L’invasion de l’Union soviétique est très clairement identifiée comme « a war of ideologies ». Les lois de la guerre et la discipline militaire vont s’en trouver profondément perverties. Ainsi, toute l’armée (et pas seulement les unités spéciales comme les SS) se trouve appelée à participer aux activités criminelles de cette guerre. Cette implication favorise l’élaboration de tout un langage destiné à masquer les crimes, avec multiplication d’euphémismes et de termes pseudo-légaux. Suite à la dégradation de la situation sur le front, les actes criminels se multiplient et acquièrent un statut de légalité. Le système légal de la Wehrmacht s’adapte de lui-même à la Weltanschauung nazie. A l’Ouest, les attaques contre les civils et leur propriété de la part de soldats allemands sont (très) sévèrement punies ; rien de tel à l’Est et plus particulièrement en Union soviétique. L’idéologie nazie et la dureté des combats font que ce qui est puni à l’Ouest ne l’est plus à l’Est. La discipline (activée par l’idéologie) ne s’applique plus qu’à promouvoir l’efficacité au combat, un combat extraordinairement meurtrier. L’ennemi est identifié aux Untermenschen et ainsi le soldat de la Wehrmacht peut ne plus se mettre aucune limite. Par sa brutalité, la guerre à l’Est conduit à un processus de radicalisation de toute l’armée, processus qui fait qu’en Union soviétique la Wehrmacht devient vraiment l’armée de Hitler, Hitler’s Army pour reprendre le titre du livre d’Omer Bartov. Cette violence activée par l’idéologie nazie finit par engendrer de graves problèmes, non seulement pour les habitants des territoires conquis mais aussi pour l’armée allemande. En effet, les réquisitions organisées (official requisitions ou organized requisitions) encouragent les réquisitions sauvages (« wild » requisitions ou unauthorized looting ou plunder). Mais il s’avère que la distinction entre organized requisitions et « wild » requisitions n’est en rien pertinente car tout est permis afin d’assurer la survie de l’armée allemande aussi longtemps que sa cohésion n’est pas menacée. Si les réquisitions sauvages ne sont pas enrayées par le commandement allemand c’est d’abord parce que le soldat allemand a été envoyé par ce même commandement, et aux plus hauts échelons, pour une « campain of robbery, destruction, and murder ».
Les populations civiles sont soumises au travail forcé, femmes et enfants en âge de travailler compris, notamment pour la construction de fortifications, de routes, pour le déblayage de la neige. Celles et ceux qui ne peuvent être nourris sont abandonnés et généralement condamnés à mourir de faim ou de froid. Celles et ceux qui travaillent ainsi pour l’armée allemande touchent à peine la moitié des rations attribuées à ses soldats. Alors qu’elle bat en retraite, l’armée allemande pratique la politique de la terre brûlée (scorched earth). On imagine les conséquences avec la création de « desert zone » sur des populations qui sont condamnées à errer dans des terres où ne subsiste aucun produit agricole, avec des températures qui durant des mois peuvent baisser jusqu’à – 40° C. A la dévastation et au pillage planifiés de régions entières s’ajoute la déportation vers l’arrière des hommes afin de priver l’Armée rouge de conscrits potentiels dans son avance. Cette dévastation organisée s’accompagne de multiples actes individuels – du « wild » looting. C’est toute l’armée allemande qui se trouve entraînée dans la mise en œuvre d’une violence radicale et incessante. Toutes les barrières morales de la discipline traditionnelle sautent très vite les unes après les autres. Les soldats soviétiques qui se rendent peuvent être abattus ainsi que les civils désarmés. Les distinctions qui pouvaient avoir cours sont balayées. Au cours de l’opération Barbarossa, plus de 5 700 000 soldats soviétiques sont faits prisonniers. 3 300 000 (soit 57 %) meurent. Début 1942, 2 000 000 de ces prisonniers de guerre sont déjà morts, exécutés (au moins 600 000) ou morts de faim, de froid, de maladie, etc. Les Soviétique sont des Asiatiques, des ennemis politiques et idéologiques, des bandits, des partisans, des Juifs, des judéo-bolcheviques, bref, des individus à liquider sans distinction – même si officiellement on fait mine de vouloir séparer les partisans, les commissaires politiques et les Juifs des autres. Les « criminal orders » ont tendance à être interprétés dans leur acception la plus radicale. On relève parfois dans des rapports qu’il est indigne pour un soldat allemand d’abattre un prisonnier de guerre, soviétique en l’occurrence, mais la propagande ne cessant de présenter les Soviétiques comme des Untermenschen, les soldats allemands n’ont guère de scrupules et ne s’embarrassent d’aucune distinction, notamment « raciale » ou politique.
Au troisième jour de l’opération Barbarossa, le général Joachim Lemelsen, commandant d’un Panzergruppe, écrit qu’un prisonnier de guerre russe en uniforme doit être traité correctement. Il n’a pas compris que cette opération diffère des autres, que l’idéologie est appelée à balayer les traditions militaires ou à les pervertir à son avantage. L’idéologie nazie est par ailleurs soutenue par un cynisme radical.
En dépit de ses ordres, le général Joachim Lemelsen rapporte que les prisonniers de guerre sont indistinctement exécutés. Il s’efforce de freiner ce phénomène en déclarant que seuls les commissaires politiques identifiés comme tels doivent être exécutés. Mais ceux qui désobéissent à ces ordres ne sont guère punis, tout au plus admonestés. De nombreux généraux engagés sur le front Est ne parviennent pas à réfréner leurs troupes qui se voient engagées dans un combat existentiel et idéologique. Les responsables militaires sont très conscients des effets négatifs (pour ne pas dire désastreux) que provoque le comportement de leurs hommes, à commencer par une résistance toujours plus acharnée des Soviétiques qui redoutent toujours plus de tomber entre les mains des Allemands que d’être tués au combat. On s’efforce de faire comprendre aux soldats allemands que tous les Russes ne sont pas des communistes et on abolit le Kommissarbefehl. Ce faisant il s’agit également d’augmenter la masse des travailleurs dont l’Allemagne a de plus en plus besoin. Mais, dans un même temps, face aux énormes pertes que subit l’armée allemande, l’endoctrinement idéologique s’intensifie et se radicalise. Le Kommissarbefehl officiellement aboli n’a que peu d’effet sur le terrain car y désobéir n’entraîne aucune sanction. Les attaques de partisans sont sanctionnées par des punitions collectives indiscriminées, ce que suggère déjà le décret Barbarossa. Cette politique contre-productive n’empêche pas la répression de s’amplifier et de s’intensifier. Elle devient véritablement aveugle. Les éliminations « raciales » et politiques (voir les opérations anti-partisans) prônées par le nazisme et acceptées par le commandement militaire ont un puissant effet de brutalization sur les troupes car, sous couvert de ces catégories, le soldat allemand se sent autorisé à commettre meurtres, destructions, vols, viols et tortures, des actes pas nécessairement autorisés (voire interdits) mais (très) rarement punis (et lorsqu’ils le sont, il ne s’agit que de légères réprimandes) et généralement encouragés par ses supérieurs. Le mot « partisan » paraissant trop limité pour légitimer une telle répression contre les populations civiles, on fait usage d’euphémismes comme « espion » ou « agent », un procédé très efficace qui provoque un zèle particulier ; et toute tentative pour freiner ce zèle qui prend d’inquiétantes proportions est ignorée.
La conduite des troupes ne peut être comprise que par la légalisation au sein de la Wehrmacht d’actes jusqu’alors considérés comme criminels. Les « wild » acts s’inscrivent dans un processus de légalisation de tels actes, d’autant plus qu’ils permettent aux officiers de renforcer la discipline au combat, essentielle à la cohésion de l’armée.
La discipline au sein de l’armée allemande a toujours été rude mais sur le front de l’Est, de 1941 à 1945, elle devient meurtrière. Omer Bartov insiste : « Indeed, here was a clear case of the connection between the army’s crimes toward other nations and its ruthless treatment of its own troops, for both stemmed from the same ideological roots, and were based on the same inversion of martial law. » A ce constat s’ajoute l’extraordinaire dureté des combats sur le front Est. Les processus de brutalization s’accélèrent dans les rangs de l’armée allemande et envers l’ennemi, deux processus qui s’activent mutuellement et font appel à toujours plus de justifications idéologiques qui en retour activent ces processus.
Au cours de la Première Guerre mondiale, la justice militaire allemande a exécuté 48 de ses soldats (bien moins que chez les Français et les Britanniques). Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, la justice militaire allemande exécute entre 13 000 et 15 000 de ses soldats (bien plus que chez les Français et les Britanniques), sans compter ces dizaines de milliers de soldats envoyés dans des bataillons disciplinaires, condamnés à des peines de prison souvent très longues et aux travaux forcés. Cette estimation du nombre d’exécutés par la justice militaire allemande ne tient pas compte des soldats abattus sans jugement car tentant de fuir, refusant d’obéir et j’en passe. Omer Bartov : « Having legalized the murder of civilians, it was really a matter of time and circumstances before the army would sanction the murder of its own troops. » Le processus de brutalization devient total sur le front Est. La discipline au sein de l’armée allemande a un rôle bien plus important dans la cohésion de ses unités que n’en avaient eu les « primary groups ». « The “legalization” of authorized, and the toleration of unauthorized crimes was a central component of the Wehrmacht’s remarkable determination on the battlefield. »
Les entorses à la discipline (comme le refus d’aller au combat) n’ont pas été rares, mais à aucun moment elles n’ont menacé la cohésion de l’armée, à l’exception des dernières semaines du conflit. La discipline toujours plus brutale n’a été acceptée par les troupes que parce qu’elle était sous-tendue par une idéologie plus ou moins acceptée, plus ou moins assimilée. A mesure qu’augmentait la pression soviétique, les soldats allemands opposaient une résistance de plus en plus forte, la peur de l’ennemi activée par une propagande de plus en plus frénétique ne cessant de faire toujours plus pression ; et cette peur devenait autrement plus forte que celle qu’ils avaient de leur hiérarchie.
La conclusion d’Omer Bartov à ce chapitre est sans appel. Le soldat allemand « was a very frightened man, scared of his commanders, terrified of the enemy; this is probably why he seems to have enjoyed so much watching others suffer » ; et il ajoute, « this horrific Exekutions-Tourismus can only be understood as the ultimate perversion of the soldiers by a terroristic system of discipline, backed by a murderous ideology, which achieved its aim of preserving cohesion at the price of destroying the individual’s moral fabric and thereby making possible the extermination of countless defenceless people. » Avant même le déclanchement de l’opération Barbarossa, l’idéologie nazie avait effectué un vaste et profond travail, préparant ainsi les soldats allemands à la radicalité de la guerre… idéologique.
Olivier Ypsilantis