‟La preuve capitale de la vérité de Dieu, de l’Incarnation, de la vérité de l’Église, c’est qu’en dépit de ses serviteurs, l’Église ait subsisté et subsiste. Il y a une blague juive tout à fait de circonstance : Un Juif rencontre son ami Nachmanson, en route pour l’église où il va se faire baptiser. Nachmanson, à tout bout de champ, se plaint des curés et des catholiques qu’il connaît. ‟Je ne te comprends pas, dit le Juif, comment peux-tu te convertir dans ces conditions-là ?” Et bien, justement ! j’ai réfléchi. Une religion qui supporte cela est certainement la meilleure.”
Maxime Alexandre, ‟Journal 1951-1975”
Arnold Lagémi a publié il y a peu un article qui m’a grandement troublé : il va dans le sens de nombre de mes impressions. Cet article est consultable sur le blog d’Arnold Lagémi : http://www.arnoldlagemi.com/?paged=3
Il a été mis en ligne le 31 mai 2012 et s’intitule : ‟L’épisode « Jésus de Nazareth » est une « affaire intérieure » juive !” Les passages en gras sont extraits de l’article en question.
L’introduction d’Arnold Lagémi à cet article est fort instructive : elle dénonce la démagogie, cette matrice de tous les désastres. Afin que nous ne nous y laissions pas aller, l’auteur nous invite à ne minimiser en aucun cas ce qui sépare le judaïsme et le christianisme, mais à le souligner pour mieux définir le caractère particulier de ces deux religions. A l’heure du nous-sommes-tous-frères et d’une démagogie qui en prend toujours plus à son aise, sur fond d’à-peu-près et d’ignorance, les exigences d’Arnold Lagémi me réchauffent le cœur, je dois le dire.
Je partage avec lui ce constat qui est bien une conclusion, à savoir que l’origine de l’antisémitisme est théologique et que cette origine est à rechercher du côté du christianisme. Lorsque je répète qu’il ne faut jamais oublier que l’entreprise d’extermination la plus radicale d’un peuple (le peuple juif en l’occurrence) a eu lieu en Europe, une vieille terre chrétienne, on me considère comme un vulgaire provocateur ou comme un individu tout bonnement à côté de la plaque. Ce constat est pourtant essentiel et irrévocable, et il faut y réfléchir avec ardeur et sans faux-fuyant. La Shoah n’appartient pas au passé, elle nous précède ; autrement dit, elle exige de tout Chrétien qu’il engage son courage et son intelligence et se fasse archéologue de l’antisémitisme, autrement dit qu’il fouille son terrain. Vais-je passer pour un provocateur si j’affirme que l’avenir du Chrétien s’appelle ‟Israël” ? Vais-je passer pour un provocateur si j’affirme que l’avenir du Chrétien commence par un démontage systématique de la théologie de la substitution et qu’une fois cette histoire de ‟Nouvel Israël” radicalement balayée — et je dis bien, radicalement —, les Chrétiens pourront espérer avancer plus sereinement et surtout plus intelligemment dans la connaissance du judaïsme et… d’eux-mêmes ?
L’Église n’est en rien un ‟Nouvel Israël” et il faut porter l’estocade à la théorie de la substitution. L’Église est ce qu’elle est, et je ne nie pas ses réalisations aussi longtemps qu’elle ne prétend pas, d’une manière ou d’une autre, être le ‟Nouvel Israël”, aussi longtemps qu’elle ne prétend pas venir parfaire le message juif au monde. A ce propos, gardez à l’esprit ce qui suit : que les Juifs se convertissent au christianisme, et le christianisme s’effondre ; que les Chrétiens se convertissent au judaïsme, et le judaïsme tient encore.
Inutile de se disputer. Les doctrines sont inconciliables. Que les Chrétiens reconnaissent la richesse du judaïsme et, pour ce faire, qu’ils l’étudient avec un esprit empreint de modestie — sans a priori. Par ailleurs, que des Juifs de la stature d’Elie Benamozegh, de Jacob Emden ou d’Armand Abécassis aient reconnu ou reconnaissent de hautes qualités au christianisme (en dépit de l’animosité et des violences de celui-ci envers les Juifs) réconforte tout de même. Cultivons l’amitié entre individus, une amitié exigeante comme toute amitié digne de ce nom.
Arnold Lagémi l’anti-démagogue met les points sur les i de la manière suivante. Il rappelle que : ‟L’appréciation du discours christique est de la compétence exclusive du peuple juif, parce que l’origine du christianisme est une affaire intérieure juive. Refuser cette évidence sous-tendue par le droit est l’expression d’une ingérence intolérable.” C’est à mon sens une évidence. J’ai souvent noté chez les Chrétiens de l’arrogance — voire de la condescendance — envers le judaïsme, arrogance et condescendance généralement à peine conscientes d’elles-mêmes. Non, le christianisme n’est pas le papillon tandis que le judaïsme serait la chrysalide ! Et je me garde pour l’heure d’évoquer l’islam, ce dernier venu qui s’efforce de jouer au plus fort. A ce propos, le rapprochement Juifs / Chrétiens face à un danger commun ne doit pas faire oublier ce qui a été ; au contraire, il doit inciter à l’étude infatigable des raisons théologiques — et historiques — de tant de mépris et de violences chrétiennes envers le peuple juif. C’est un voyage passionnant, et inquiétant comme tout voyage passionnant.
‟Pour Israël, Jésus est un faux prophète au même titre que Sabbataï Tsevi. Il ne remplit pas les conditions requises pour prétendre à la messianité. Seul Israël est dépositaire de la Loi de Moïse et des textes prophétiques annonçant l’ère messianique. A ce titre, c’est lui et lui seul qui doit désigner le messie. Prétendre apprendre aux Juifs à lire correctement leurs textes est un abus de droit, une erreur de jugement et signe une vanité démesurée.” Je ne ferai aucune objection à la deuxième partie de cette proposition. Que des Chrétiens puissent sous-entendre que les Juifs ne lisent pas correctement leurs propres textes — qu’ils les lisent en aveugles — n’est que vanité abyssale. Je le redis, le christianisme n’est pas venu accomplir le judaïsme. Il ne couronne en aucun cas le judaïsme. La première partie de cette proposition m’a sauté aux yeux car je me suis remis à l’étude du sabbataïsme, ce qui m’a permis de mieux connaître la vie et l’œuvre du rabbin Jacob Emden. Les tensions messianiques sont particulièrement vivaces au sein du peuple juif et, à certaines époques, elles se manifestent au grand jour. Ces tensions expliquent en partie son génie et son énergie. Ce constat étant posé, je me permets de dire que Jésus (qui n’est pas le Messie pour les Juifs) reste un rabbi qui véhicule le génie du peuple juif, un rabbi emprunt de la sagesse des Pharisiens (les Pharisiens que le christianisme s’est employé à fustiger au cours des siècles avec un entêtement coupable), un sage juif parmi tant d’autres sages juifs. Je suis certain qu’Arnold Lagémi place Jésus, le Juif de Galilée, bien au-dessus de Sabbataï Tsevi et du théoricien du sabbataïsme, Nathan de Gaza ; et je ne parlerai pas de celui qui s’est présenté comme la réincarnation de ce messie, Jacob Frank !
‟En désignant le messie en la personne de Jésus, le christianisme s’est substitué au peuple juif dont il a usurpé la place, le rôle et la mission.” Arnold Lagémi met l’accent sur une question qui me préoccupe depuis longtemps : la dichotomie entre Jésus, le Juif de Galilée, et le Christ qui m’apparaît comme une création théologique. Je vois depuis longtemps une fêlure — pour ne pas dire un gouffre — entre JÉSUS et le CHRIST. Aussi la dénomination JÉSUS-CHRIST me paraît-elle bizarre, un montage idéologique en quelque sorte. La théologie de la substitution constitue quant à elle un véritable coup de force contre le judaïsme, l’un des plus formidables de l’histoire de l’humanité — un pronunciamiento. Et je ne puis taire que pour nombre de Chrétiens, le Juif reste plus ou moins confusément un déicide : le Juif a tué leur Dieu. Relisez les Évangiles : les Juifs ont réclamé la tête de Jésus et le brave Ponce-Pilate l’a condamné à contre-cœur après s’être lavé les mains… Comprenez : les Juifs étaient déjà si puissants qu’ils ont pu dicter leur volonté à l’occupant romain… Je ne force pas la note et je ne remue pas de “vieilles histoires” — les “vieilles histoires” nous précèdent. Il y a une généalogie et une archéologie du ressentiment et de la haine.
‟Théologiquement, le rapprochement est par essence impossible, parce qu’il n’y a qu’un seul peuple Juif, mandataire de la Providence.” Une remarque d’une parfaite netteté, très intéressante, qui indirectement renvoie aux remarques de Jacob Emden sur les lois noachiques offertes aux non-Juifs.
‟Restent les accommodements collatéraux qui confirmeraient, sinon la convergence doctrinale, du moins la volonté réparatrice. Au cours des siècles passés, le christianisme dans son ensemble a fait subir aux Juifs diverses exactions qu’il a tenté d’effacer par un pardon sans effet et un Concile fébrile mais tout aussi vide d’initiatives concrètes.” Lorsque je fais remarquer que les plus grandes tueries de Juifs ont eu lieu en terres diversement chrétiennes (catholiques, protestantes et orthodoxes), on me prend pour un provocateur voire un judéophile névrosé — j’ai même eu droit il y a peu au qualificatif de judéolâtre ! Or, je ne cherche en rien à régler des comptes ou à m’ériger en petit juge. Simplement : il n’y a pas de lien de cause à effet entre le christianisme et la Shoah ; mais on ne peut nier qu’un certain climat entretenu par la chrétienté a contribué à la formation d’un terreau (le mot est de Georges Bensoussan et je n’en vois pas de mieux approprié) dans lequel le nazisme — qui est négation du christianisme — a pu prendre racine. Et il m’est particulièrement odieux de lire ici et là que les Juifs cultivent la victimisation. Les Juifs ne se plaignent pas. Ils aiment analyser et comprendre ; et ils invitent ceux qui le veulent à réfléchir en leur compagnie.
‟La réparation des crimes et exactions n’est pas une aumône quémandée avec humilité, c’est une demande de restauration du droit. Soutenir la fraternité judéo-chrétienne sans le préalable de la réparation, c’est mépriser et nier l’enseignement des prophètes.” La réparation, bien sûr. Je connais le mot ‟réparation” en hébreu ; je le dis non sans fierté car mon lexique hébreu se limite à quelques mots. Mais j’en reviens au sujet. La repentance a un double visage, c’est pourquoi je l’observe avec attention. Elle peut jouer avec l’émotion : larmes et arrêt sur image. Regardez-nous ! Nous sommes si beaux, ennoblis par la repentance ! Et je sais que l’Église catholique-apostolique-romaine et l’appareil du Vatican savent y faire. Je ne nie pas pour autant les efforts sincères de certains membres de cet appareil religieux. Mais c’est dans le tête-à-tête, loin des médias et des gestes spectaculaires, que la réparation se fera. C’est par une réflexion obstinée, aidée par l’esprit prophétique, que la réparation se fera. Mon plus secret désir est que l’esprit d’Israël — l’esprit prophétique — aide la chrétienté. Et Jésus reste un prophète d’Israël, un prophète admirable parmi d’autres prophètes admirables, un prophète qui n’a jamais voulu changer le plus petit signe de la Torah.
‟Maintenir des symboles odieux et indignes comme la « synagogue aveugle » de la cathédrale de Strasbourg, c’est sous-entendre l’échec de Vatican II et confirmer une permanence doctrinale qui a éliminé Israël.” Sur ce blog, j’ai reproduit ‟La Synagogue aveugle” dans un article consacré à Elie Benamozegh. C’est un symbole odieux, je l’ai dit et je le redis. Mais que faire ? Faut-il l’ôter à l’ensemble sous peine de porter préjudice à l’unité architecturale ? Pour éviter de couteux travaux, je suggère une demi-mesure : mettons un bandeau (en tissu) sur les yeux de ‟L’Église triomphante” ! Plus sérieusement, ce symbole devrait rester en place afin d’inviter à la réflexion sur l’immense et coupable prétention de l’Église envers les Juifs, envers la Synagogue.
‟Tergiverser sur le statut de Jérusalem, capitale d’Israël, est une des expressions du refus chrétien de reconnaître la permanence de l’Élection d’Israël.” Cette remarque m’émeut particulièrement. Jérusalem doit rester réunifiée sous la protection des Juifs. Je l’affirme pour des raisons pragmatiques autant que spirituelles. Pragmatiques d’abord. Les pèlerins, toutes religions confondues, ne seront jamais aussi protégés que dans une Jérusalem juive. Spirituelles ensuite. Jérusalem doit faire partie intégrante de l’État d’Israël et en aucun cas être divisée. C’est l’un des points de mon credo sioniste et je n’ai pas à argumenter… Permettez-moi d’ajouter qu’un Chrétien qui n’est pas sioniste n’est pas plus chrétien qu’un Chrétien qui cherche à convertir les Juifs. Comprenne qui voudra ; et à bon entendeur, salut !
(à suivre)