En Header, Franz Kafka à la fin de sa vie et Dora Diamant.
« Il est irresponsable de voyager et même de vivre sans prendre de notes. Sans cela, le sentiment de l’écoulement uniforme est impossible à supporter », Franz Kafka
Séquence 1 – Jacqueline Sudaka-Bénazéraf pose la question du telos (Τέλος) dans ce travail sur Franz Kafka. Je ne sais que lui répondre. Lorsque je pense à Franz Kafka et me mets en tête d’écrire à son sujet, je suis pris par une ambiance – soit une totalité – mais aussi par une multitude de détails, ce qui m’incite à des écrits fragmentés, comme le sont presque tous les écrits de Franz Kafka, fragmentés, inachevés, dispersés, sans compter les destructions. Et ces écrits sont néanmoins parmi les plus fascinants – je ne vois pas d’autre mot – de la littérature occidentale.
Nous évoquons Paul Klee auquel Jacqueline Sudaka-Bénazéraf a consacré une étude : « Car le blanc seul n’est rien. Paul Klee illustrateur de Voltaire ». Elle désigne l’air de famille qu’il y a entre cet artiste et Franz Kafka. Mais si Franz Kafka est franchement visuel, Paul Klee entretient d’étroits rapports avec la musique. Il grandit dans un milieu tourné vers la musique et le chant (son père et sa mère) et sa femme, Lily Stumpf, est pianiste. Lui-même est un excellent violoniste. L’œuvre de Paul Klee est musicale, comme l’est celle de Kandinsky.
Point remarquable chez Paul Klee : le rapport entre le titre et l’œuvre, un rapport d’ambivalence qui est celui de la poésie même – l’ambivalence dilate l’espace tout en lui conférant une densité particulière. Ce qui pourrait être l’œuvre la plus connue de Paul Klee s’intitule « Revolution des Viaductes » (1937). Dans cette composition (qui a plusieurs versions, cinq me semble-t-il), une douzaine d’arches d’un viaduc, tons rouges/jaunes/orangés, se désolidarisent du strict alignement que suppose ce type de construction. Se sont donc des paires de jambes qui partent en promenade, chacune de son côté. Ce rapport du titre à l’œuvre détermine une ambiance (Stimmung) très proche de celle que l’on trouve dans nombre de passages du « Journal » de Franz Kafka, avec cette superposition et fusion de plans, concret/abstrait, sens propre/sens figuré, qui conduisent à la saveur de l’ambivalence. Autre titre qui (entre autres titres dont celui que nous venons d’évoquer) révèle le substrat humoristique de Paul Klee, substrat identifiable chez Franz Kafka, « La machine à gazouiller (« Die Zwitscher-Maschine ») qui m’évoque par ailleurs les sculptures de Jean Tinguely.
Ottilie « Ottla » Kafka (1892 – Auschwitz, 1943), la sœur préférée de Franz Kafka
Séquence 2 – Jacqueline Sudaka-Bénazéraf me redit son affection pour Marthe Robert dont les traductions de Franz Kafka restent une référence. Elle me signale de nouvelles traductions qu’elle me montre à l’écran, dont celles de Robert Kahn, décédé le 6 avril 2020, publiées aux Éditions Nous, une maison d’édition à gestion associative créée en 1999 par Patrizia Atzei et Benoît Casas. Robert Kahn a notamment traduit l’intégrale des journaux de Franz Kafka, une entreprise inédite depuis la traduction de Marthe Robert en 1954 chez Grasset, une traduction encore considérée comme une référence sauf que Marthe Robert a travaillé à partir de l’édition établie par Max Brod qui avait censuré certains passages concernant des personnes alors encore en vie mais aussi des passages à caractère sexuel. La traduction de Marthe Robert avait été remaniée par Claude David, trente ans plus tard, en 1984, pour La bibliothèque de la Pléiade de la N.R.F.
Robert Kahn écrit dans sa préface : « Les “Journauxˮ ce sont, matériellement, douze cahiers in-octavo avec une couverture en toile cirée noire, plus deux liasses de feuillets séparés, que l’écrivain lui-même considérait comme son “Journalˮ ». La datation y est plutôt rare, non chronologique, et les genres se mêlent. Le « Journal » m’apparaît bien comme central dans cette œuvre dispersée. C’est là que Franz Kafka monte les films ou travaille les photographies de tout ce qu’il a pu ramasser dans sa mémoire, principalement par le regard. De fait, personne n’étant au-dessus ou hors de son époque, les séquences filmées, les photographies, les compositions peintes ou dessinées qu’il nous donne à voir par l’écriture, sans oublier ses dessins stricto sensu, nous disent une époque et une aire culturelle, ainsi que Jacqueline Sudaka-Bénazéraf l’a montré dans plusieurs de ses livres, une recherche qu’elle veut approfondir et amplifier, à partir de dessins de Franz Kafka encore inédits. « Je ne suis pas satisfaite de mes travaux » m’a-t-elle répété et sans la moindre coquetterie.
Les rapports de Franz Kafka à l’Expressionnisme (désignation quelque peu fourre-tout mais dont on se contentera) sont marqués. Détaillez une gravure sur bois ou une peinture de Ludwig Kirchner et lisez nombre de passages du « Journal », vous trouverez les mêmes lignes de force et une même dynamique, avec cette sensation d’observer une scène de divers points de vue et simultanément ; idem avec de nombreux films et photographies de l’Expressionnisme allemand. Je pourrais à ce sujet multiplier les exemples.
Jacqueline Sudaka-Bénazéraf m’évoque gestes à l’appui ces dessins de Franz Kafka où une silhouette semble préparer son élan pour sauter hors de la page, un espace qui lui semble trop étroit et probablement ennuyeux. Il y a chez Franz Kafka le contemplatif (j’y viendrai dans un prochain article) une célébration du mouvement, célébration qui éclate chez les Futuristes (et dans l’aeropittura ou « second Futurisme ») et qui est un élément central de leur credo, de leur manifeste. Les Futuristes sont d’ailleurs des frères des Expressionnistes, autres célébrants du mouvement. Bref, les rapports de composition mais aussi d’ambiance peuvent être multipliés entre Franz Kafka et les artistes de son époque, soit des années 1910-1920.
Séquence 3 – Franz Kafka était extraordinairement sensible aux lieux et à leur ambiance. Cette sensibilité est manifeste dans sa volumineuse correspondance et son « Journal » et aucune remarque n’en rend mieux compte que la suivante (extraite du « Journal ») : « Je n’aurais jamais pu épouser une jeune fille avec laquelle j’aurais vécu toute une année dans la même ville ». Cette remarque est pour moi centrale car elle ancre Franz Kafka, lui met les deux pieds sur terre et suffit à envoyer aux encombrants toute une littérature aussi prétentieuse que bavarde à son sujet. Il me semble que je pourrais écrire un essai à partir de cette remarque en m’appuyant sur une longue expérience personnelle.
Dora Diamant (1900-1952)
À propos des lieux (et hormis ceux où il ne fait que passer et dont il rend compte dans ces notes de voyage placées à la fin de son « Journal »), il y en a deux où Franz Kafka semble avoir trouvé un peu d’apaisement : Zürau où domine la figure de sa petite sœur, Ottla, et Berlin où domine celle de Dora. Avec Berlin, il s’arrache non sans douleur à Prague, la petit mère et ses griffes. Berlin, soit un séjour de presque six mois au cours desquels Franz et Dora changent trois fois d’adresse : à Berlin-Steglitz pour les deux premières adresses, à Berlin-Zehlendorf pour la troisième. Leurs adresses respectives : Miquelstraße 8, Gruneswaldstraße 13, Heidestraße 25-26. Il me faudrait décrire ces logements respectifs, mais le mieux est de lire sa correspondance relative à cette période, peu de temps avant sa mort donc. Le dernier logement avait appartenu à Carl Busse, mort quelques années auparavant et qui n’aurait certainement pas apprécié Franz Kafka, nous dit Pietro Citati.
À Berlin, Franz Kafka avait peur – une peur qui confinait à la terreur – de se rendre dans le centre-ville. Et lorsqu’il devait s’y rendre, il rentrait chez lui accablé. Il préférait faire de courtes promenades à Steglitz, encore trop bruyant à son goût. Il souffrait de l’inflation. Il prenait note des souffrances du peuple berlinois. À la fin du mois d’août 1923, les chambres se louaient quatre millions de marks par mois et deux mois plus tard un demi-milliard. La modeste pension de mille quarante-quatre couronnes tchécoslovaques qu’il recevait chaque mois de Prague se trouvait terriblement entamée. Mais des passages de sa correspondance sont des tableaux d’une sérénité rare dans ses écrits. Un passage daté du 25 octobre 1923 : « Je me perds dans le silence automnal des allées. Ma rue est la dernière rue à peu près citadine ; après, tout s’éparpille dans la paix des jardins et des villas, toute rue est ou peut devenir une paisible allée de jardin ». Dans cette ville, en compagnie de Dora la hassidique, il lisait des passages de la Bible et du Talmud en hébreu, puis il se rendait à l’École supérieure de science du judaïsme (Hochschule für die Wissenschaft des Judentums) pour suivre des leçons sur le Talmud, ce qui le reposait « des contrées féroces de ma vie intérieure ». Et Dora et Franz rêvaient de se rendre en Palestine et d’y ouvrir un restaurant, elle aux cuisines et lui dans la salle.
Il comprit que sa vie à Berlin avec Dora était semblable à sa vie à Zürau avec Ottla, une même inaltérable douceur.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis