Un article m’a été communiqué. Il est signé Arnold Lagémi et s’adresse à Monsieur l’abbé Arbez dont j’ai découvert le nom sur le site drzz info : http://www.parolevolee.com/index.php?option=com_flexicontent&view=items&cid=34%3Aarticles&id=1310%3Alabbe-arbez-denonce-des-inexactitudes-dans-levangile-de-st-jean&Itemid=76&lang=fr
Je connais peu ces deux hommes qui ont a priori ma sympathie. Je ne vais donc pas m’adonner à une distribution de bons et mauvais points, exercice d’autant plus risqué en la circonstance que je ne suis pas un spécialiste des Saintes Écritures et que je n’ai qu’une connaissance superficielle de la polémique qui oppose Arnold Lagémi à Monsieur l’abbé Arbez. Je reconnais que l’un et l’autre me stimulent et je leur en suis reconnaissant. Mais j’en viens à l’article qui m’a été communiqué, à cette lettre d’Arnold Lagémi à Monsieur l’abbé Arbez.
J’aime cette lettre car, au-delà des méandres d’une polémique, elle place en exergue l’amitié, une amitié exigeante comme toute authentique amitié. Cette lettre et cette amitié tumultueuse me posent bien des questions. Une certaine irritation m’évoque certaines histoires de familles, histoires dont on ne sort jamais, histoires aussi dramatiques que risibles dans lesquelles nous nous débattons tous, Juifs, Chrétiens et Musulmans. Car le Premier Testament, le Deuxième Testament et le Coran mettent en scène des histoires de familles qui sont l’histoire de l’humanité. Et par histoires de familles, je ne sous-entends rien de péjoratif. Ces histoires forment un socle. On ne sort jamais vraiment des histoires de familles qui constituent, à bien y regarder, l’A et l’Ω de notre univers mental. Et loin de moi l’envie de m’en remettre au docteur Freud et à la déesse Psychanalyse. J’envisage la Bible et l’Iliade avec cette hauteur de vue à laquelle nous invite Rachel Bespaloff.
Quelque chose dans le christianisme m’attire autant qu’il me repousse, quelque chose qui contribue pour l’essentiel à sa singularité et à sa beauté ‒ je le dis sans le moindre esprit de prosélytisme. J’ai mis du temps à comprendre ce qui me dérangeait ainsi. La clé m’a été donnée au hasard d’une lecture, un livre de Jorge Luis Borges, “Siete noches”, un recueil de sept textes. La clé était déposée au quatrième texte, “El budismo”. Je vais y revenir.
Mais tout d’abord. Lorsqu’au Vietnam, sur la route de Dalat, des statues de Bouddha, de la Vierge Marie ou de Jésus, nombreuses, apparurent côte-à-côte sur des balcons ou devant des maisons, dans des jardins, je sus que ce n’était pas le catholicisme (les catholiques représentent environ 10 % de la population du pays, et sont essentiellement présents dans le Sud du pays) qui accueillait le bouddhisme mais bien le bouddhisme qui accueillait le catholicisme. J’insiste, cet article ne se veut en rien polémique ; les religions me fascinent. Elles ont façonné le monde, pour le meilleur et pour le pire, c’est ainsi. Et elles ne sont jamais aussi présentes que lorsqu’elles semblent s’effacer. Elles sont un élément essentiel du substrat sur lequel nous appuyions nos pas autant que de l’air que nous respirons. C’est ainsi, que nous le déplorions ou non.
Mais j’en reviens à cette clé, à ces mots de Jorge Luis Borges qui ont agi sur moi comme une révélation. Lorsque Bouddha meurt, entouré de ses disciples qui se demandent ce qu’ils vont devenir sans lui :
“Il leur confie qu’il n’est qu’un homme comme eux, aussi irréel et mortel ; mais il leur laisse sa Loi. Nous avons là une grande différence avec le Christ. Il me semble que Jésus dit à ses disciples que si deux d’entre eux se retrouvent, il sera le troisième. Bouddha quant à lui leur dit : je vous laisse ma Loi. Il a mis en mouvement la roue de la Loi dès le premier sermon.” (1)
Je ne puis en la circonstance cacher ce qui me tourmente : cette présence très physique de Jésus-Christ est dérangeante avec cette construction théologique où le Christ est la Tête de l’Église et où l’Église est le Corps du Christ ‒ voir saint Paul. Cette vision qui peut être envisagée à divers degrés porte en elle, latente, une extraordinaire violence. Elle inspira notamment à Simone Weil ce texte terrifiant : “Israël et les Gentils” (dans “Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu”).
Cette théologie a pourtant été une source à laquelle les plus grands artistes n’ont cessé de boire. Je m’émerveille de leurs réalisations et mon malaise se voit transmuté en émerveillement parfait. Je suis méfiant, réticent, sur mes gardes, mais devant la Pietà de Michelangelo (2), je me rêve Jésus dans les bras de Marie. Je me souviens qu’un frisson me prit alors que je me tenais sous le Pantocrator de Daphni (environs d’Athènes, une mosaïque du XIème siècle) et devant celui du monastère de Sainte-Catherine (Mont Sinaï, une peinture du milieu du VIème siècle), la plus ancienne icône du Christ Pantocrator. Je reste bouche bée devant l’étrange simplicité du Quattrocento, devant ce ciel uniformément bleu qu’émaillent des étoiles dorées ‒ il me fait revenir dans l’aura de l’enfance et ses images ‒, autant que devant les si savantes complexités du claroscuro, devant le savoir-faire de Caravaggio et ses disciples. Ne suis-je pas tombé amoureux des Vierges d’Andrea del Sarto qui, à l’instar de Leonardo da Vinci, sut manier le sfumato avec une délicatesse qui me fait joindre les mains. Faut-il que j’évoque les Vierges de Botticelli, les raffinements dorés de leurs chevelures ? Faut-il que j’évoque les fééries de Bernini ? Entre Ludovica Albertoni et Santa Teresa mon cœur balance. J’ouvre des yeux pareillement émerveillés devant ces fresques du roman pyrénéen perdues dans des petites églises de montagne (certaines ont été secourues et réinstallées dans le Musée National d’Art de Catalogne, sur Montjuïc) et de Tavant, en Touraine, devant le trompe-l’œil d’Andrea Pozzo en l’église Sant’Ignazio di Loyola, à Rome, et les délices des frères Zimmermann, Dominikus et Johann Baptist. Ces considérations m’amènent tout naturellement à Maxime Alexandre qui note dans son “Journal 1951-1975”, en date du 12 novembre 1972 :
“On pourrait défendre cette thèse que Jésus-Christ a été trahi depuis le moment de sa mort et que si tout n’a pas été complètement perdu, c’est par l’intermédiaire des poètes et des artistes : Dante, Grünewald, Bach, Mozart… Poète également, plutôt que saint selon la conception habituelle, saint François”.
Le 3 août 1967, dans ce même livre, il notait :
“On pourrait dire que Jésus-Christ a été trahi depuis sa mort. Si tout n’a pas été complètement ruiné, c’est dû aux artistes, aux poètes et ‒ ne l’oublions tout de même pas ‒ aux saints.”
Le “Journal 1951-1975” de Maxime Alexandre est un livre auquel je reviens volontiers et dont j’apprécie toujours plus la saveur douce-amère. Maxime Alexandre, Juif converti au catholicisme, pose sur sa religion d’adoption un regard particulièrement exigeant dont l’oblicité propose d’insolites perspectives. Le 12 février 1960, il note :
“Il m’a fallu la Bible de Luther pour découvrir Isaïe, à quinze ans, mais je ne vais pas me contenter de l’antithèse facile, d’un côté les pharisiens, de l’autre les publicains, les purs, les vrais. L’histoire d’Israël dominée par une faim et une soif communes, faim et soif de justice et de vérité”.
Les pharisiens ! Ce sont eux qui, suite à l’implacable répression menée par Rome, ont porté le judaïsme pour le soustraire à une mort certaine. De fait, je trouve étrange cet acharnement particulier et prolongé de l’Église envers les pharisiens mais je suis arrivé à la conclusion que l’Église, qui s’est calmée, reconnaissons-le, leur en a voulu pour cette raison précisément. Le mot “pharisien” (et dérivés) est entré dans le langage courant avec une charge résolument négative. A propos des pharisiens, Maxime Alexandre note encore, le 8 août 1966 :
“Presque intolérable pour moi, né juif, d’entendre quatre-vingt-dix pour cent des sermons. Ainsi hier, publicains et pharisiens. Si le prêtre avait interprété correctement la parabole, l’église se serait vidée. En quoi cela le regarde, les Juifs. C’est évidemment plus facile que de nommer les pharisiens qui forment son auditoire : M. le notaire, M. le percepteur (il a parlé du percepteur, mais en le traitant de publicain), la veuve Machin qui méprise les pauvres, la fille Fridoline, jalouse de toutes ses voisines, etc. Les Juifs, s’il n’y en avait pas eu pour suivre Jésus-Christ, vous, où en seriez-vous ?”
L’humour aigre-doux de Maxime Alexandre est palpable dans ces lignes, ainsi que dans cette remarque du 17 juin 1973 : “Le crime des Juifs, c’est d’avoir inventé le christianisme”, une remarque à laquelle je pourrais ajouter : “… et l’islam…”
Je reprends une remarque que j’ai faite sur d’autres sites, à savoir que le judaïsme dégage une énergie dans l’ordre mental thermonucléaire. Rien à voir avec la noria musulmane, rassurante pour certains ‒ car rustique et routinière ‒, inquiétante pour d’autres et pour les mêmes raisons.
Le christianisme se présente comme le nouvel Israël, le Christ étant venu accomplir. L’islam, ce nouveau venu par rapport au christianisme et, plus encore, par rapport au judaïsme, prétend quant à lui parfaire ces deux religions considérées comme des ébauches, des brouillons. Ce type de comportement est connu. Le nouveau-venu agacé par sa condition de nouveau-venu veut en remontrer en se faisant entendre. Il en va ainsi dans la noblesse. Pas besoin de la ramener quand on porte un nom tel que Clermont-Tonnerre. Á l’inverse, j’ai connu un homme de la fausse noblesse qui parlait de sa famille en faisant plus de bruit qu’une fanfare municipale. L’agressivité de l’islam, particulièrement envers les Juifs, trouve là en partie une explication.
On m’attaquera sur ce que je vais écrire mais je n’ai pas l’habitude de me taire et j’admets d’être repris dans l’espoir d’enrichir mon jugement. Il m’arrive de penser que le christianisme et l’islam représentent une sclérose par rapport au judaïsme ‒ la source. Ce type de “dégénérescence” est palpable en politique et je prends un exemple massif : du marxisme, au marxisme-léninisme, au marxisme-léninisme-stalinisme. A ceux qui s’échauffent (je pense en particulier aux musulmans) en proclamant qu’ils viennent parfaire, je rétorque qu’ils feraient bien de se calmer et d’inverser la perspective un instant, rien qu’un instant, par simple jeu, en guise d’exercice d’assouplissement. Mais, une fois encore, je ne suis pas ici pour me livrer à un hit-parade mais pour interroger sans jamais hésiter à inverser les perspectives dans lesquelles je m’aventure, avec le sourire si possible.
Autre question. Les religions ne perdraient-elles pas en qualité au cours de leur existence ? Le soupir de Maxime Alexandre traduit plutôt bien ce que j’éprouve : “Ce qu’il a dû être beau le christianisme avant la réussite temporelle des chrétiens ! Beau comme les Psaumes, comme les exhortations des prophètes, comme la marche à travers le désert des Israélites ! Et qu’il serait beau sans les interprètes de la parole, sans les notables, c’est-à-dire sans les profiteurs et les ânes !”
L’amitié ne pourrait-elle opérer qu’au niveau individuel ainsi que le suggère ou, plutôt, ainsi que l’affirme Arnold Lagémi ? Probablement. Car, sans nier pour autant l’importance des grands gestes collectifs, institutionnels (qui contiennent presqu’à coup sûr une part d’auto-apologétique, ainsi que le pointe Menahem Macina), c’est au niveau individuel que l’amitié a le plus de chance d’opérer et, dans le meilleur des cas, de faire tache d’huile, si je puis dire.
Deux pensées de Maxime Alexandre, encore :
“Je suis devenu, par ma conversion, plus juif que les Juifs, et plus chrétien que les chrétiens.”
“La question décisive n’est pas : que peut être la Synagogue juive sans Jésus-Christ ? Mais bien : qu’est-ce que l’Église aussi longtemps qu’elle a en face d’elle un Israël qui lui est étranger et qui s’oppose à elle ?” (Karl Barth, “Dogmatique IV”, 1969, p. 31.)”
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(1) “Les dice que él no existe, que es un hombre como ellos, tan irreal y tan mortal como ellos, pero que les deja su Ley. Aquí tenemos una gran diferencia con Cristo. Creo que Jesús les dice a sus discípulos que si dos están reunidos, él será el tercero. En cambio, el Buddha les dice : les dejo mi Ley. Es decir, ha puesto en movimiento la rueda de la ley en el primer sermón.”
(2) Une très émouvante sculpture véhicule le même message. Elle est signée Käthe Kollwitz (1867-1945), elle est visible à la New Wache (Berlin) et s’intitule : “Die Toten Manhen uns”. Elle dit la souffrance de la mère devant son fils mort, un thème universel. Käthe Kollwitz perdit son plus jeune fils, Peter, devant Dixmude, le 22 octobre 1914. Il n’avait pas vingt ans. Et je ne puis résister à l’envie de vous offrir en lien une vidéo qui montre quelques photographies de Robert Hupka (1919-2001) parmi les centaines qu’il prit de la Pietà, en 1964, à l’occasion de la New York World’s Fair. Robert Hupka, un Juif autrichien qui se réfugia aux Etats-Unis pour fuir le nazisme : http://www.youtube.com/watch?v=SjjBCnXrnE4
Olivier Ypsilantis
merci pour votre regard esthétique et mystique en même temps.