfugier dans le racisme et dire : les hommes qui ont fait cela étaient des Allemands. On peut aussi en appeler à la métaphysique et s’écrier avec horreur, comme un prêtre que j’ai connu : « Mais c’est le démon ! Mais c’est le Mal ! ».
Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par l’opinion populaire. Dès lors, le meurtre peut bien lui apparaître comme la solution la plus rapide à ses problèmes.
Ce qui est affreux et nous donne de l’espèce humaine une opinion désolée, c’est que, pour mener à bien ses desseins, une société de ce type trouve invariablement les instruments zélés de ses crimes.
C’est un de ces hommes que j’ai voulu décrire dans La Mort est mon Métier. Qu’on ne s’y trompe pas : Rudolf Lang n’était pas sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l’échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent.
Il y a eu sous le Nazisme des centaines, des milliers, de Rudolf Lang, moraux à l’intérieur de l’immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leurs sérieux et leurs « mérites » portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’État. Bref, en homme de devoir et c’est en cela justement qu’il est monstrueux.
Le 27 avril 1972
Robert Merle »
PS
Livre fascinant