En Header, une peinture de Qi Baishi (1854-1957)
Séquence – 1. Je suis fasciné par la peinture chinoise et depuis l’enfance, cette peinture que j’ai découverte dans des piles de revues d’art rangées dans le placard du dernier étage d’une maison de famille que nous occupions les mois de juillet. Je me revois à plat ventre sur le parquet feuilletant ces revues et m’arrêtant parfois longuement devant des reproductions de paysages peints par des maîtres chinois, à l’occasion un simple bouquet de bambou ; je me disais que j’étais chez moi, tout simplement. J’appréciais ce minimum de moyens, soit quelques pinceaux et de l’encre diversement délayée, ou non, sur des papiers légers, rien de plus. J’étais chez moi, tout simplement.
J’ai transmis cette fascination à mon fils en m’efforçant de lui exprimer mon enthousiasme, en lui désignant les spécificités de l’espace chinois, notamment en regard de la peinture occidentale, les paysages (la part que je préfère ou, tout au moins, celle où je me sens le plus chez moi) et les portraits, en insistant sur l’alternance des périodes de sobriété (les plus belles) et des périodes de complication au cours desquelles cette peinture se perdait toujours plus dans une prolifération de détails pareillement travaillés, ce qui donnait une certaine platitude à l’ensemble.
Un long voyage dans le Sud-Est asiatique a marqué la vie de l’enfant qu’il était, notamment au Laos, à Vang Vieng, entre Vientiane et Luang Prabang, puis au Vietnam, dans la baie d’Halong terrestre qui n’était pas encore infestée par le tourisme. Là, devant cette baie, je commençai à lui expliquer les principes de la perspective chinoise, le rôle du détail (souvent infime). Bref, je revivais mes émotions au même âge ; et je savais que lui aussi se sentirait chez lui et qu’il se serait même senti chez lui sans mes commentaires.
Page encyclopédique d’insectes dans la peinture chinoise
Séquence 2 – En lisant Franz Kafka, il m’est arrivé de penser à la Chine, une impression tantôt légère, tantôt insistante. J’ai commencé à percevoir un possible rapport entre Franz Kafka et la Chine par la manière dont il considère les (très) petits animaux : il les considère à leur niveau, non pas du haut de sa taille ; il les élève au niveau de son regard (et je pourrais en revenir à ces pages étranges insérées dans le « Journal » : « Souvenir du chemin de fer de Kalda » qui nous ouvre aussi à l’espace russe) ou bien il se met à leur niveau comme le font les Chinois dans les combats de grillons en Chine, un passe-temps ancestral.
C’est sous la dynastie Song (960-1279) que le combat de grillons devient populaire ; il le restera durant des siècles. Les spectateurs s’accroupissent, se courbent, se placent le plus près possible des insectes combattants. Ce combat comme celui du combat sumo n’est pas un combat à mort. Je n’entrerai pas dans les règles de ce jeu ; simplement, pour marquer sa victoire, le gagnant bat des ailes et stridule tandis que le perdant s’envole.
Elias Canetti disait de Franz Kafka qu’il était le seul écrivain « chinois » d’Occident. Je ne pense pas qu’il soit le seul, mais il est probablement l’un des plus « chinois » et peut-être le plus chinois d’entre eux. Walter Benjamin signale cet aspect, un aspect que bien des lecteurs attentifs de Franz Kafka ont éprouvé.
Franz Kafka est un contemplatif, un contemplatif extrême. Il aime le silence ou le bruit de la pluie sur un toit, par exemple. Il est regard, il n’est que regard, comme un maître chinois devant un paysage de montagnes ; par ailleurs, il respecte la famille, ses supérieurs, et il est particulièrement sérieux dans son activité professionnelle. Un analyste a fait remarquer que l’Empire austro-hongrois dans lequel il grandit présente des similitudes avec la dynastie Qing, la dernière dynastie impériale à avoir régné sur la Chine, de 1644 à 1912, avec le labyrinthe administratif, la présence de l’empereur qui n’est qu’absence, les contours flous du pouvoir (qui le rendent encore plus inquiétant), sans oublier les méandres et les subtilités de la corruption. Gérard de Nerval jugeait que « l’Autriche est la Chine de l’Europe ». On pourrait se laisser aller à imaginer un roman de Franz Kafka intitulé « La Cité interdite ».
Mais une fois encore c’est d’abord le rapport de Franz Kafka aux petits animaux, très nombreux dans ses récits, qui le rapproche des Chinois, les petits animaux sans oublier les insectes – on pourrait en venir à « La Métamorphose ». Franz Kafka avait dans sa bibliothèque des auteurs chinois, prose et poésie, traduits en allemand. Zhuāng Zhōu aurait été son auteur préféré, un auteur chinois du ive siècle av. J.-C. à qui l’on attribue la paternité d’un texte fondamental du taoïsme. Bref, les rapports évidents ou supposés de Franz Kafka avec la culture chinoise restent un sujet passionnant, toujours ouvert, où chaque lecteur de Franz Kafka qui a un rapport plus ou moins marqué avec cette culture peut se laisser aller à la rêverie – question d’ambiance. Et n’oubliez pas « Le chasseur Gracchus », cette histoire de papillon inspirée de la fin du chapitre II du « Zhuangzi » où le sage rêve qu’il est un papillon et qui au réveil se demande s’il n’est pas un papillon qui rêve qu’il est Zhuāng Zhōu.
Un dessin d’Alexander Cozens (1717-1786)
Séquence 3 – Hier soir, au téléphone, Jacqueline Sudaka-Bénazéraf m’évoque une extraordinaire émission sur Alexander Cozens, un artiste dont les œuvres m’émeuvent depuis longtemps, une émotion très proche de celle que j’éprouve en contemplant certains paysages des maîtres de la peinture chinoise. Je comprends donc intimement son enthousiasme. Je lui signale les gravures d’Hercules Seghers.
Séquence 4 – Ci-joint, une passionnante étude : « Franz Kafka and Contemporary Chinese Culture » par Yanbing Zeng & Qiuran Hu. Cet article en trois parties se présente ainsi : « As a Jewish writer writing in German, who mainly lived in Prague, a European city, Franz Kafka has influenced contemporary Chinese culture in almost all the fields, such as literature, film, music, painting, media, touring, catering business, housing, furniture, decoration, wedding photography, women shoes, and so on and so forth. From “Kafka in China” to “China’s Kafka” everywhere, he has become a pop cultural sign in China today: wherever you go, you would bump into Kafka abruptly. How did Kafka enter into Chinese culture, what kind of influence he has made on Chinese culture, and what has the influence done to the development and reshaping of contemporary Chinese culture? Though these questions seem to be obvious, specific studies in question are still rare » :
https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/25723618.2017.1387973
Séquence 5 – J’ai découvert le nom de Friedrich Feigl (1884-1965) par une petite reproduction d’un dessin dans la monographie que Klaus Wagenbach consacre à Franz Kafka dans la collection « Écrivains de toujours » aux Éditions du Seuil. J’ai amplifié ma connaissance de cet artiste exclusivement par le Web. En entrant des mots-clés sur le moteur de recherche Google, j’ai trouvé ce qui suit concernant Friedrich Feigl et Franz Kafka : une peinture à l’huile sur toile qui montre Franz Kafka de face, un œuvre de 1940, probablement réalisée à partir d’une photographie, le modèle étant décédé en 1924. Le dessin en question trouvé dans la monographie de Klaus Wagenbach montre Franz Kafka assis dans un fauteuil et lisant. Il existe une version en couleur de ce dessin, un mélange de crayon noir et gras et d’aquarelle, avec quelques touches bleu pâle et rose pâle. Ces deux versions seraient les seuls portraits de l’écrivain réalisés de son vivant. Friedrich Feigl, un camarade de classe de Franz Kafka.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis