Voltaire adopte les principes de base des Lumières et, fort de ses talents, il va les répandre partout, y compris dans les rangs de ses ennemis. Il s’appuie sur cet acte de foi selon lequel il existe des vérités intemporelles et éternelles dans tous les domaines de l’activité humaine. Cet acte de foi ne s’appuie pas sur la méthode déductive de la logique et de la mathématique mais sur le bon sens, plus proche des réalités humaines, du quotidien des hommes. Une telle orientation n’est pas sans mérite puisqu’elle invite à réduire la brutalité, le fanatisme et l’oppression dont l’histoire humaine est remplie. Cette orientation invite par ailleurs l’historien à se pencher sur ce qui touche au quotidien des individus et des sociétés plutôt, par exemple, qu’à énumérer des règnes ou des grandes batailles. Voir ce qu’il écrit dans « Essai sur les mœurs et l’esprit des nations ». Ce faisant, Voltaire opère une sélection à des fins pédagogiques pourrait-on dire ; ses écrits se veulent édifiants. Autrement dit le travail de l’historien ne consiste pas à satisfaire la curiosité de l’oisif, il se veut instructif. L’historien doit sans en avoir l’air s’efforcer de contribuer au progrès de l’esprit humain, se concentrer sur les périodes les plus lumineuses de l’histoire sans s’attarder sur les exploits d’un individu singulier. Il doit éviter d’encombrer l’esprit de ses lecteurs avec des récits d’horreur (comme les guerres de religion) qui ne peuvent que le déprimer inutilement ; il doit écrire de manière à rendre son lecteur meilleur et plus réfléchi – voir la tonalité de la biographie qu’il consacre à Charles XII de Suède. A cet effet, l’historien doit tailler dans la complexité de l’histoire et sélectionner avec soin ce qui peut aider au progrès des Lumières contre les Ténèbres dans lesquelles il place les religions dont le judaïsme. Mais, à ce propos, comment pouvons-nous vraiment savoir ce qu’a été le passé ? Voltaire ne s’embarrasse pas d’une telle question : ce qui doit retenir l’historien, c’est le caractère général d’une époque et d’une culture et en aucun cas des faits particuliers. Bref, selon lui il s’agit de faire simple afin de ne pas ajouter de la complexité à la complexité, du chaos au chaos. Mais alors, et insistons, comment appréhender le passé ? Par le bon sens, soit la lumière naturelle de la raison, le bon sens qui nous ouvrira les portes de la Vérité, en tout temps et en tous lieux. Voltaire a utilisé le bon sens pour déconstruire la propagande cléricale. Le bon sens a également aidé à repousser comme fausses des histoires généralement admises ; mais Voltaire ne s’en est pas moins laissé prendre à d’autres histoires non moins fausses. Il est vrai qu’il a amplifié l’intérêt pour l’histoire, qu’il a incité à ne pas s’en tenir aux grands événements et aux grands hommes pour mieux interroger le quotidien des hommes du commun et de sociétés données. Voltaire critique à raison l’eurocentrisme et invite à une vision globale (sociale, économique et culturelle), il y invite mais sans s’y livrer car ses écrits à caractère historique sont d’une lecture agréable mais souvent anecdotiques, avec une absence de tout effort de synthèse. Son invitation a été suivie par d’autres, une invitation qui dévalorise la valeur historique de l’histoire car elle porte en elle une charge morale, esthétique, sociale, etc. En tant que philosophe, Voltaire est en partie moraliste, en partie touriste et feuilletonniste ; il est journaliste à part entière et dans ses limites il est génial. Il ne perçoit pas – ne veut pas reconnaître – la multiplicité et la relativité des valeurs en fonction des époques et des lieux. Il envisage l’histoire d’une manière relativement statique, comme une accumulation de faits, de faits en vrac et liés entre eux de manière fortuite. De ce point de vue il est moins historien que certains penseurs qui l’ont précédé, des penseurs de la Renaissance en particulier. Cette vision de l’histoire que promeut Voltaire permet de détecter qui sont les ennemis du Progrès, de les dénoncer et de départager les Lumières des Ténèbres. Voltaire est bien celui qui pour le meilleur et pour le pire a le plus contribué à orienter les Lumières.
L’étude de l’histoire n’est devenue indépendante qu’en réaction à l’entreprise de classification de l’expérience humaine en termes de valeurs intemporelles et absolues. Cette réaction est venue de la Suisse et de l’Angleterre, avec les historiens de la littérature grecque et hébraïque, une réaction étendue à l’Allemagne et qui sera à l’origine de la révolution intellectuelle avec Johann Gottfried von Herder en tête de proue. Mais ce sont Voltaire, Fontenelle et Montesquieu à qui nous devons les branches les plus scientifiques de la production historique postérieure, soit l’histoire économique, l’histoire de la science et de la technologique, la sociologie historique, la démographie, bref, toutes les aires de la connaissance du passé basées sur la pratique des techniques statistiques et autres techniques quantitatives. Mais l’histoire de la civilisation que Voltaire prétendait inaugurer sera le fait des Allemands. Pourtant, avant cette réaction anti-Lumières conduite par les Suisses, les Anglais et les Allemands, une autre approche de l’histoire de conception anti-voltairienne avait été menée par un Napolitain que Voltaire n’a probablement jamais connu – et qu’il aurait traité avec dédain s’il l’avait connu.
Ce Napolitain, Giambattista Vico (1668-1744). Il a une solide connaissance des écrits humanistes, des auteurs classiques et de l’Antiquité et plus particulièrement du droit romain. Il n’a pas l’esprit analytique mais intuitif. Il médite l’enseignement des rationalistes français, à commencer par René Descartes ; mais il n’oublie pas la riche rhétorique italienne héritée des grands humanistes de la Renaissance qu’il défend. Son étude continuelle de ces deux tendances opposées le conduit à une surprenante réflexion : la mathématique est certes une discipline qui permet de traduire des propositions parfaitement claires et irréfutables, de portée universelle, mais non parce que cette discipline procède de la réalité (ainsi que l’avaient défendu nombre de penseurs à commencer par Platon) ; la mathématique une invention humaine, de bout en bout, avec des conclusions procédant des prémisses selon un parcours logique, un parcours défini par l’homme. La mathématique n’est qu’un jeu et en rien une découverte, un jeu avec des règles posées par l’homme. Appliquée au monde naturel (le monde non créé par l’homme), la mathématique produit d’importantes vérités (voir la physique et la mécanique) mais la nature n’ayant pas été créée par l’homme et ayant ses caractéristiques propres, elle ne peut être librement manipulée et ainsi les conclusions à son sujet sont relativement aléatoires. Giambattista Vico reprend et développe une proposition de saint Augustin selon laquelle un individu ne peut vraiment connaître que ce qu’il a créé par son intellect et son imagination, et quel que soit le domaine considéré, scientifique ou artistique. Mais le monde naturel, non créé par l’homme, reste relativement opaque. Malgré tous les remarquables efforts entrepris par l’homme, la nature lui reste extérieure. Il y a un abîme impossible à combler entre la nature et ce qui est créé par l’homme. Tous les domaines de la connaissance se trouvent à des degrés divers en position d’inintelligibilité face au monde créé, au monde naturel.
Dix ans plus tard, Giambattista Vico fait un pas décisif. Il juge qu’il est un autre domaine que l’homme peut pleinement comprendre de l’intérieur : l’histoire humaine, une histoire dont l’homme est pleinement l’acteur – et non le spectateur. Ainsi, suivant les prémisses qu’il pose et la logique développée, nous en savons plus sur nous-mêmes que sur le monde extérieur (le monde naturel). Ainsi est-il pertinent de s’interroger sur le droit romain et les institutions romaines censés réguler les relations au sein d’une société. Par contre, n’ayant pas créé la nature et ses éléments, l’homme ne peut en connaître les fins ultimes – s’ils en ont une – et pourquoi ils ont été créés ainsi. C’est pourquoi il est malvenu et pervers de vouloir appliquer les règles des sciences naturelles au monde de l’esprit, de la volonté et des sentiments ; car ce faisant nous pratiquons l’auto-négation et nous interdisons la voie vers bien des choses que nous pourrions connaître d’une connaissance vraie car envisagée de l’intérieur. Ignorer cette donnée en faveur d’une science unificatrice et d’une méthode d’investigation universelle revient à nous fermer bien des portes au nom d’un dogme matérialiste.
Olivier Ypsilantis