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En lisant Hannah Arendt… (Première partie)

 

Il y a des années, en lisant “Eichmann à Jérusalem” de Hannah Arendt, un passage m’a donné le vertige, je dois le dire. Il figure au chapitre VII, “La conférence de Wannsee, ou Ponce Pilate”, pages 252 et 253, collection folio/histoire chez Gallimard. Je cite :

“On dit que Hitler lui-même aurait connu trois cent quarante “Juifs de premier ordre” qu’il aurait assimilés entièrement au statut d’Allemands ou à qui il aurait accordé les privilèges réservés aux demi-Juifs. Des milliers de demi-Juifs ont été exemptés de toute restriction, ce qui explique peut-être le rôle de Heydrich dans la SS, et le rôle du Generalfeldmarschall Erhard Milch dans l’armée de l’air de Goering ; car on savait généralement que Heydrich et Milch étaient des demi-Juifs. (Des principaux criminels de guerre, deux seulement se repentirent avant de mourir : Heydrich, pendant les neuf jours qu’il lui fallut pour mourir des blessures infligées par les patriotes tchèques, et Hans Frank, dans sa cellule de condamné à mort à Nuremberg. C’est une constatation désagréable, car on ne peut s’empêcher de penser qu’à la fin, Heydrich ne s’est pas repenti d’avoir tué mais d’avoir trahi son propre peuple.)”

 

        

Hannah Arendt et Martin Heidegger

 

De quels indices Hannah Arendt disposait-elle (nous sommes au début des années 1960) pour avancer que l’organisateur de la conférence de Wannsee (20 janvier 1942), maître d’œuvre de la Solution finale, était un “demi-Juif” (Mischlinge) ? Elle termine par ce qui me semble être un bien étrange saut dialectique : “Heydrich ne s’est pas repenti d’avoir tué mais d’avoir trahi son propre peuple”. Son propre peuple ! Heydrich comme membre du peuple juif ! Mais de quels indices disposait donc la philosophe ? Il est vrai que des dignitaires nazis avaient manipulé à l’envi une rumeur sur les supposées origines juives de Heydrich dans le but de le tenir en laisse, en quelque sorte. En effet, l’ambition et les compétences de Heydrich en inquiétaient plus d’un, à commencer par son supérieur direct, Heinrich Himmler. Cette rumeur s’appuyait sur le fait que la grand-mère paternelle de Heydrich, Ernestine Heydrich, née Lindner, avait épousé en secondes noces un serrurier du nom de Gustav Süss, un patronyme hautement suspect dans l’imaginaire nazi : on se souvient du film de propagande, “Jud Süss” (1940) de Veit Harlan (marié en premières noces à une artiste juive, Dora Gerson, assassinée à Auschwitz), supervisé par Joseph Goebbels. Il arriva qu’au nom “Richard Bruno Heydrich”, le père de Reinhard Heydrich, soit accolé “Süss” (ce qui donna “Richard Bruno Heydrich-Süss”) alors que Bruno Heydrich était issu de l’union en premières noces de Reinhold et Ernestine Heydrich. Hannah Arendt a raison sur un point : Heydrich fut hanté par de possibles origines juives dès son enfance, à l’école et tout au long de sa vie. Un soir de beuverie il aurait tiré au pistolet à deux reprises, dans un miroir, contre son propre reflet, en hurlant “Sale Juif !” Pour le reste…

Dans une sorte de glissement feutré, Hannah Arendt passe de l’inquiétude éprouvée par ce dignitaire nazi quant à ses origines, inquiétude entretenue par son entourage, redisons-le, à la conclusion que Heydrich était bel et bien d’origine juive. Sa légèreté de ton est en la circonstance ahurissante. Il y a plus. Pourquoi rapproche-t-elle les noms “Reinhard Heydrich” et “Erhard Milch” ? Ce n’est pas innocent, me semble-t-il. Les origines juives du Generalfeldmarschall (par son père, Anton Milch, pharmacien dans la Kaiserliche Marine) paraissent mieux établies. Voir à ce propos la manipulation commanditée par son supérieur Hermann Göring visant à “laver” Ehrard Milch de ses origines juives pour en faire un “aryenˮ. Par cette mise en rapport entre des origines plutôt bien établies et des origines pour le moins fumeuses, la philosophe ne chercherait-elle pas à nous faire admettre que Heydrich était bien un “demi-Juif” ‒ et pourquoi pas un membre du peuple juif ?

Hannah Arendt n’a-t-elle jamais pensé que ce qu’elle avance de la sorte, avec une absence totale de références sérieuses, pourrait être une manne pour les négationnistes et les révisionnistes ? Heydrich juif ! La Shoah : des Juifs ont assassiné des Juifs : l’affaire est classée. Il faut voir comment ces milieux ont récupéré le livre de l’historien juif Bryan M. Rigg, “La tragédie des soldats juifs d’Hitler”, ce qui n’enlève rien, bien sûr, à la qualité intrinsèque de cette recherche inédite. Il faut voir l’empressement avec lequel certains attribuent à Hitler en personne des origines juives. Tout serait alors si simple : la Shoah se réduirait à une affaire entre Juifs…

L’extrême légèreté du ton de Hannah Arendt me laisse pantois. Je m’en suis ouvert à une amie juive qui m’a proposé une hypothèse intéressante. Cette hâte relative à faire de Heydrich un membre du peuple juif serait une manœuvre de diversion visant à alléger un sentiment de culpabilité. Les sympathies nazies de celui qui fut son amant, Martin Heidegger, ne troublaient-elles pas la dame, une Juive, au point qu’elle en vint à trouver un certain soulagement à supposer à Heydrich des origines juives ? Elle avait certes aimé un homme qui fut membre du Parti nazi (de mai 1933 à mai 1945, à en croire les archives) mais des Juifs (ou “demi-Juifs”, des Mischlinge) avaient participé à la Shoah, et l’un d’eux en avait même été l’un des principaux organisateurs : le SS-Obergruppenführer Reinhard Heydrich.

Cet article ne vise en rien à porter insidieusement atteinte à la pensée de Hannah Arendt, pensée à laquelle je me réfère volontiers et qui m’ouvre bien souvent des perspectives dont j’admire l’intelligence. Je tenais simplement à partager mon étonnement, plutôt désagréable je dois le dire, espérant ainsi que des lecteurs m’apporteront des éléments de réflexion. Car quelque chose m’échappe, j’en suis certain ; mais quoi ? D’où Hannah Arendt tient-elle que Reinhard Heydrich se repentit de ses crimes au cours de sa longue agonie ? Je n’ai pas trouvé la moindre information à ce sujet. Et les déclarations de Hans Frank à Nuremberg sont extrêmement contradictoires, bien qu’il se soit reconnu coupable. Hans Frank dont les “Mémoires” ont servi à accréditer les origines juives de Hitler, par son grand-père paternel.

P.S. J’ai appris il y a quelques années que le jeune frère de Reinhardt Heydrich, Heinz Siegfried, admirateur de Hitler et Obersturmführer dans la SS, s’était mis à aider des Juifs, peu avant les funérailles nationales de son frère, en juin 1942, en fabriquant notamment de faux documents imprimés sur les presses du journal qu’il dirigeait, “Die Panzerfaust”, un journal destiné à la troupe. En novembre 1944, se croyant découvert, il se suicida. Comment expliquer ce changement ? Que contenait donc le paquet qui lui avait été donné peu après la mort de son frère, un paquet retiré d’un coffre-fort du siège de la Gestapo, à Berlin, au 8 Prinz-Albrecht-Straße ? Á en croire sa femme, il s’était enfermé dans une pièce, toute une nuit, pour prendre connaissance de son contenu avant de le détruire ; puis il était tombé dans un profond mutisme, hagard. Avec l’aide de Heinz Siegfried Heydrich nombre de Juifs purent gagner la Suède par le Danemark. Parmi eux, la femme de l’acteur Karl John (1905-1977).

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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