Le nazisme c’est aussi une capacité à inverser la réalité ; et cette capacité est perceptible dans des lettres de soldats allemands où les victimes (principalement les Juifs) sont présentées comme des agresseurs dont il faut à tout prix se débarrasser. Cette capacité à inverser les valeurs explique l’extrême brutalité non seulement des SS et autres unités spéciales mais aussi de la Wehrmacht. Cette capacité « was probably the most effective means of overcoming the moral scruples many of the Wehrmacht’s troops and officers may still have retained in spite of their long years of ideological training. »
En regard de l’armée allemande traditionnelle, le nazisme n’est pas perçu comme un ensemble conceptuel cohérent mais plutôt comme une somme de slogans destinée à orienter et soutenir son action. Le nazisme se saisit de certaines caractéristiques qui lui sont antérieures (comme l’idéalisation du guerrier ; voir Ernst Jünger au cours de la Première Guerre mondiale) et les nazifie, ce qui conduit à un « self-fulfilling prophecy, whereby acting in a manner perceived as necessary for the situation one expected actually created that situation, confirming one’s expectations and justifying one’s action. » C’est une sorte de cercle vicieux avec confusion entre les causes et les conséquences qui active une énergie meurtrière et destructrice. Le Juif doit être physiquement annihilé et la mémoire juive avec lui ; et c’est à ce prix que le soldat allemand préservera sa propre humanité… Ce n’est qu’en rendant ses victimes responsables de tous les malheurs du monde, à commencer les siens, qu’il lui sera possible de poursuivre son œuvre mortifère sans état d’âme. Ce n’est qu’en étant soumis à des schémas globalisants que le meurtre pourra être mené à son terme – individualiser les victimes aurait un effet paralysant au moment d’appuyer sur la détente – « pulling the trigger may become all but unbearable. » La plupart des hommes qui servent dans la Wehrmacht au cours de la Deuxième Guerre mondiale étaient soit des enfants soit des adolescents en 1933, année de l’accession de Hitler au pouvoir.
Une préoccupation centrale du nazisme (comme de tout régime totalitaire), l’endoctrinement de la jeunesse. L’idéologie inculquée aux membres des Hitlerjugend (HJ) explique en partie le comportement des soldats de la Wehrmacht sur le front de l’Est. De fait, ce sont ses plus jeunes soldats qui ont le plus subi l’endoctrinement nazi avant leur incorporation. Le rôle des parents se trouvaient limité voire annulé car leur enfant était encouragé à les dénoncer s’il estimait qu’ils tenaient des propos hostiles au régime.
Les soldats allemands ne sont alors pas nécessairement membres du Parti nazi, loin s’en faut, mais le culte de l’action au détriment de la réflexion les pousse dans le sens de l’idéologie nazie. Omer Bartov note que « that powerful combination of the Nazi regime’s ideology, the Wehrmacht’s system of value, and the reality of the war, enhanced by the youthfulness of the soldiers, the manifest weakness of family and school in the face of totalitarian rule, and the tremendous impact of a highly appealing youth movement, which deliberately mobilized the rebellion spirits of the young against their parents and teachers, providing them instead with military trappings, power over their elders, and an opportunity to sacrifice themselves for a “good cause”. » Les jeunes officiers éduqués dans un tel environnement impressionnent les autres soldats par leur enthousiasme et leur esprit de sacrifice. Cette génération passée par la Hitlerjugend est particulièrement imprégnée de sentiments racistes (en particulier antisémites). La guerre est alors généralement envisagée comme le sommet de l’existence humaine, et ceux qui tentent de s’y soustraire sont considérés comme méprisables, indignes de vivre. Il faut lire les lettres écrites par des soldats de la Wehrmacht et dont Omer Bartov rapporte de nombreux extraits. On peut relever dans nombre d’entre elles une profonde marque platonicienne où s’opposent l’Idéalisme et le Matérialisme, avec la guerre comme force régénératrice. Il s’agit de changer le monde et radicalement, et peu importe les moyens. (J’ouvre une parenthèse afin de préciser le mot « révolutionnaire », chargé de tant de « beauté ». Le nazisme a bien été une force révolutionnaire et en rien une force réactionnaire ou conservatrice. Le nazisme ne peut être qualifié « de droite » dans la mesure où il peut tout aussi bien être qualifié « de gauche », et la plus radicale des gauches, implacablement révolutionnaire.)
« The Führer and the junior officers indeed spoke the same language, sharing a paternalistic devotion to the Volk or “their men”, a commitment to use the most ruthless means against anyone perceived as an obstacle to the realization of their vague, distant, but to them highly idealistic goals, and deriving the same sense of acute joy from the actual act of destruction, from the killing of others and the prospect of one’s own death. » Cette jeunesse formatée par le nazisme est porteuse de quelques principes de base : la loyauté au groupe, l’obéissance absolue aux supérieurs hiérarchiques, la glorification de la force et de l’endurance physique (et un certain mépris pour l’intellect et l’intellectuel), le racisme (en particulier l’antisémitisme), l’anti-bolchevisme, l’expansionnisme (avec la notion d’espace vital ou Lebensraum), la dévotion au Führer, autorité suprême et incarnation du Volk, arbitre de la destinée de l’Allemagne. L’endoctrinement permet non seulement de motiver les troupes et de les entraîner dans un processus de brutalization, il légitime leur sacrifice ainsi que les atrocités qu’elles commettent contre un ennemi perçu comme une force démoniaque tant d’un point de vue politique que biologique. Les nazis sacralisent l’idéologie non pas pour en faire une croyance abstraite mais un outil d’action. La propagande adressée aux troupes associe Hitler à Dieu. Il est chargé d’une mission divine et son destin personnel est inséparable de celui du peuple (Volk) allemand voire de la civilisation occidentale. Ton eschatologique, arguments pseudo-théologiques, darwinisme social et captation de la tradition militaire par l’idéologie (nazie). Dans le discours nazi, l’irrationnel prend le pas sur l’aptitude professionnelle et les avances technologiques. Cette tendance déjà perceptible au cours de la campagne de France (une victoire rapide) s’accentue dramatiquement au cours de la campagne de Russie et devient même hystérique à mesure que la guerre se prolonge et tourne toujours plus en défaveur de l’Allemagne. Mais ce qui rend cette propagande si efficace, c’est surtout la terreur de la vengeance qu’ont les soldats allemands considérant l’immensité des massacres et des destructions dont ils se sont rendus responsables. Aucune analyse quant au contenu théorique du communisme, aucune volonté d’une discussion rationnelle, rien qu’une volonté d’annihilation. Et la détermination de l’Armée rouge active la propagande nazie qui pousse au fanatisme le plus radical porté par une tension métaphysique.
Avant même le déclenchement de l’opération Babarossa, la propagande a fait son œuvre au point de distordre la réalité : « One saw what one expected to see, and one smashed dit so as not to have to see it any longer. » Ce processus est activé car une telle propagande n’a pas le seul fait du Parti nazi et du haut-commandement militaire à l’arrière mais aussi des officiers directement engagés sur le front, des officiers qui n’agissent pas par cynisme afin de motiver leurs hommes mais avec une authentique ferveur. De fait, nombre d’officiers qui n’ont par ailleurs guère de sympathie pour Hitler et son régime partagent volontiers nombre de leurs idées (Feindbild). Il est demandé aux soldats qui se battent sur le front de l’Est de ne pas s’en tenir aux règles de la tradition militaire (Soldatentum) et aux règles de la guerre mais d’intégrer une conception raciale (Völkischen Idee) afin d’en finir avec les ennemis (les Juifs en particulier) du peuple allemand et des races apparentées. Il faut lire l’appel du 10 octobre 1941 de Walter von Reichenau à ses troupes, un appel célébré par Hitler et qui servira de modèle à de nombreux généraux de la Wehrmacht – voir l’appel du général Erich von Manstein du 20 novembre 1941. Il y a le bolchevisme, le Juif, le judéo-bolchevisme mais aussi cette insistance sur le fait que l’Union soviétique est racialement asiatique et non européenne. Le général Hermann Hoth déclare que les Russes sont des Asiatiques qu’animent des instincts primitifs et qu’ils sont dirigés par un petit nombre d’intellectuels majoritairement juifs. La guerre contre l’Union soviétique est présentée comme une guerre préventive (en aucun cas d’agression) contre les hordes asiatiques et le judéo-bolchevisme qui menacent la civilisation occidentale.
Omer Bartov a étudié de nombreuses lettres écrites par des soldats de la Wehrmacht et il note : « The most striking aspect of the soldier’s letters is the remarkable similarity between their terminology, modes of expression, and argument and those which characterize the Wehrmacht’s propaganda. » Les préjugés nazis sont particulièrement marqués dans les lettres écrites sur le front de l’Est ; mais bien avant le début de l’opération Barbarossa, les lettres des soldats allemands montrent combien l’influence de la Weltanschauung est déjà profonde, d’autant plus que les rapides victoires de l’armée allemande à l’Ouest ont conforté ces soldats dans leur admiration pour Hitler, admiration qui suppose une sympathie plus ou moins affirmée pour ses idées. « The correspondence from the Eastern Front provides us with a particularly good opportunity to observe the manner in which the German troops internalized some of the central notions of Nacional Socialism and employed them to rationalize their predicament at the front, legitimize their criminal actions, and fortify their spirit. » Ces soldats relayent la propagande mais, ainsi que le précise Omer Bartov, on n’exige pas d’eux qu’ils s’adonnent à la phraséologie nazie, on leur demande simplement de s’abstenir de toute critique à l’égard du régime. L’étude de ces lettres permet aux historiens de prendre la mesure de la distorsion de la réalité chez leurs scripteurs.
A mesure qu’avance la guerre, l’inversion entre victime et bourreau ne cesse de se confirmer. L’état effroyable dans lequel se trouvent les Juifs active le stéréotype de l’Untermensh et les tuer revient à ne tuer que des poux ou des rats. La résistance des soldats allemands ne s’explique que par les doses de propagande idéologique qui leur sont injectées, des doses toujours plus fortes à mesure que la guerre se prolonge. Dans la correspondance des soldats de la Wehrmacht ne cesse de revenir cette croyance selon laquelle l’opération Barbarossa est une opération préventive contre les hordes asiatiques prêtes à déferler sur l’Allemagne et contre le judéo-bolchévisme et ses visées mondiales. La misère des Russes n’est en aucun cas attribuée aux meurtres et aux destruction causés par les Allemands mais exclusivement aux bolcheviques, aux judéo-bolcheviques. Les Russes ayant été déshumanisés par la propagande (de fait, ils se trouvent presqu’au niveau des Juifs en tant que Slaves et à leur niveau en tant que judéo-bolcheviques), il devient possible de les tuer sans hésiter et sans éprouver le moindre remords. Les descriptions de prisonniers de guerre russes relevées dans la correspondance de soldats allemands sont des stéréotypes dictés par une propagande qui fait écran en eux et la réalité. Des cas de compassion (rares) ont été relevés envers ces prisonniers, jamais envers les Juifs, la propagande à leur sujet ayant été la plus féroce depuis l’arrivée des nazis au pouvoir. Et l’antisémitisme se renforce à mesure que se prolonge la guerre. L’antisémitisme est au cœur du nazisme, il active toute son idéologie, il est sa caractéristique la plus profonde et précise. En les éliminant, on élimine une nuisance, tout simplement, et on met fin à un danger (mortel). Les actions contre les partisans servent à justifier toutes les exactions contre les populations et contre les Juifs plus particulièrement, les Juifs accusés d’activer tout ce qui s’oppose à l’action civilisatrice de l’armée allemande, accusés d’être les maîtres d’œuvre du bolchevisme, l’une de leurs créatures, et pas des moindres. Cette propagande est d’autant plus efficace qu’elle est partagée à des degrés divers par la majorité des populations locales. « It is interesting to note that the encounter with real Jews seemed to confirm even the most pornographic and malicious anti-Semitic propaganda produced in the Third Reich. Thus while it is true that initially it was easier to create hatred and fear of an abstract enemy, once this image had been internalized soldiers applied it to real leaving human being, apparently believing that they actually resembled the caricature of “the Jew” in Nazi newspapers. »
Dans les dernières pages de son étude, Omer Bartov évoque le massacre des habitants du village grec de Komeno, le 16 août 1943. La majorité des soldats allemands engagés dans cette action semblent avoir désapprouvé tout en finissant par obéir aux ordres. Omer Bartov note que cette action a été menée en 1943 par une unité ayant servi sur le front Est où de tels massacres étaient quotidiens. Question d’Omer Bartov : pourquoi cette réticence de la part de soldats habitués à massacrer les populations civiles ? Peut-être parce qu’il s’agissait de Grecs et non de Russes – Russes, Juifs, bolcheviques, judéo-bolcheviques, selon la propagande. Il y aussi (et peut-être) le fait que ces témoignages ont été recueillis en 1971, soit près de trente ans après les faits, avec l’effet de distorsion que le temps met dans les mémoires ; et il faut aussi tenir compte d’une probable réécriture destinée à s’auto-disculper, au moins en partie.
Contrairement à une idée répandue, et dans le cas qui nous occupe, ce sont les soldats engagés en première ligne qui ont été les plus réceptifs à la propagande nazie élaborée à l’arrière. « The troops at the front were the firmest Hitler’s followers, and the least cynical about his ideology. » Dans les deux dernières années de la guerre, ces troupes engagées sur le front Est sont vues (et se voient) comme les apôtres de la nation allemande et les sauveurs de la civilisation occidentale. Au cours de ces deux années, la politique génocidaire du Reich n’a cessé de subir une accélération. La peur de la revanche (de la part des hordes asiatiques, des judéo-bolcheviques, etc.) stimule l’acharnement des combattants allemands pris entre leurs préjugés et leurs phobies, des préjugés et des phobies qui ont fait des soldats de la Wehrmacht des soldats de Hitler, Hitler’s soldiers.
Olivier Ypsilantis