Le romantisme juif, j’y reviens ; il est au cœur du judaïsme, de la Bible. Le romantisme, soit la vitalité, l’élan, l’audace ; Heinrich Heine l’a compris ; Heinrich Heine, un écrivain juif entre la France et l’Allemagne. « Ses “Écrits juifs” chantent la poésie chevaleresque et héroïque d’Israël » nous dit Pierre Paraf. Et, de fait, l’histoire du peuple juif est une histoire romantique dans le sens le plus élevé du mot. L’histoire du peuple juif est une épopée. Le peuple juif et Israël, l’État d’Israël, un État à la fois très jeune et très ancien. Peu d’hommes l’ont mieux compris que Jean Lartéguy dans « Les murailles d’Israël », un livre dont je recommande la lecture. J’ai noté dans un carnet : « Commencé la lecture de “Combat secret pour Israël” du colonel Benjamin Kagan. Dans sa belle préface, Jean Lartéguy écrit : “Car pour un certain nombre d’hommes dont nous sommes, Israël ne peut pas disparaître, ou alors nous n’aurions plus jamais d’espoir et nous devrions nous résigner à vivre pour toujours dans un monde clos, déterminé par les facteurs les plus humiliants de l’Histoire, dont celui du nombre”. Ces considérations expriment très précisément l’une des raisons de mon sionisme, soit le refus de la loi du nombre, de la pesanteur de la masse. »
Intéressante remarque de Pierre Paraf au sujet de Moses Hess qu’il oppose notamment à Karl Marx : « Moses Hess fut le premier à rechercher dans le judaïsme traditionnel les fondements de ses convictions collectivistes », une exception à l’époque où les révolutionnaires juifs ignorent l’héritage juif. « La grande idée de Moses Hess (…) c’est que les Juifs ont une mission spéciale à remplir dans l’histoire de l’humanité ».
Le chapitre IV du livre en question de Pierre Paraf s’intitule « Le sionisme ». Ce qu’il écrit est charmant mais passablement désuet – et je tiens compte de la distance qui sépare 1931 de 2024. Le sionisme de Pierre Paraf est sympathique mais il n’a pas la clairvoyance de celui de Vladimir Z. Jabotinsky. Pierre Paraf n’a pas compris que ce n’est pas le partage des richesses et l’enrichissement des populations arabes de Palestine (nous sommes au début des années 1930 et l’État d’Israël ne sera proclamé qu’en 1948) grâce au travail juif qui règlera le problème entre Arabes et Juifs. Même après les pogroms de 1929, Pierre Paraf poursuit dans ses espoirs édulcorés et sucrés. Il est à l’occasion franchement agaçant, sympathiquement agaçant. Non, ce n’est pas en Palestine qu’il faut espérer jouer la comédie musicale « The Sound of Music ». Il écrit : « Rien d’essentiel en vérité n’a jamais divisé dans le passé et ne doit diviser dans l’avenir les fils d’Israël et d’Ismaël ». Israël et Ismaël, un joli duo… Et pour appuyer ses espoirs, Pierre Paraf nous dresse un tableau idyllique des relations entre Juifs et arabo-musulmans en gommant ce qui pourrait y déparer.
Pierre Paraf est sympathique et son style est fleuri. Il juge que la mise en valeur du pays avec les autochtones arabes suffira à s’allier ces derniers. Vladimir Z. Jabotinsky avait compris, et très tôt, que l’affaire ne serait pas si simple. Il était simplement plus lucide et, surtout, il n’avait pas cette sympathique condescendance envers les Arabes qu’a Pierre Paraf qui par ailleurs prend ses désirs pour des réalités. Pierre Paraf écrit : « Partout, en effet, la nécessité d’une collaboration plus étroite apparaît. Sans les Juifs la population arabe aurait vite fait de retomber dans son ignorance et dans sa misère. Un arrêt de l’immigration juive entraînerait immédiatement une baisse notable des terrains dont les Arabes seraient les premières victimes ». Pour lui la solution (elle est plus ou moins celle que préconisait Martin Buber) est la constitution d’une confédération judéo-arabe ; il précise : « La nouvelle nation serait constituée sur la même base que la Confédération helvétique, dont la diversité des éléments ne fit jamais obstacle à la parfaite harmonie ». On se pince, on croit rêver. La Confédération suisse est le fruit d’un complexe processus historique qui s’étend sur plusieurs siècles ; et tout à coup on déciderait de plaquer ce modèle dans une région particulièrement conflictuelle, le Proche-Orient, où les populations autochtones n’ont pas l’expérience de ce processus élaboré au cœur de l’Europe, dans ses régions les plus montagneuses, et qui a donné ce pays très original qu’est la Suisse, un État fédéral constitué de vingt-six cantons.
Pierre Paraf espère un sionisme plus économique et intellectuel que politique. Il n’a probablement pas compris – ou ne veut pas comprendre – que le sionisme est d’abord une volonté politique, une affirmation politique et non une association de bienfaisance ou un club littéraire. Non seulement le sympathique Pierre Paraf prend ses désirs pour des réalités mais il met la charrue avant les bœufs. Bref, personne ne s’y retrouve hormis, peut-être, l’intéressé. Il est vrai qu’il reste sioniste (qu’il représente l’une des multiples facettes du sionisme) et qu’il sait prendre ses distances vis-à-vis d’un Elian Judas Finbert (un homme par ailleurs extraordinairement sympathique) ou d’un Henri Barbusse qui, chacun à leur manière, regrettent le passage du Juif international au Juif national, un regret aujourd’hui très présent chez les de-gauche et qu’analyse Alain Finkielkraut dans un petit essai magistral, « Au nom de l’Autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient ». Selon ces deux écrivains, c’est en restant dispersés que les Juifs sauront donner leur pleine mesure. La prose d’Elian Judas Finbert et de Henri Barbusse ont en la circonstance quelque chose de dégoulinant et de poisseux.
Pierre Paraf est sioniste à sa manière. Il n’envisage pas la création d’un État juif mais simplement d’un foyer intellectuel juif en terre palestinienne. Une fois encore, c’est sympathique mais un peu niais. Il écrit, je le répète, « La nouvelle nation serait constituée par la même base que la Confédération helvétique, dont la diversité des éléments ne fit jamais obstacle à la parfaite harmonie. » De ce point de vue, son espoir serait satisfait s’il revenait parmi nous car il constaterait qu’au sein même de l’État d’Israël, majoritairement juif, vivent d’autres peuples qui ont la nationalité israélienne, à commencer par environ 20 % d’Arabes, qu’ils soient musulmans ou chrétiens.
Dans le dernier chapitre, intitulé « Israël et l’humanité », Pierre Paraf laisse entendre que pour espérer entraîner l’Europe vers un avenir meilleur il conviendrait de ne pas préconiser une révision générale des traités « qui risquerait de rallumer immédiatement de nouveaux incendies » sans pour autant « fermer la porte à des modifications partielles corrigeant les iniquités et les erreurs du traité de Versailles », une remarque lucide, me semble-t-il, une remarque que je me suis souvent faite et qui m’a entraîné à formuler la conclusion selon laquelle le traité de Versailles a été l’une des causes majeures de la Deuxième Guerre mondiale.
Et puisqu’il est plusieurs fois question de Max Nordau dans ce livre, je me permets d’évoquer brièvement cet homme moins connu que Theodor Herzl mais non moins important pour le sionisme. Max Nordau (1849-1923) est l’un des principaux organisateurs du premier congrès sioniste, à Bâle, en 1897. Il assure, et il n’est pas le seul, que le judaïsme d’Europe de l’Est est le terreau de la renaissance nationale juive dans ce qui est encore la Palestine, un judaïsme jugé plus fidèle que le judaïsme d’Occident. Max Nordau écrit : « Le Juif le plus humble de ces pays-là est de loin supérieur à tous ces hommes auxquels on voudrait qu’il s’efforce de ressembler par l’assimilation. Pour lui, l’assimilation est une terrible dégradation culturelle, un saut dans un abîme de barbarie ». Je ne sais si Pierre Paraf aurait applaudi à cette déclaration et autres déclarations dans ce genre de Max Nordau. Pierre Paraf ne cesse de jouer en sourdine ; il est homme de compromis par ailleurs très occidentalisé. Il célèbre la France en soulignant tout ce qui rapproche les Juifs de la France et la France des Juifs. Il lance des passerelles et des ponts ; et, de ce point de vue, il est particulièrement sympathique. Il connaît probablement mal les Juifs de l’Est et je doute qu’en les rencontrant il aurait été ému comme l’avait été Franz Kafka avec les acteurs du théâtre yiddish d’Isaac Löwi. La fermeté de ton de Max Nordau devait déranger le très délicat Pierre Paraf. Pierre Paraf est sioniste à sa manière et, redisons-le, il y a mille manières d’être sioniste et d’exprimer son sionisme. Mais, et j’insiste, le sionisme de Pierre Paraf semble flotter dans l’azur, sans base solide. On ne peut s’en tenir à l’économique et au culturel (voire au spirituel) et faire fi du politique qui est le socle. On se retrouve comme un unijambiste et même comme un cul-de-jatte. Quelle distance entre Pierre Paraf et Vladimir Z. Jabotinsky ! Je ne sais si ces deux hommes se sont rencontrés ou si Vladimir Z. Jabotinsky a lu Pierre Paraf ; mais j’imagine l’irritation voire la colère que le chef de file du sionisme révisionniste aurait éprouvée – a éprouvée – en lisant ou en écoutant Pierre Paraf, en lisant « Israël 1931 » par exemple. Pierre Paraf est hors-sol.
Dès le premier congrès sioniste, Max Nordau rend compte de ce qu’il juge être le « naufrage moral » des Juifs d’Occident, des Juifs émancipés qui ont renoncé à leur particularité tandis que les autres peuples leur font sentir qu’ils n’ont pas acquis la leur. Ils restent donc des étrangers tout en devenant des étrangers à leur propre communauté. Plus de ghetto physique mais un ghetto moral. Bref, selon Max Nordau, ce Juif assimilé ou qui tente de s’assimiler est maladroit, « il n’est pas naturel donc toujours un peu ridicule ». Et Max Nordau formule cette terrible inquiétude : « J’ai peur du développement futur de cette génération de nouveaux marranes, qui n’est soutenue moralement par aucune tradition et dont l’âme est empoisonnée par l’animosité qu’elle voue à son propre sang aussi bien qu’au sang étranger. » Cette génération de nouveaux marranes…
En aparté. Dans « Une histoire intellectuelle et politique du sionisme (1860-1940) », Georges Bensoussan fait cette remarque au sujet de la déclaration de Stanislas de Clermont-Tonnerre du 23 décembre 1789, au sujet des Juifs, une déclaration qu’il faut bien sûr envisager dans le contexte de l’époque mais qui trouve ses limites. Les Juifs sont envisagés en tant qu’individus et en aucun cas en tant que nation ; ils sont donc appelés – invités – à disparaître en tant que peuple. « Prise dans les contradictions de l’émancipation, loin de s’éteindre avec l’obtention des droits civiques, la “question juive” s’exacerbe au contraire. » Max Nordau et bien d’autres avec lui ont compris que « l’assimilation est pourvoyeuse d’un malaise diffus mais le plus souvent tu ». La déclaration de Stanislas de Clermont-Tonnerre si célébrée par la République m’a très vite, et peut-être même d’emblée, mis mal à l’aise car, précisément, les Juifs sont appelés – invités – à disparaître en tant que peuple…
Olivier Ypsilantis