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En lisant « Hitler’s Army » d’Omer Bartov – 1/3

Ce livre est organisé en quatre parties flanquées d’une introduction et d’une conclusion : « The Demodernization of the Front », « The Destruction of the Primary Group », « The Perversion of Discipline », « The Distortion of Reality ». Ce livre est écrit dans un bel anglais, limpide et précis. L’angle de vision de cet historien est original et invite à une réflexion prolongée. C’est un livre captivant, je ne trouve pas d’autre mot, et dès la première page, avec cette considération sur la demodernization de l’armée allemande sur le front de l’Est. Demodernization ? Le ton est donné dès la première ligne : « One of the greatest paradoxes of the Second World war was that between 1941 and 1942 the Wehrmacht’s combat units underwent a radical process of demodernization, just as the Third Reich’s economy was being mobilized for a total industrial war. » Et Omer Bartov reprend le fil des événements depuis le début de la Deuxième Guerre mondiale en commençant par constater que les succès des Allemands au cours des deux premières années de cette guerre « were based on an innovative and highly effective employment of its limited material resources » ; ces succès, ceux de la Blitzkrieg : Pologne, Scandinavie, Europe de l’Ouest (avec notamment la France). Ces succès s’expliquent non tant par la qualité et la quantité de l’armement (notamment les blindés), et Omer Bartov fournit à ce sujet des chiffres très précis, mais par des « organizational innovations ». « These organizational innovations made it possible to achieve an overwhelming local superiority by employing entirely breakthrough, and penetration, creating the impression of overall numerical and technological preponderance. » Bref, il ne s’agit pas d’exposer les particularités de la blitzkrieg mais de prendre du recul et d’offrir une vue d’ensemble de la Wehrmacht. La blitzkrieg a d’ailleurs été un coup de poker car presque toute la masse des éléments technologiquement avancés de cette armée a été lancée en un point, une masse qui si les Alliés avaient eu une meilleure compréhension de la manœuvre allemande aurait pu être sans peine coupée de ses arrières (infanterie et logistique), immobilisée et réduite. Hitler et ses généraux ont d’ailleurs redouté un second « miracle » de la Marne.

A l’Ouest, la Wehrmacht remporte donc une victoire tactique, elle remporte des victoires, elle ne gagne pas la guerre ; et c’est à partir de ce moment que sa faiblesse inhérente va devenir de plus en plus évidente, avec des pertes et une usure du matériel et des hommes que l’augmentation de la production d’armes et les améliorations techniques ne parviendront jamais à compenser face à un ennemi de plus en plus puissant. Par ailleurs, dans ces espaces immenses, l’impossibilité pour l’infanterie de suivre sur de longues distances l’avancée des blindés affaiblit l’ensemble de l’armée. Bref, la Wehrmacht se retrouve avec un nombre de blindés toujours plus réduit, avec une infanterie mal équipée et peu à peu clochardisée. Omer Bartov expose cet affaiblissement progressif en s’appuyant notamment sur des rapports d’officiers, de médecins et des lettres de soldats.

La tonalité de ces pages est inhabituelle et, de ce fait, elle active l’attention du lecteur. La thèse avancée en fin de ce premier chapitre est elle-même fort intéressante, originale. Les conséquences de la demodernization de la Wehrmacht y sont exposées. Premièrement, les terribles pertes au combat éliminent l’ossature traditionnelle de l’armée allemande qu’il désigne comme le « primary group » (voir le titre du chapitre suivant, « The Destruction of the Primary Group ») qui a assuré sa cohésion. Deuxièmement, et ce point est particulièrement intéressant, afin d’empêcher la désintégration de l’armée dans son ensemble, désintégration suscitée par la disparition du « primary group », la Wehrmacht impose un système disciplinaire particulièrement brutal, non seulement militaire mais idéologique ; et ce qui suit est particulièrement éloquent : « Yet draconian punishment did not suffice in cases where fear of the enemy was greater than fear of one’s superiors. Thus in compensation for their obedience, and as a logical conclusion of the politization of discipline, the troops were in turn given license to vent their anger and frustration on the enemy’s soldiers and civilians. » Autrement dit, la demodernization va conduire à la brutalization, à la pénétration idéologique nazie et ses mots d’ordre, un processus rendu possible parce qu’une large proportion des hommes de la Wehrmacht « shared some elements of the National Socialist world view. » Face à la dégradation de la situation militaire, face à un ennemi d’une stupéfiante ténacité, l’idée s’installe que l’ennemi ne peut être vaincu « by employing familiar military methods. » La vision nazie de la guerre finit par s’imposer comme la seule capable de répondre à une situation aussi extrême ; et, dernière phrase de ce chapitre : « Il was at this point that the Wehrmacht finally became Hitler’s army. » Mot clé de ce chapitre : demodernization ; et titre de ce livre : Hitler’s Army.

Conséquence de l’échec de la Blitzkrieg sur le front Est et la demodernization qui s’en suit. Dès l’hiver 1941-42, la Wehrmacht perd l’initiative et la plupart de ses unités vont passer le reste de la guerre sur la défensive. C’est sur le front Est que la Wehrmacht atteint sa pleine « maturity » et finit par devenir l’Armée de Hitler – Hitler’s Army. Aucun soldat n’échappe totalement à ce processus. La cohésion au sein de la Wehrmacht est dans un premier temps le fait des « primary groups », des unités dont la cohésion tient à une organisation sociale qui procède d’une tradition militaire, d’un esprit de corps qui donne cohésion aux unités par recrutement régional. Avec le gonflement des effectifs, l’esprit de corps se relâche. Avec l’expansion de l’État-nation, les liens régionaux s’estompent au profit du lien national. La Wehrmacht conserve toutefois sa tradition de recrutement par Wehrkreis (conscription zones). Ainsi le soldat allemand considère son unité comme une sorte de home. Alors qu’il devient de plus en plus difficile de maintenir l’esprit de corps à l’échelle d’une division, cet esprit de corps est encore maintenu par les « primary groups » jusqu’au niveau du bataillon et parfois même du régiment.

Les unités de l’armée allemande sont aussi une famille, ce qui ne contrarie pas la rigueur de la discipline et le poids de la hiérarchie. Ce type d’organisation impressionne tant les spécialistes occidentaux durant et après la Deuxième Guerre mondiale qu’il finit par être considéré comme l’explication de la cohésion de la Wehrmacht et la volonté du soldat allemand. Le « primary group » envisagé comme la colonne vertébrale (backbone, un mot très présent dans ce livre), une idée qui a orienté les études sur la Wehrmacht et sur le soldat allemand d’alors. « The idea that German soldiers were motivated by organization rather than indoctrination became so predominant that doctrination so predominant, that very little effort was made to re-examine the evidence on which the original thesis had been based. » Dans ce livre, Omer Bartov se propose de réexaminer cette thèse. Il faut remarquer que la Wehrmacht commence à montrer ses plus remarquables qualités au combat précisément suite à l’effacement du « primary group », soit après les campagnes de type Blitzkrig. C’est au cours des deux-trois dernières années de la Deuxième Guerre mondiale, alors que l’esprit de corps s’est profondément affaibli, que les troupes allemandes font preuve d’une étonnante détermination au combat.

La théorie du « primary group » se trouve désintégrée dès les premiers moments de l’entrée en guerre contre l’Union soviétique, entre material demodernization et mental attrition. Cette théorie est balayée par les énormes pertes que subissent les unités combattantes et le turnover incessant auquel elles sont de ce fait soumises. Et une fois encore Omer Bartov s’en prend à cette théorie soutenue entre autres par Edward Shils et Morris Janowitz, théorie qui prétend pousser de côté l’idéologie au profit de la seule organisation sociale. On notera par ailleurs qu’au cours de cette guerre, le soldat allemand s’est rendu plus volontiers aux troupes occidentales car il estimait que ses chances de survie étaient plutôt élevées, tandis que tomber entre les mains des Soviétiques laissait présager le pire. C’est l’énergie du désespoir couplée à l’idéologie nazie qui expliquent la capacité de résistance du soldat allemand sur le front Est.

A mesure que les troupes allemandes sont broyées sur le front de l’Est (Ostheer), l’idéologie (nazie) s’empare de tous. A l’Ouest (Westheer) les « primary groups » se maintiennent car les pertes ont été bien moindres. A l’Est, avec l’effacement des « primary groups », c’est l’idéologie qui active la résistance aux troupes soviétiques, une résistance de plus en plus acharnée. L’idéologie nazie pourtant bien présente à l’Ouest l’est sensiblement moins qu’à l’Est, avec cette guerre contre les Slaves, les Ostjuden, les bolcheviques et les judéo-bolcheviques.

Au cours de cette guerre à l’Est, la puissance de la Wehrmacht s’érode rapidement. Ainsi, après seulement un mois de combat, elle a perdu plus d’hommes qu’au cours de toutes les campagnes à l’Ouest. Et au cours de son avance vers l’Est, il lui faut laisser sur ses arrières des forces considérables afin de contrôler de très vastes territoires. Une fois encore, les très lourdes pertes et la nécessité de les combler rapidement désagrègent les « primary groups » et rend impossible la formation d’autres « primary groups ». Les divisions de la Wehrmacht non seulement subissent une effroyable usure avec un turnover de plus en plus rapide mais ses soldats ont de moins en moins le temps de s’entraîner, et les unités sont de plus en plus hétérogènes. A l’Est, la Wehrmacht subit dès le début une « manpower crisis » et la base sociale des unités de combat se trouve significativement diminuée. Ces terribles pertes non seulement réduisent à presque rien les « primary groups » mais érodent le professionnalisme des soldats. En mars 1942, seulement 5 % de tout le Ostheer est vraiment apte au combat ; et proportionnellement, les officiers tués au combat sont beaucoup plus nombreux que les hommes du rang. L’érosion des « primary groups » suppose celle de l’esprit de corps. Il est possible que quelques « primary groups » aient survécu au premier hiver russe mais en aucun cas ils n’ont pu maintenir le moral et la cohésion des unités de combat considérant leur affaiblissement.

La possibilité de permettre une continuité des « primary groups » devient impossible avec l’augmentation constante des pertes et la rotation toujours plus rapide de soldats toujours plus inexpérimentés jetés dans le combat. Les hommes n’ont plus le temps de s’habituer aux autres, chacun se bat d’abord pour sa propre survie. Mais alors, comment expliquer la remarquable cohésion de l’armée allemande ? Telle est la question à laquelle Omer Bartov s’efforce de répondre au chapitre suivant, « The Perversion of Discipline ».

« The Perversion of Discipline ». Sous ce titre éloquent Omer Bartov propose une vision de l’évolution du comportement de l’armée allemande au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Sous le IIIème Reich, la théorie et la pratique de la loi martiale au sein de la Wehrmacht subissent des changements cruciaux qui transforment le caractère de l’armée et qui sont à l’origine de son endurance sur le champ de bataille et de sa brutalization.

La Wehrmacht n’oublie pas la leçon de la Première Guerre mondiale et ses conseils de soldats qui refusaient d’obéir à leurs officiers. Aussi gomme-t-elle les barrières sociales entre officiers et soldats, moyennant de la part de ces derniers une obéissance aveugle, obéissance qui ne tarde pas à être exigée envers le Führer, des simples soldats aux plus hauts gradés, y compris les généraux et officiers d’état-major connus pour leur esprit critique. Ce point mérite d’être souligné car les officiers allemands de la vieille école sont trop souvent présentés comme des jouets mécaniques qui une fois remontés ne savent que marcher au pas de l’oie. De fait, la nouvelle armée allemande et le national-socialisme ont beaucoup à voir l’un avec l’autre. Les traditionnels dogmes de discipline et d’obéissance sont récupérés pour être fermement liés aux marqueurs idéologiques du régime nazi, non pas tant par la coercition que par choix et affinité. Les normes traditionnelles de discipline sont consciencieusement adaptées de manière à être en accord avec l’idéologie nazie considérée comme nécessaire à une plus grande efficacité de l’armée, à sa cohésion et son moral. Redoutant leur hiérarchie et ne parvenant pas à défaire l’ennemi, les troupes allemandes finissent par se retourner contre les populations civiles et les prisonniers de guerre. Au cours des deux premières années de la guerre, alors que les troupes sont soumises à une implacable discipline, elles se comportent avec une relative décence à l’égard des populations civiles et des prisonniers de guerre. Ceux qui s’écartent de ce comportement sont d’ailleurs sévèrement punis. Toutefois, des catégories politiques et raciales sont mises à part (notamment en Pologne et en Union soviétique), des catégories contre lesquelles la criminalité est non seulement tolérée mais encouragée. Ce comportement finit par se généraliser envers toutes les catégories de ces pays, un comportement plus ou moins encouragé par la hiérarchie qui a compris qu’un tel comportement sert d’exutoire à la colère et la frustration suscitées par la dureté de la discipline mais aussi par l’énorme coût humain d’une guerre sans issue. C’est donc un cercle vicieux qui se met insidieusement en place. La peur de l’ennemi finit par devenir encore plus grande que celle de la hiérarchie. Le comportement de l’officier prôné par Walther von Brauchitsch (un comportement qui obéit à des valeurs traditionnelles héritées du corps des officiers prussiens) est poussé de côté et Walther von Brauchitsch se trouve comme malgré lui peu à peu absorbé par la spirale nazie et dès la campagne de Pologne en septembre 1939.

L’occupation d’un pays étranger par une armée présente toujours une menace pour la discipline de cette armée. Mais dans le cas de la Wehrmacht, la question se complique du fait de l’idéologie sous-jacente de son propre système disciplinaire et des activités criminelles des SS et de la Gestapo. La Wehrmacht ne tarde pas à se retrouver diversement mêlée à ces activités. Les instructions de Walther von Brauchitsch finissent par intégrer ce fait et l’idéologie nazie est intégrée à la discipline traditionnelle. Une fois encore, c’est avec la campagne de Pologne que ce processus se met en marche ; il ne cessera de s’amplifier avec l’entrée en guerre contre l’Union soviétique, l’immensité et la dureté des combats. Rien de tel à l’Ouest où ne seront visées que des catégories spécifiques. Les mémorandums du général Johannes Blaskowitz sont instructifs. Cet officier issu de la tradition prussienne y exprime sa révolte face aux atrocités commises par les SS et les Einsatzgruppen ; il fait parvenir à Walther von Brauchitsch des rapports détaillés sur ces atrocités et condamne à mort leurs responsables, des sentences qui seront abolies par Hitler. Il note que ces atrocités (des crimes de masse) conduites par des unités spécialisées vont être insidieusement acceptées par l’ensemble de l’armée après avoir provoqué leur répulsion, qu’elles vont infecter non seulement toute l’armée mais toute la société en les soumettant à un processus de « brutalization », un mot qui ne cesse de revenir dans cette étude d’Omer Bartov.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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