Je viens de terminer la lecture d’un essai publié dans la prestigieuse revue “Revista de Occidente” (n° 293, octobre 2005). Il est signé Adolfo García Ortega et a pour titre “Los nazis del siglo XXI”. Je vais vous en rendre compte car le ton n’en est pas si courant.
Adolfo García Ortega (né en 1958, à Valladolid) nous dit avoir été très tôt obsédé par la Shoah. Son roman, “El comprador de aniversarios”, se veut acte de justice envers Hurbinek, l’enfant d’Auschwitz (voir “La Tregua” de Primo Levi), et les centaines de milliers d’enfants juifs assassinés par les nazis et leurs séides. Il nous dit son étonnement face à la réaction d’amis de gauche lors de la parution de ce roman, des amis surpris de son intérêt pour le “basurero de la historia”, des amis qui lui firent très obligeamment remarquer que “no sólo habían muerto judíos”, et qui ajoutèrent d’un air entendu que si ces derniers avaient été des victimes, ils étaient à présent des bourreaux. Et Adolfo García Ortega nous rapporte une remarque faite par un écrivain espagnol de gauche, très populaire (il n’en donne pas le nom), à savoir que “todo el mundo sabe hoy en día que están demostrando que son tan verdugos como cualquiera o más”.
Bref, des amis de gauche l’invitèrent à se détourner de cette “vieille histoire” et à s’intéresser de préférence à des sujets d’actualité comme, par exemple, la violence domestique ou le métissage culturel. Face à tant de remarques, diversement amicales ou paternalistes, José García Ortega ne put que rétorquer qu’il était européen et qu’en conséquence rien de l’Europe ne pouvait lui être étranger – l’Europe, l’aire de la Shoah. Cet écrivain espagnol ne tarda pas à se rendre compte que derrière la façade morale du progressisme flottaient des relents d’antisémitisme, et qu’à l’heure de dénoncer les injustices on mettait de préférence Israël et le Juif sur la sellette.
Adolfo García Ortega se souvient de sa solitude. Dès l’enfance il fut hanté par les rares scènes qu’il put voir et qui montraient des Juifs humiliés ou assassinés. Ce chrétien éduqué dans un collège de Los Hermanos de las Escuelas Cristianas s’identifia à eux au point de se faire passer pour Juif auprès de ses camarades. Il avait onze-douze ans.
L’antisémitisme fait un retour en force. On le croyait à l’article de la mort. Il est fringant, requinqué par l’antisémitisme musulman, un antisémitisme particulièrement virulent, notamment avec ces immigrés de la deuxième et troisième génération installés pour la plupart dans les banlieues de métropoles d’Europe. Cet antisémitisme (activé principalement par l’antijudaïsme en provenance des pays arabes) réactive un vieil antisémitisme européen devenu plutôt léthargique. Cantonné à des groupes et groupuscules d’extrême-droite, il se diffuse à présent dans des couches toujours plus amples d’une population diversement socialisante. Toutes sortes de vieilleries que l’on croyait définitivement remisées se retrouvent mises en circulation par l’islam, et de diverses manières. Ainsi, au cours d’enquêtes menées en 2004 (rappelons que cet article d’Adolfo García Ortega fut écrit en 2005 et que, depuis cette date, la situation des Juifs d’Europe s’est sensiblement dégradée), 60 % des personnes interrogées désignèrent Israël comme la principale menace pour la paix mondiale.
La plupart des “progressistes” ne cessent de répéter qu’ils ne sont pas antisémites mais antisionistes sans savoir que l’un va (très) rarement sans l’autre. Á présent les brumes se sont partiellement dissipées et la chorégraphie que nous dansent l’Antisémite et l’Antisioniste nous apparaît plus clairement. Par le truchement d’une dialectique viciée (qu’il reste toujours à disséquer), la néo-gauche en est venue à assimiler Arabes en général, et Palestiniens en particulier (sans oublier Pakistanais, Afghans et j’en passe), à un pseudo-prolétariat – ou néo-prolétariat. Cette néo-gauche réactive implicitement, et parfois même explicitement, le slogan Juif = Capital = Pouvoir, un slogan sous lequel couvent et qui couvre toutes les violences. La haine d’Israël sert de catalyseur à d’autres haines. La haine d’Israël (avec agression tant verbale que physique) se porte de plus en plus sur les Juifs en général, à commencer par ceux de la diaspora, plus vulnérables. La Deuxième Intifada a requinqué le vieil antisémitisme européen qui se languissait. Et la haine qu’il suppose est à présent susceptible de s’abattre à tout moment sur tous les Juifs de la diaspora. Cette haine plus ou moins sourde est alimentée par ces images (télévision et Internet) où le Palestinien, enfant de préférence, est l’Ensanglanté. Et ainsi en arrive-t-on tout naturellement à désigner les Juifs d’Israël (voire les Juifs en général) comme los nazis del siglo XXI, précisément le titre de cet article.
Adolfo García Ortega pose la question : “¿ Pero qué valores tiene o representa Israel, sino los valores sociales, culturales y morales de Occidente ?” Et il poursuit : “Los valores que han formado Israel son una garantía de supervivencia de mis valores europeos, y tengo algo más que la impresión de que Europa esto ni lo ve ni lo entiende”. Et les Européens reprochent à Israël ses liens privilégiés avec les États-Unis. L’Europe, cette donneuse de leçons (à commencer par la France qui s’envisage comme la détentrice d’un capital moral à nul autre pareil), l’Europe qui oublie tout bonnement qu’elle fut l’aire de la Shoah et des pires violences antisémites.
Le musulman d’aujourd’hui a remplacé dans bien des têtes “progressistes” le prolétaire d’hier, une équivalence que confirme une immigration soutenue. Le radicalisme religieux gagne en force dans les grandes villes d’Europe, un radicalisme qui se renforce à la faveur d’un sentiment d’humiliation, sentiment cultivé, entretenu et enseigné, et qui est bien le pire des terreaux. Il faut prendre conscience de la puissance mortifère de ce sentiment, le sentiment d’humiliation.
Le discours de gauche, une gauche majoritairement orpheline depuis la chute de l’URSS, a installé l’“islamismo” dans le siège devenu vacant du “proletarismo”. Et l’antisémitisme un peu honteux de sa nudité peut enfin se dissimuler sous les nobles plis de l’antisionisme, l’antisionisme que nombre de crétins diversement de gauche assimilent à de l’antifascisme : puisque Sionisme = Fascisme, Antisionisme = Antifascisme ; c’est simple ; et la petite mécanique mentale peut tourner indéfiniment, sans ratés. Et la droite libérale se tait ; elle redoute d’être qualifiée de “sioniste”, mot devenu aussi dépréciatif – voire plus dépréciatif – que “fasciste”.
Dans “The History of the Decline and Fall of the Roman Empire” Edward Gibbon désigne l’émergence du christianisme comme l’un des facteurs de ce déclin et de cette chute. Et l’Empire devint chrétien. Aujourd’hui, dans nos sociétés européennes, l’unique force dotée d’une énergie radicale est l’islam, énergie d’autant plus radicale que nous vivons ce que José García Ortega appelle un síndrome de aceleración de la historia. S’il a fallu huit cents ans au christianisme pour s’accaparer l’Empire romain, il n’en faudra peut-être que quatre-vingt à l’islam pour s’accaparer l’Europe.
Il y a ce désir de vivre comme si la Shoah n’avait jamais été, comme si elle n’avait pas été vraiment. La tentation révisionniste et négationniste est permanente. Et il faut compter avec ceux, toujours plus nombreux, qui jugent qu’on parle trop de la Shoah et qui aimeraient qu’on passe à autre chose. Parmi ces derniers : Martin Walser.
Adolfo García Ortega sait de quoi il parle. Il rend compte des réactions qui ont accompagné la parution de son roman, “El comprador de aniversarios”. Il comprit que l’irritation de ceux qui parlent d’un trop et qui aimeraient qu’on passe à autre chose a une explication : les Juifs d’Israël, et les Juifs en général (à moins qu’ils ne déclarent publiquement leur antisionisme), sont les bourreaux des Palestiniens ; alors, pourquoi nous, Européens, devrions-nous cultiver le “Souviens-toi !” et nous charger du poids d’une mauvaise conscience qui fait le jeu des sionistes et de la juiverie internationale ? Ne pourrait-on pas en profiter pour s’alléger du paquet et le passer par-dessus bord ?
La condamnation d’Israël se convertit toujours plus en une condamnation des Juifs, du peuple juif. L’histoire radoterait-elle ? Israël ne permettra pas qu’il en aille ainsi, et quelque soit le prix à payer… Et réfléchissons un instant : un monde sans Israël, sans l’État d’Israël, ne serait-il pas un monde plus pauvre, moins libre ?