C’est un petit livre de souvenirs des plus sympathiques, aussi ai-je voulu en rendre brièvement compte en espérant que ceux qui me lisent le lisent. Son titre : « Chez les Weil. André et Simone » ; son auteur Sylvie Weil, fille du mathématicien André Weil (1906-1998) et nièce de la philosophe Simone Weil (1909-1943). C’est une suite de trente-six chapitres, des tableaux, flanquée d’un prologue et d’un épilogue.
Sylvie Weil, agrégée de Lettres classiques, est née aux Etats-Unis après que ses parents s’y soient réfugiés. Elle y enseigne la littérature française, dans des universités. Elle est également l’auteur de romans, dont des romans pour la jeunesse.
Ce petit livre est écrit d’une plume alerte et volontiers amusée. Sylvie Weil semble sourire tout en écrivant ce livre, et de fait des vidéos m’ont confirmé qu’elle sourit très volontiers et qu’elle a un très beau sourire. Dans ce livre, Sylvie Weil secoue une certaine lourdeur lorsqu’il le faut. C’est une femme qui aime la vie et le fait savoir. Respectueuse, elle n’érige pas son père André et sa tante Simone en idoles au pied desquelles elle se tiendrait, muette et écrasée. Et il n’est pas facile d’être la nièce de Simone Weil la sainte, surtout lorsqu’on est en partie élevée par des grands-parents qui ne se sont pas remis de la mort d’une fille qui s’est laissé mourir.
Je ne vais pas rappeler ici qui fut son père, André. Étant peu doué pour les mathématiques, il m’est très difficile d’apprécier son œuvre. Je me souviens d’avoir appris sa mort au cours de l’été 1998, par « Le Figaro », dans une maison du Béarn avec vue sur une campagne doucement vallonnée et chargée en chlorophylle. A ce propos, je pourrais rapporter ce moment sur des pages et des pages tant le lieu où j’ai appris sa mort est resté précis dans ma mémoire, par association probablement. Je m’étais un peu intéressé à cet homme car il était associé à un certain Nicolas Bourbaki, un mathématicien qui donna son nom à un groupe de mathématiciens né dans les années 1930 et auquel appartenait André Weil. Bourbaki… Ce nom ne m’était pas inconnu. J’avais lu un certain nombre de documents relatifs au général Charles-Denis Bourbaki, une figure de Second Empire, originaire de Pau et de père grec, un colonel tombé au cours de la Guerre d’Indépendance grecque, en 1827. Je crus à un lien de parenté, mais rien : Nicolas Bourbaki était un mathématicien imaginaire. Et je me demande encore pourquoi ce nom fut choisi par ce groupe. Mais surtout, André Weil était le frère de Simone, cette femme qui me donne encore des maux de tête, cette femme que j’admire et que je déteste, alternativement voire simultanément. Concernant André Weil, je me suis promis de lire son livre de souvenirs intitulé « Souvenirs d’apprentissage » dans lequel il rapporte notamment son séjour dans une prison de Rouen, en 1940, la prison Bonne-Nouvelle, où il élabora un immense programme de travail grâce auquel il put notamment résoudre une version d’un problème dit de Riemann.
Je souris beaucoup en lisant ce livre, surtout lorsque Sylvie Weil prend ses distances vis-à-vis de son père et de sa tante. Elle les respecte mais sans ostentation, librement, sans hésiter à se dégager lorsque l’un ou l’autre s’impose trop. Dès le prologue, le ton est donné. Et j’ai déjà souri, car je comprends trop bien ce que la nièce a pu éprouver et éprouve probablement encore lorsqu’il est question de sa tante. Sylvie Weil écrit : « Il m’est arrivé plus d’une fois de renier Simone. J’avais honte de cette parenté, comme d’une tare ». L’un de ses reniements survint au cours d’un repas, dans sa nouvelle belle-famille. Une cousine lui demanda si elle était parente de cette philosophe admirée des catholiques et qui détestait les Juifs. Sylvie Weil s’efforça de détourner la conversation et elle y parvint. Ouf !
Le décor est planté dès la première page. Sylvie Weil vit dans l’appartement où vécut sa tante, un appartement « dont le moindre recoin est hanté par le fantôme d’une jeune morte, une autre jeune agrégée ». Et les derniers mots du premier chapitre donnent le ton, avec cette distanciation qu’elle n’hésitera pas à imposer sitôt que son interlocuteur contraindra sa respiration. Sylvie Weil impose cette distanciation envers sa tante à partir de son propre corps, sa tante qui détestait son propre corps, comme nous le verrons. A la fin de ce premier chapitre donc, alors qu’elle sort de l’appartement d’un grand professeur de grec à la Sorbonne dont la présence l’étouffe, elle note : « Le soleil du jardin anglais me rendit ma chair, et le sentiment d’une existence physique palpable et même agréable ». Ce genre de phrase émaille les pages de ce livre.
Simone et André à Penthièvre, 1918-1919
Sylvie Weil a bien connu son père mais elle n’a pas connu sa tante, tout au moins n’en a-t-elle aucun souvenir puisqu’elle est morte alors qu’elle n’avait que quelques mois. Peut-être lui a-t-elle donné une fois le biberon… Simone la sainte, une femme fascinante et inquiétante envers laquelle elle sait marquer très finement la distance sans se vouloir « briseuse d’idoles ». Elle marque cette distance naturellement, par amour de la vie, tout simplement. Elle se contente de mettre les « idoles » en situation (au sein de la famille notamment), ce qui a pour effet de les humaniser, ni plus ni moins.
Alors que sous l’effet de la fièvre Sylvie délire à l’hôpital où elle se trouve pour cause de pneumonie, sa tante lui apparaît et l’invite à la rejoindre « au bout du fameux tunnel blanc », une invitation qu’elle décline lui semble-t-il en lui déclarant combien elle aime son propre corps et les plaisirs qu’il lui procure, et qu’elle est loin du refus acharné de la sexualité que professe Simone.
« C’est fou ce que vous ressemblez à votre tante… » On aura bassiné Sylvie avec des remarques dans ce genre. Mais cette nièce capable d’une salutaire légèreté confesse (probablement le sourire aux lèvres) : « Il ne me vient jamais la moindre pensée tant soit peu digne de ma tante si bizarre et si admirable » ; et : « A douze ans mon rêve serait plutôt de ressembler à Gina Lollobrigida pour que Fanfan la Tulipe, incarné par Gérard Philippe, soit amoureux de moi ».
Simone est morte à l’âge de trente-quatre ans, quelques mois donc après la naissance de Sylvie. Sylvie grandit à l’ombre de sa tante, d’autant plus qu’elle lui ressemble, mais en « plus jolie » tout de même. Et la nièce qui n’a aucune envie de mourir jeune et de devenir laide à force de maigreur s’applique à manger ses tartines. Sylvie pourrait tomber dans la neurasthénie, pensez donc, un geste ou une expression d’elle et on s’esclaffe : « Simone ! » On demande à lui toucher la chevelure, celle de sa tante. Elle se voit réduite au statut de relique, de talisman ; elle est le « tibia de la sainte » (une expression qui constitue le titre d’un chapitre), tibia de la sainte d’une Juive « qui a passé sa courte vie à inventer des raisons de se faire baptiser, et d’autres, tout aussi impératives, de n’en rien faire », un dilemme bien posé qui m’a fait sourire et même rire, car ce constat je l’ai souvent fait en lisant les écrits de la tante. Bref, pour échapper à l’emprise, à l’enserrement, soit on s’exile en Patagonie, soit on hausse les épaules en souriant et en se penchant sur les floraisons ou en levant les yeux vers le ciel étoilé. Et c’est précisément ce que fait Sylvie.
Retour dans l’appartement du 3 de la rue Auguste Comte, en face du jardin du Luxembourg, un immense appartement vide, sale et décrépit, avec des murs lacérés par des impacts de balles en août 1944. Dans cet appartement vécut Simone Weil, de 1929 à 1940, comme l’indique à présent une plaque, elle vécut « dans la chambre du fond ». Le chapitre intitulé « Vivre avec elle » est probablement l’un des plus étonnants de cette suite. J’y ai appris que les parents de Simone, les grands-parents de Sylvie donc, de retour à Paris, après la guerre, se sont immédiatement assis chacun d’un côté d’une grande et solide table puis « ont ouvert de grands cahiers noirs qu’ils avaient transportés dans leurs valises de New York au Brésil puis en Suisse, puis enfin à Paris, et se sont mis à copier ».
Mais que copiaient-ils sur ces cahiers de comptes que la mère de Simone avait achetés à New York « pour tenir ses comptes, lorsqu’elle gagnait un peu d’argent en cousant des perles sur des chapeaux et des sacs, et en brodant des vêtements pour bébés » ? Que copiaient les grands-parents de Sylvie dans ces cahiers et dans d’autres de format différent achetés à Paris ? Ils copiaient les écrits de Simone, ses cahiers rédigés à New York. Ils la recopiaient et, ainsi, la maintenaient-ils en vie. Mais lisez ce petit livre précieux, étonnant, si vivant. Il faut lire la description que Sylvie fait de ses grands-parents devenus copistes. Elle écrit encore : « J’aime lire Simone dans ces cahiers. Des phrases, des pensées qui, imprimées, ne m’intéressent guère, ou même me rebutent, je dois bien l’avouer, me touchent infiniment, copiées de la main de mes grands-parents, car je les vois assis face à face… » Ce travail de copiste est si scrupuleux que les passages barrés sont recopiés et barrés. Tout y est reproduit à l’identique, « les encadrés, les ratures, les phrases rayées d’un trait serpentin, ou de plusieurs traits, puis répétées, tout y est ». Ce chapitre donne bien d’autres détails sur ce travail de copiste et j’aimerais le rapporter ici dans son intégralité ; mais, une fois encore, lisez ce livre ! Sylvie s’interroge : à quoi pouvait bien penser ce grand-père médecin, porté sur les blagues un peu osées, lorsqu’il lisait des passages comme celui-ci : « Sexualité. Il y a un mécanisme dans notre corps qui, quand il se déclenche, nous fait voir du bien dans des choses d’ici-bas. Il faut le laisser rouiller jusqu’à ce qu’il soit détruit ».
Ces pages sont d’une précision cinématographique et, de fait, ce livre pourrait sans peine être porté à l’écran. Chaque détail participe à la pertinence d’un portrait, d’une ambiance. Sylvie Weil est romancière. Elle sait captiver. J’insiste car je ne veux pas que dans cet article il n’y en ait que pour André et Simone. Sylvie Weil n’est pas que la fille d’un génie, André ; Sylvie n’est pas que la nièce d’une sainte, Simone, le tibia de la sainte… Ces pages de souvenirs sont guidées par le plaisir d’écrire, ce qui n’est pas rien, ce qui est essentiel, ce qui donne au lecteur un grand plaisir et un sentiment de gratitude.
Ci-joint, une présentation d’Aurore Dumont en présence de Sylvie Weil :
https://www.youtube.com/watch?v=ijxAfhnHwfI
(à suivre)
Olivier Ypsilantis