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En lisant Isaiah Berlin – 1/3

J’ai relu il y a peu Isaiah Berlin, l’un de ces penseurs qui m’aident à affronter l’époque et à rendre l’air que je respire un peu plus respirable. J’ai relu une traduction portugaise de « The Pursuit of the Ideal » (« A Busca do Ideal », traduction de Maria José Figueiredo). J’ai choisi de rapporter mes notes de lecture relatives à un essai qui compose ce recueil, « The Divorce between the Sciences and the Humanities » (« O divórcio entre as ciéncas e as humanidades »), une question qui a commencé à me préoccuper il y a une vingtaine d’années, une question qui me préoccupe toujours plus. Depuis qu’Isaiah Berlin a publié cet essai (en 1974), ce divorce n’a cessé de s’accentuer, posant ainsi une question de plus en plus urgente. Aujourd’hui nous observons une emprise toujours plus marquée des sciences, un terme qui en la circonstance ne me semble pas assez précis et que je remplacerais volontiers par techniques et technologies.

Il y a chez nous cette idée selon laquelle le progrès des sciences et le progrès en général sont possibles aussi longtemps qu’ils ne sont pas entravés par l’ignorance, les superstitions, les préjugés, etc., bref, par les diverses formes de l’irrationnalité. Cette idée est sous-tendue par cette autre idée selon laquelle les progrès des sciences de la nature sont tels qu’il est possible sur cette base d’édifier une structure homogène de règles et de principes d’une parfaite clarté qui, s’ils sont appliqués correctement, permettront un progrès constant dans notre compréhension des mystères de la nature. Cette vision très occidentale semble remonter à Platon, au moins à Platon, une vision qui prend appui sur trois présupposés : 1. Il n’y a qu’une seule et unique vraie réponse à toute authentique question ; en conséquence toutes les autres réponses ne peuvent être que faussées ; et s’il n’en est pas ainsi c’est que la question posée est elle-même faussée. 2. La méthode qui permet de définir des solutions à tous les vrais problèmes a un caractère rationnel actif dans tous les domaines. 3. Ces solutions (présentes ou à venir) ont un caractère universel, éternel et immuable. Il y a certes des divergences au sein de cette tradition quant à la recherche de vraies réponses, entre Platon et Aristote, entre Jean-Jacques Rousseau et Tolstoï, entre vérité a priori et simple bon sens, et j’en passe ; mais, nous dit Isaiah Berlin, toutes ces tendances ont un point commun : selon elles il n’existe qu’une méthode (ou une combinaison de méthodes) pour parvenir à une réponse vraie et que les questions auxquelles on ne peut répondre par l’une de ces méthodes sont des questions qui n’appellent aucune réponse, autrement dit des questions à jeter. Il n’est pas étonnant qu’une telle vision du monde ait été particulièrement en vogue alors que les sciences de la nature s’imposaient en Europe occidentale au XVIIème siècle. Parmi les nombreux promoteurs de cette vision du monde citons en tête René Descartes et Francis Bacon pour aller jusqu’au Cercle de Vienne (Wiener Kreis) de l’entre-deux-guerres et son empirisme logique, avec leur idéal d’unification totale des sciences de la nature et des sciences humaines. Cette croyance a eu un rôle décisif dans l’organisation sociale, juridique et technologique de notre monde. Elle repose sur une immense prétention et ne peut être que tôt ou tard remise en question car elle fait obstacle à d’autres visions du monde. Elle est une barrière face à une force spirituelle et politique qui ne peut se satisfaire de ce système unificateur, totalisant et totalitaire qui refuse d’autres voies pour l’imagination, les sentiments et la volonté.

Ce phénomène n’est pas nouveau. Ainsi la prédominance des écoles philosophiques à Athènes au cours de la période hellénistique a-t-elle encouragé bien malgré elle des cultes du Mystère et autres formes d’occultisme et d’exaltation de l’émotion, une escapade hors des sentiers balisés de la Raison. La révolte chrétienne contre les systèmes légaux tant juifs que romains entre dans le cadre de ce rejet. Et Isaiah Berlin passe aux rejets antinomistes (doctrine qui considère que le salut ne dépend pas du respect de la loi divine) médiévaux contre la scolastique et l’autorité de l’Église, rejets qui vont des Cathares aux Anabaptistes. Notons que la Réforme a été précédée et suivie de puissants courants mystiques et irrationnels. Et l’irrationalisme semble avoir multiplié sa puissance aux époques modernes, du Sturm und Drang à ses manifestations politiques, tant à droite qu’à gauche.

Mais venons-en au plus important, soit cette prétention à tout expliquer, à vouloir rendre compte du monde à partir d’une méthode unique (d’un point de vue unique), une prétention qui s’appuie sur argumentation rationnelle et qui a conduit au fil des siècles au grand divorce entre les sciences de la nature et les humanités, entre la naturwissenshaft et la geisteswissenshaft. Les succès remportés par les sciences de la nature au XVIIème siècle ont conféré un immense prestige à la méthode scientifique. Pionniers de cette méthode, René Descartes et Francis Bacon, eux-mêmes héritiers des outils forgés avant la Renaissance et au cours de la Renaissance. Afin de ne pas heurter frontalement les autorités chrétiennes ce mouvement prend soin de placer toute chose devant le tribunal de la Raison, étant entendu que les falsifications les plus grossières et les interprétations erronées des textes avaient été dénoncées par les humanistes en Italie et les réformateurs protestants en France. Bref, ledit mouvement trouve devant lui une route en partie déblayée. Baruch Spinoza prolonge et approfondit les dénonciations de Francis Bacon. Il dénonce les émotions qui ne font que porter préjudice à l’exercice de la raison, qui activent les haines infondées et encouragent les pratiques destructrices. Cette nouvelle philosophie invite à un vaste travail de ménage afin d’ouvrir la voie à un langage adéquat, soit celui des sciences mathématiques et physiques. Il est vrai qu’à l’époque la connaissance théorique est encore un tout homogène, les frontières entre philosophie et science, critique et théologie n’étant pas encore clairement tracées. La grammaire, la rhétorique, la jurisprudence et la philosophie débordent alors volontiers sur l’aire de la connaissance historique et des sciences de la nature, et inversement. Le langage est surveillé par ce nouveau rationalisme, tant en Angleterre qu’en France où l’on dénonce l’usage de la métaphore et autres formes rhétoriques. Voir à ce propos la rigueur dans l’expression de Racine, Molière, La Fontaine ou Boileau. La France critique l’exubérance de la littérature italienne. L’Église elle-même est touchée par cette tendance. Ce nouveau rationalisme va en priorité s’attaquer à l’histoire, à la narration historique, une attitude activée par le scepticisme que suscite la manipulation de l’histoire à des fins de propagande au cours des guerres de religion au XVIème siècle. Bref, il ne s’agit plus d’écrire l’histoire dans un but d’édification, de faire de l’étude historique une école de vertu (sans jamais se préoccuper d’exactitude) mais de fonder une science et d’adopter à cet effet une méthode scientifique comme dans les sciences de la nature. Une telle prétention ne va pas favoriser une pratique sérieuse de l’histoire. L’attaque la plus massive est lancée par René Descartes avec sa méthode. Mais comment appliquer une telle méthode à la recherche historique et plus généralement aux humanités ? Il n’y a pas d’effet cumulatif dans les humanités comme il y en a dans les sciences de la nature, et une telle attitude ne peut que conduire à la mort des études historiques. Pourtant elles vont se développer dès le milieu du XVème siècle, notamment par l’étude de l’Antiquité à partir des monuments, documents juridiques, manuscrits divers, monnaies, médailles, etc. De grands juristes du XVIème et XVIIème siècles et dans divers pays s’emploient à analyser les textes juridiques, tant romains que médiévaux. Des savants français donnent naissance à la notion d’histoire culturelle avec l’accent toujours plus mis sur les différences entre sociétés, époques et civilisations. L’excès d’érudition est remis en question et des méthodes de travail ainsi que la manière de les mettre en pratique sont proposées aux historiens. Plus que la production historique à proprement parler, il s’agit de métahistoire ou de théories de l’histoire. Mais parallèlement à ces efforts somme toute louables, le modèle scientifique qui domine le siècle en question déclare qu’il y a une réponse unique, universelle et éternelle (immuable) à chaque question. La théorie politique de Baruch Spinoza est de ce point de vue un exemple éloquent, sans oublier Thomas Hobbes. De telles pensées ne sont pas portées par la curiosité ou un quelconque désir de connaître la vérité en tant que telle ; ces pensées ne sont qu’utilitaires, soit promouvoir une vie meilleure ici-bas par l’exercice exclusif de la raison. Les fins de l’homme sont posées, que ce soit par Dieu ou la Nature. C’est l’idéal de nombreux penseurs qui croient en une structure morale et politique appuyée sur une théorie scientifique de la sociologie et de la psychologie. Parmi les promoteurs de cette tendance, le plus talentueux, Voltaire. Son premier et plus tenace opposant, Giambattista Vico.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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