Skip to content

En lisant « Cartas de Inglaterra » d’Eça de Queirós.

 

Le Portugais José Maria Eça de Queirós (s’écrit aussi Queiroz) est surtout connu pour « Os Maias » (1888). Mais c’est d’un petit écrit moins connu dont il va être question ici, un recueil de douze chroniques écrit en Angleterre, alors qu’Eça de Queirós était en poste au consulat portugais de Newcastle puis de Bristol à partir de 1874, chroniques qu’il envoya périodiquement à la presse portugaise à partir de 1877. Dans ce petit recueil simplement intitulé « Cartas de Inglaterra », j’ai choisi de m’arrêter sur la chronique VI, intitulée « Israelismo ».

 

Eça de Queirós (1845-1900)

 

Cette chronique s’ouvre sur ces mots (je traduis du portugais, le lecteur trouvera des variantes à mes traductions) : « Les deux grandes “sensations” (“sensações”) du mois sont incontestablement la publication du nouveau roman de Lord Beaconsfield, “Endymion”, et l’agitation en Allemagne contre les Juifs ». Dans cette chronique, Eça de Queirós appelle Benjamin Disraeli uniquement par son titre, ce qu’il commence à faire dans la chronique VIII, « Lorde Beaconsfield », pour en venir à « Benjamin Disraeli » ou, tout simplement, « Disraeli ».

Dans cette chronique VI, l’auteur rapporte que les événements en Allemagne sont suivis avec une grande attention en Angleterre où la communauté juive (Eça de Queirós fait indifféremment usage des mots « Judeus » et « Israelitas ») est nombreuse et influente, comme elle l’est en Allemagne. Ils influent sur l’opinion par les organes de presse qu’ils possèdent (dont l’un des plus importants, le Daily Telegraph). Au sommet des Juifs influents, Benjamin Disraeli. Eça de Queirós note que si l’Angleterre est encore loin de sombrer dans la haine et la persécution, le développement d’un État israélite au sein d’un État chrétien (« o desenvolvimento firme deste Estado israelita, dentro do Estado cristão ») commence à irriter les Anglais. Aussi, ce qui se passe en Allemagne (je rappelle que ces chroniques ont été écrites dans les années 1870-80) ne soulève pas d’indignation dans la presse anglaise.

Eça de Queirós poursuit que sous des apparences civilisées, constitutionnelles, on ne va pas tarder à assister à des autodafés (un mot d’origine portugaise) au cours desquels on jettera au feu les écrits des rabbins et les rabbins eux-mêmes. Il rapporte l’attitude ambiguë du gouvernement allemand lorsqu’il déclare qu’il ne sera pas à l’origine d’éventuelles persécutions (contre les Juifs) mais qui n’a pas un mot pour condamner ce mouvement antisémite (« movimento anti-semítico »), il est vrai largement favorisé par lui-même. Bref, en l’occurrence, ce gouvernement se comporte comme Ponce-Pilate : il se lave les mains…

Le problème que peut générer une telle situation est que chaque bon Allemand discipliné, toujours selon Eça de Queirós, va s’engouffrer dans la brèche ménagée par une certaine ambiguïté cultivée par les plus hautes instances de l’État. Ces instances ne propagent pas la haine anti-juive ; elles la portent silencieusement en elles, dans leurs cœurs chrétiens… – em seus corações cristiaõs… Et cette ambiguïté est porteuse de terribles menaces. Les violences ont même commencé ; et il cite le cas de ces freluquets, dignes en cela des frères dominicains, qui, à Leipzig, ont expulsé sans ménagement les Juifs des brasseries, « les privant ainsi du droit individuel le plus précieux et sacré pour l’Allemand : le droit à la bière ! »

Eça de Queirós reconnaît que pour les autorités d’alors, Jésus était un homme qui appelait à la révolte, au renversement de l’ancien monde ; et il fût traité comme tel. Les conservateurs d’alors étaient logiques avec eux-mêmes comme ils le sont aujourd’hui à Berlin, Saint-Pétersbourg ou Vienne. Eça de Queirós en vient à se déplacer dans le temps, avec projection dans le futur pour revenir dans un passé qui reste un futur par rapport à son présent. Ainsi, avec son ironie fine qui est l’une de ses marques, fait-il remarquer que les tracasseries que les conservateurs font subir aux Messies socialistes finiront par coûter cher, car « tout grand réformateur social se transforme peu à peu en Dieu : Zoroastre, Confucius, Mahomet et Jésus en sont des exemples ! Les formes supérieures de pensée ont une tendance fatale à se faire future loi révélée ; et toute philosophie devient religion dans ses vieux jours ». Bref, on va des Saints Pères (Santos Padres) de l’Église catholique aux Saints Pères de la Révolution, les Messies socialistes. Et il cite Proudhon, Bakounine et Marx. Il pourrait en citer d’autres.

Eça de Queirós se transporte dans le XXVIIIe siècle et imagine un Australien ou un Néo-Zélandais qui se rend à Paris ou Londres, devenu des sites archéologiques comme en montrent les gravures de Piranèse, sites archéologiques comparables à Palmyre ou Babylone. Il en vient à se dire que ces voyageurs, logiquement, détesteront nos descendants qui ont puni Bakounine et Félix Pyat (amusant de trouver ce nom quelque peu oublié sous la plume de ce romancier portugais), comme les Allemands de son époque (je rappelle que nous sommes dans le dernier quart du XIXe siècle) détestent ceux qui ont tué Jésus – qui sont accusés d’avoir tué Jésus. « Et comme toute religion a une période de fureur exterminatrice, nos pauvres descendants seront persécutés, deviendront race maudite et mourront dans les supplices… » Et il termine ce paragraphe par une expression en français dans le texte : « C’est raide ! »

 

Épreuve corrigée de « Adão e Eva no Paraíso » d’Eça de Queirós

 

Et il en revient plus précisément au sujet qui l’occupe : l’Allemagne d’alors, l’Allemagne de Bismarck. Certes, ce n’est pas la passion religieuse qui est à l’œuvre mais tout un mécanisme juridique qui s’efforce de rester « civilisé », de respecter les formes constitutionnelles. Bref, les Juifs se voient menacés « avec ces pétitions qui affluent de partout, demandant au Gouvernement que l’accession à la propriété soit interdite aux Juifs et que tout emploi public leur soit refusé, et autres extravagances gothiques ! » Le motif de cette colère est connu et Eça de Queirós le rappelle : la prospérité croissante de la communauté juive (il donne le nombre de 400 000), en concurrence avec la bourgeoisie allemande non-juive, de la haute finance au petit commerce, du banquier des Grands au petit usurier.

Mais, en milieu de chronique, le ton change. On passe d’une analyse plutôt fine aux préjugés les plus épais, au radotage populacier. La douche froide ! Eça de Queirós commence par donner raison à la colère allemande. « Mais si la richesse du Juif l’irrite, l’étalage que fait le Juif de ses richesses le rend fou furieux. Et, sur ce point, je dois dire que l’Allemand a raison ». Pensez-donc ! On était habitué au Juif famélique, en haillons et rasant les murs, le regard inquiet, et voilà qu’il est non seulement riche mais qu’il ne cache pas sa richesse ! Bref, on « pète un boulon ».

Eça de Queirós commet de graves erreurs – où le préjugé tient lieu de « connaissance ». Il déclare notamment que le succès des Juifs (o filho de Israel), leur emprise sur la haute finance et le petit commerce ainsi que sur les professions libérales, contraint le fils de l’Allemagne (o filho de Germânia) à émigrer vers l’Amérique à la recherche de pain – à busca de pão. Cette déclaration est odieuse parce que fausse – et elle se pose comme un fait vérifié. L’auteur a-t-il étudié l’émigration juive vers les États-Unis d’Amérique et l’arrivée en si grand nombre de Juifs ashkénazes débarqués à New York, en cette fin de XIXe siècle ? La misère juive était alors immense, certes moins marquée en Allemagne qu’en Pologne ou qu’en Russie. Dans l’immensité des accusations lancées contre des Juifs, je n’avais pas encore rencontré celle dont il vient d’être question. Et elle est proférée par un romancier de premier plan.

Cet homme capable d’observations fines et d’analyses pertinentes se met à patauger de plus en plus lourdement. Le Juif enrichi est un gros : O judeu hoje é um gordo. Et il est devenu arrogant, bruyant, ostentatoire, grossier, etc. Bref, ces parvenus (mot en français dans le texte) font offense à la sobriété des autres. Admettons que l’auteur ait eu l’occasion de rencontrer quelques Juifs de la sorte, ou même un seul, le vieux fond antisémite a alors été remué, il est remonté à la surface. Par ailleurs, combien de non-Juifs pourraient correspondre à la description qu’il nous sert ?

 

Buste d’Eça de Queirós, avenue Charles de Gaulle à Neuilly-sur-Seine, ville où décéda l’écrivain portugais le 16 août 1900, une sculpture d’António Teixeira Lopes.

 

Eça de Queirós nous sert d’autres saletés. Il en vient à la conspiration, à un plan scrupuleusement suivi par les Juifs, formidablement organisés et disciplinés, les Juifs qui s’emparent lentamente et surdamente des deux grandes forces qui régissent la société : la Bourse et la Presse ; et ainsi se placent-ils dans une position inattaquable : ils (les Juifs) expulsent les Allemands (entendez les non-Juifs, les Juifs d’Allemagne n’étant pas vraiment considérés comme des Allemands) des professions libérales, les humiliant par leur ostentation et, injure suprême, « par la voix de leurs journaux, (ils) leur dictent ce qu’ils doivent faire, ce qu’ils doivent penser ». Nous sommes précipités dans des préjugés dévastateurs, comparables par leur virulence à ceux que propageront au tout début du XXe siècle « Les Protocoles des Sages de Sion ».

Comment concevoir que l’un des romanciers les plus importants de son époque, fin observateur et fin analyste, ait pu se laisser aller à de tels ragots ? Mais ce n’est pas tout. Il commet une autre erreur, non moins grossière, une erreur probablement activée par un préjugé fort répandu. Il juge que le monde juif, y compris en Allemagne, est terriblement fermé sur lui-même, inaccessible et impénétrable (je reprends très précisément ses mots), entouré des formidables murailles du temple de Salomon. Certes, ces murailles ont été rasées mais elles se dressent, intactes, dans le cœur et l’esprit de chaque Juif. Et je ne vous traduis pas le passage relatif à ce que je viens d’écrire afin de ne pas surcharger le présent article.

Eça de Queirós fait-il l’âne pour avoir du son ou bien est-il à ce point mal informé ? Les Juifs d’Allemagne étaient alors les plus assimilés de tout le monde juif. Les conversions (principalement au luthérianisme, mais aussi au catholicisme) s’étaient multipliées, et les mariages mixtes allaient bon train.  Parmi les conversions les plus connues, les parents de Karl Marx.

Et non content de nous assener des approximations, Eça de Queirós poursuit : « Le Juif est le plus fort, le Juif triomphe. Le devoir de l’Allemand serait d’exercer sa musculature, d’aiguiser son intellect, de s’efforcer d’aller de l’avant pour être à son tour le plus fort. Mais il ne le fait pas et au lieu de cela, il se tourne misérablement, en couard, vers le Gouvernement, réclamant à grand renfort de pétitions que le Juif soit privé de droits civils, car le Juif est riche, car le Juif est fort ». Eça de Queirós est décédé en 1900 ; il aurait eu cent ans en 1945. Le passage que je viens de traduire est terrifiant pour celui qui est né après la Shoah. Ce qu’Eça de Queirós ne pouvait prévoir, c’est que les Juifs allaient précisément être garrotés juridiquement avant que les nazis et leurs complices n’exercent leurs muscles contre eux.

Je lis cette chronique VI, « Israelismo », et j’en viens à me dire qu’il me faudrait la lire au second degré, que je fais probablement fausse route, qu’il ironise et que je me suis pris les pieds dans le tapis. Mais enfin, il y a bien un basculement en milieu d’article, un article pourtant prometteur ; et ce basculement est clairement énoncé. Il écrit : « Mais si la richesse du Juif l’irrite, l’ostentation qu’il fait de sa richesse le rend fou furieux. Et sur ce point, je dois dire que l’Allemand a raison – E, neste ponto, devo dizer que o alemão tem razão. »

 

Benjamin Disraeli (1804-1881)

 

Cette chronique se termine sur un éloge de la politique de Bismarck quant aux Juifs. Le chancelier poursuit d’une manière raisonnable (em proporções civilizadas) ce que l’Église et des seigneurs faisaient afin de canaliser les mécontentements du peuple. Il canalise les mécontentements de la classe moyenne, le peuple ayant lui l’espérance socialiste. Ne pouvant se lancer dans une guerre (un excellent dérivatif), Bismarck pointe du doigt le Juif riche. Il ne cache pas la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ mais il dénonce avant tout les richesses des Juifs et le pouvoir de la Synagogue.

Et Eça de Queirós en revient à Lord Beaconsfield (Benjamin Disraeli), à son dernier roman, « Endymion », un roman risible mais fort bien payé puisque l’éditeur Longman avait versé à son auteur cinquenta e quatro contos de réis, une somme particulièrement importante pour une œuvre de fiction.

Eça de Queirós termine cet article en s’adressant aux jeunes écrivains : « Soyez prudents, jeunes hommes, n’entrez pas dans la carrière littéraire, ne publiez pas un poème ou un roman sans avoir pris la précaution d’avoir été durant quelques années Premier ministre d’Angleterre ». Il se croit probablement spirituel, il ne l’est pas. Et que Disraeli ait été un piètre romancier est une autre affaire. D’autres piètres romanciers ont gagné beaucoup d’argent en publiant de piètres romans, et ils n’étaient pas Premiers ministres d’Angleterre… et ils n’étaient pas juifs…

Olivier Ypsilantis

 

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*