Séquence 1 – Franz Kafka exerce sur moi une sorte de fascination que je m’efforce de circonscrire et de décrire sans jamais y parvenir vraiment ; et c’est probablement mieux ainsi. J’ai rassemblé quelques éléments d’analyse à ce propos, des éléments précis mais terriblement parcellaires et, me semble-t-il, sans lien les uns avec les autres.
Pourtant, tout en écrivant ces lignes, une explication plus ample mais moins précise me vient : cette fascination procède de l’ambiance, la Stimmung, mot qui ne cesse de revenir dans le livre de ce célébrant de l’ambiance, « Hebdomeros » de Giorgo de Chirico. Franz Kafka peut en quelques lignes et d’une écriture sans fioriture, sèche pourrait-on dire, planter un décor et nous y installer comme malgré nous.
Très peu d’écrivains m’ont installé dans une ambiance aussi promptement et aussi intensément. Bien souvent, il faut avancer dans la lecture d’un livre pour espérer être ainsi captivé. Et c’est probablement parce que Franz Kafka est un écrivain visuel qu’il s’impose de la sorte, et sans jamais chercher à s’imposer. Une telle prégnance de l’ambiance se vit plus volontiers devant des images (peinture, estampe, dessin, photographie, cinéma, etc.) qu’en littérature.
Oui, c’est bien cela : lorsque je lis Franz Kafka, je me vois assis devant un écran où serait projeté un film, Fritz Lang ou F. W. Murnau pour ne citer qu’eux, mais aussi devant une carte postale années 1910-1920, un dessin d’Alfred Kubin ou d’Ivar Arosenius, une peinture de Léon Spilliaert ou d’Odilon Redon, des papiers découpés allemands (Scherenschnitte) ou, j’y reviens, un paysage de montagne peint par un maître chinois. Je pourrais augmenter cette liste ; mais nous en reviendrions toujours aux célébrants de l’ambiance, parmi lesquels des maîtres hollandais. Je suis certain que Franz Kafka les appréciait et précisément pour cette raison : Pieter de Hooch, Johannes Vermeer, Emmanuel de Witte, Pieter Jansz Saenredam, entre autres. Et que dire du Danois Vilhelm Hammershøi !
Une œuvre d’Alfred Kubin
J’ai cité Fritz Lang et F. W. Murau, des contemporains de Franz Kafka. Mais au cinéma celui qui par la force de l’ambiance me conduit le plus sûrement à Franz Kafka est Andreï Tarkovski, avec cette qualité du silence, cette atmosphère qui est celle du rêve, cette attention suraiguë aux détails ; et je pense surtout à « Stalker » et au « Miroir », « Le Miroir » qui pourrait me permettre d’en venir à la Russie – l’espace russe – chez Franz Kafka, à « Souvenir du chemin de fer de Kalda » et autres passages du « Journal ». Car si l’on évoque la Chine et Franz Kafka, il faudrait également évoquer la Russie et Franz Kafka.
A présent que je me suis mis à citer des noms qui par des voies plus ou moins détournées – mais parfois franchement rectilignes – me conduisent à Franz Kafka, je ne sais plus comment m’arrêter tout en me répétant que cet exercice est parfaitement inutile et terriblement hasardeux. Mais enfin…
Nombre de passages de « Cahiers divers et feuilles volantes » (traduction de Marthe Robert) m’évoquent par leur construction à la fois parfaitement ajustée et néanmoins flottante (prête à se dissiper comme de la brume) des compositions de M. C. Esher. Et « Tremplin vers l’univers » de ce dernier me conduit vers les Carceri d’invenzione de Giovanni Battista Piranesi (Piranèse).
Franz Kafka le visuel… Je suis envahi par des images qui toutes se glissent dans l’univers de Franz Kafka – dans sa Stimmung – pour mieux en surgir et mieux y retourner et ainsi de suite.
C’est bien cela : nombre de passages d’écrits de Franz Kafka me donnent à voir avec une précision que je n’hésite pas à qualifier d’hallucinée un espace dans lequel ils m’attirent et m’installent. La fascination qu’exercent ces passages tient aussi à leur inachèvement ou, plus exactement, au fait qu’ils semblent être des fragments d’ensembles disparus. Le fragment est volontiers plus éloquent et stupéfiant que l’ensemble. Voir les fouilles archéologiques.
Quelques passages extraits de « Cahiers divers et feuilles volantes » :
Fragment d’un rêve (?) : « Tu rôdes toujours autour de la porte, entre donc énergiquement. À l’intérieur, assis à une table grossièrement équarrie, deux hommes t’attendent. Ils échangent leurs avis sur les causes de ton hésitation. Ce sont des hommes courtois vêtus de costumes moyenâgeux. »
Deux notes qui évoquent le carnet d’aquarelle (ou de lavis, qui est comme une aquarelle en noir et blanc) d’un peintre : « De même qu’on peut parfois sentir rien qu’à la coloration du paysage et sans regarder d’abord le ciel nuageux, que si le soleil n’a pas encore percé, le brouillard se détache positivement et se prépare à partir, que le soleil donc, pour cette unique et sans plus de preuves, va luire partout dans un moment ». Et : « Comme la forêt respire sous la lune, tantôt elle se contracte, est petite, serrée, les arbres montent en hauteur, tantôt elle se déplie, glisse le long de toutes les pentes, devient un taillis bas, est moins encore, est une lueur lointaine et vaporeuse. »
Une histoire loufoque comme en proposent tant de rêves (j’ai souri à la lecture de ce passage qui m’a évoqué un court métrage de Buster Keaton tant par le scénario que les cadrages) : « Un corbillard courait çà et là dans la campagne, il transportait un corps, mais ne le livrait pas au cimetière, le cocher était ivre et s’imaginait conduire un fiacre, cependant il avait aussi oublié où il devait aller avec ce fiacre. En conséquence il traversait les villages, faisait halte devant les auberges et quand le souci que lui causait sa destination jetait une lueur dans son ivresse, il se prenait à espérer que des braves gens lui apprendraient enfin ce qu’il avait besoin de savoir. C’est ainsi qu’une fois il s’arrêta devant le “Coq d’Or” et commanda un rôti de porc… »
Une œuvre de M. C. Escher
Où il me semble retrouver M. C. Escher : « Tu dois percer le mur. Le percer n’est pas difficile, car il est fait de papier mince. La difficulté, c’est de ne pas te laisser tromper par le fait que sur le papier, il y a déjà une peinture excessivement trompeuse représentant comment tu perces le mur. De sorte que tu es tenté de dire : “Ne le percé-je pas continuellement ?” »
Les deux passages suivants produisent sur moi une impression que je ne parviens pas à définir. Je suis captivé, tout simplement :
« Une petite société était réunie sur la terrasse surélevée, sous le toit porté par des colonnes. Trois marches conduisaient au jardin. C’était la pleine lune, par une chaude nuit de juin. Nous étions tous très gais, nous riions de tout ; quand un chien aboyait au loin, cela nous faisait rire ». Et : « C’était le soir à l’heure du thé, il y avait une petite réunion dans la chambre étroite. Un oiseau, c’était un corbeau, volait autour des gens, tirait les jeunes filles par les cheveux et trempait son bec dans les tasses. Ils ne faisaient pas attention à lui, ils riaient et chantaient, alors il s’enhardit… »
Il y a chez Franz Kafka une constante atmosphère de rêve, mais de rêve qui n’est séparé de la réalité que par une très fine membrane et en aucun cas par une fosse abyssale ou une muraille dont la hauteur se perdrait dans les nuages. Cette atmosphère nous prend d’autant plus sûrement que le décalage entre rêve et réalité est discret, très discret. Idem de l’humour chez Franz Kafka : il s’impose d’autant mieux qu’il n’apparaît pas d’emblée comme tel, qu’il a un air sérieux, grave même.
Ce pourrait être un rêve ou une séquence d’un film : « Elles tournent les roues de la voiture dorée, elles s’arrêtent en crissant dans le gravier, une jeune fille s’apprête à descendre, déjà la pointe de son pied touche la marche, mais elle me voit et rentre furtivement dans la voiture. »
(à suivre)
Olivier Ypsilantis