Longue conversation énergétique avec Jacqueline Sudaka-Bénazéraf. Thème central : Franz Kafka et plus particulièrement Franz Kafka écrivain visuel. Jacqueline Sudaka-Bénazéraf me signale « une vague » de publications concernant Franz Kafka, des publications qui viennent amplifier mais aussi bien souvent pousser de côté nombre de publications qui ont mal vieilli, des publications bavardes et volontiers prétentieuses, entre psychanalyse et théologie, et qui ne sont intéressantes que dans la mesure où elles rendent compte de l’esprit de l’époque où elles ont été publiées. Elles ne nous apprennent presque rien voire rien sur Franz Kafka.
Jacqueline Sudaka-Bénazéraf me cite quelques-unes de ces récentes publications dont celle de Benjamin Balint : « Le Dernier Procès de Kafka. Le sionisme et l’héritage de la diaspora » (« Kafka’s Last Trial. The Case of a Literary Legacy »).
Franz Kafka par Friedrich Feigl
J’ai survolé cette affaire, notamment dans la presse, mais sans l’approfondir, préférant me concentrer sur les écrits de Franz Kafka. À présent, j’aimerais en savoir plus sur cet imbroglio juridique qui s’est conclu en 2016, les archives ayant été enfin récupérées par la Bibliothèque nationale d’Israël. L’issue de cette affaire ne satisfait pas Benjamin Balint qui vit à Jérusalem. Je ne vais pas polémiquer. Je respecte l’insatisfaction de ce monsieur ; mais enfin, il faut cesser de faire le coquet et sous prétexte que Franz Kafka n’appartient à personne se mettre à ergoter sur l’issue de ce procès et la destination de ces manuscrits, soit Israël. A ce que je sache Israël est un État juif mais n’est en rien un pays fermé et déjà parce que les Juifs viennent de partout, que la palette chromatique, si vous me permettez l’image, qu’ils proposent est d’une richesse qui a peu d’équivalent, que par ailleurs de nombreuses minorités vivent dans ce petit pays (petit par la superficie et le nombre d’habitants) et ont la nationalité israélienne. Je ne comprends vraiment pas les scrupules de Benjamin Balint. Aurait-il préféré que ces documents soient déposés à la Bibliothèque nationale de Riyad, s’il y en a une ?
Il y a Prague ; mais Franz Kafka a toujours voulu échapper à cette ville. Il y a Berlin, cette ville où il a trouvé auprès de Dora Diamant un certain apaisement, une ville qui par ailleurs revient dans ses écrits comme la ville lui permettrait et lui permet d’échapper à Prague. Franz Kafka a aimé Berlin ; il faut lire les lettres où il évoque sa vie dans cette ville en dépit de son terrible état physique aggravé par l’hyperinflation des années 1920. Mais entre ces années et cet imbroglio juridique, il y a la Shoah, avec Berlin comme capitale du IIIe Reich, une remarque qui ne doit pas faire oublier l’extraordinaire qualité de la recherche allemande sur les écrits de Franz Kafka, Franz Kafka qui est un écrivain de langue allemande.
Franz Kafka a eu des relations ambivalentes avec le sionisme, à une époque où l’État d’Israël n’avait pas encore été proclamé. Mais ses relations n’étaient pas franchement politiques. Elles concernaient plutôt sa capacité à quitter un lieu (voir Prague et Berlin) et à s’imaginer ailleurs, la Palestine en l’occurrence. Le quotidien Le Monde écrit : « Pour lui (Benjamin Balint), Franz Kafka n’appartient à personne, en tout cas sûrement pas à l’État israélien, qui n’avait que peu de titres à récupérer l’essentiel des documents jusque-là en possession d’Eva Hoffe (1934-2018), l’ultime héritière de l’écrivain Max Brod (1884-1968), le sauveur des manuscrits de Kafka, puisqu’il avait refusé d’accéder à la demande de l’écrivain, qui les vouait au feu ». Une fois encore, on sent sourdre l’animosité de ce quotidien envers Israël. Il ne manque pas une occasion de dénigrer ce pays sur lequel il s’est fixé comme un pou sur un organisme. Franz Kafka était juif (Le Monde préférerait probablement l’oublier), et être juif c’est aussi être universel. Israël est l’État des Juifs et donc un État universel, un laboratoire dans lequel se poursuit l’histoire de l’identité juive qui invite à l’universalité. Ceux qui n’ont pas compris ou qui ne veulent pas comprendre cette donnée se ferment bien des axes de réflexion, bien des perspectives qui ouvrent à d’autres perspectives. Il y a des individus qui comme l’auteur de cet article du Monde considèrent plus ou moins confusément les Juifs comme une secte, les sionistes comme ayant un couteau entre les dents et un doigt sur une gâchette, Israël comme étant un pays d’apartheid qui jouxte Gaza, « un camp de concentration à ciel ouvert ». Le Monde est plein d’articles qui vont sournoisement dans ce sens, je pourrais servir à mes lecteurs des tombereaux de ce fumier.
Franz Kafka par Hans Fronius
Mais j’en reviens à Franz Kafka. Ceux qui ont lu son Journal et sa Correspondance savent que le voyage en Palestine ne cessait de revenir et toujours plus sûrement à mesure que la mort approchait. Je ne comprends donc pas les scrupules de Benjamin Balint, des scrupules qui ne l’honorent pas et qui demandent à être nettoyer comme on nettoie la boue qui colle à des souliers. Je suis las de ces tergiversations qui par ailleurs font le régal de médias toujours à l’affût des commérages qui se colportent sur Israël. J’ose affirmer que si Franz Kafka revenait parmi nous, il serait heureux de savoir ses écrits en Israël plutôt qu’ailleurs. Il est vrai qu’il est facile de faire parler les morts, mais ayant lu l’intégralité de sa Correspondance et de son Journal et y revenant régulièrement, je me crois autorisé à dire ce que je viens de dire, à inviter Benjamin Balint à poursuivre ses travaux et oublier ce qui n’est que idle talk.
Curieux. Avant de rencontrer Jacqueline Sudaka-Bénazéraf j’avais en tête d’écrire d’autres articles sur Franz Kafka. Les idées se bousculaient à ce sujet. Mais la pandémie et ses conséquences économiques et sociales m’obsédaient et réactivaient une vieille passion, l’économie. J’ai donc renoué avec des lectures, aidé par le Web où j’ai retrouvé de vieilles connaissances et fait de nouvelles connaissances. Mais Franz Kafka était toujours présent, toujours. Des passages de son Journal ne cessaient de me revenir. Et cette rencontre virtuelle avec Jacqueline Sudaka-Bénazéraf m’a apporté des confirmations, notamment sur l’importance du visuel chez Franz Kafka – Franz Kafka, écrivain visuel –, une appréciation qui permet de s’éviter beaucoup de bavardages à son sujet.
La somme iconographique de Klaus Wagenbach publiée chez Belfond en 1983 reste pour moi un document important. J’étudiais alors à l’École des Beaux-Arts de Paris, je parlais beaucoup de Franz Kafka avec des amis mais toujours avec une sensation de flottement. Cette somme m’a permis de prendre pied, si je puis dire, de mettre fin à cette sensation. Deux voyages à Prague (avant la chute du Rideau de fer), au début des années 1980, m’ont également aidé dans ce sens ; j’étais dans la ville de Franz Kafka, une ville en noir et blanc alors, ou presque, avec quelques très rares touristes, tous des Allemands, probablement des Sudètes (Sudetendeutsche) ou des descendants de Sudètes.
Et puisqu’il est question de Klaus Wagenbach, je ne puis oublier que mon premier contact sérieux avec Franz Kafka s’est fait par la monographie que Klaus Wagenbach lui consacre et qui a été publiée aux Éditions du Seuil, dans la collection « Écrivains de toujours » (achevé d’imprimer, troisième trimestre 1968). En couverture, dans un brouillard bleuté, des silhouettes de Prague. C’est par elle que j’ai découvert le nom de Friedrich Feigl, une légende très discrète en bas d’une reproduction de Franz Kafka lisant assis dans un fauteuil. J’y ai également découvert des silhouettes de Prague et un portrait de Franz Kafka signé Hans Fronius. Hans Fronius, probablement le meilleur illustrateur de Franz Kafka et d’abord par l’ambiance, un mot auquel je reviendrai. À l’arrière-plan, on devine le pont Charles (Karlův most) et ses statues qui le ponctuent ainsi que la lointaine silhouette de la cathédrale Saint-Guy (Katedrála svatého Víta).
Olivier Ypsilantis