Les dix jours de sang et d’espoir
Imre Nagy aux prises avec l’insurrection
Les combats commencent le soir du mardi 23 octobre 1956, aux abords de la Maison de la Radio. Situation confuse avec déclarations officielles contradictoires. Le 25 octobre au matin, le colonel Pál Maléter, commandant une unité blindée, passe du côté des insurgés. Après s’être entretenu avec l’un de leurs groupes, il a la conviction qu’il n’a pas affaire à des « bandits contre-révolutionnaires » mais à des patriotes. Il transforme alors la caserne Kilián en l’un des bastions les plus importants de l’insurrection.
Pál Maléter (1917-1958), exécuté avec Imre Nagy le 16 juin 1956. Ci-joint, une notice biographique :
http://www.rev.hu/history_of_56/szerviz/kislex/biograf/maleter.htm
Environ deux mille soldats et officiers (en particulier les élèves sous-officiers) sont aux côtés des insurgés. Rappelons que de nombreux officiers fréquentent le Cercle Petöfi et qu’une délégation d’élèves sous-officiers vient de participer à la manifestation du 23 octobre, devant la statue du général Józef Bem. Les deux unités blindées appelées à rétablir l’ordre autour de la Maison de la Radio sont acclamées par la foule avec laquelle elles fraternisent. Les jeunes qui assaillent les casernes à la recherche d’armes sont servis. Les officiers laissent partir les soldats qui veulent se joindre aux insurgés. Mais le gros des troupes hongroises reste dans l’attentisme. Dans l’après-midi du 25 octobre, Imre Nagy (qui s’est entrevu avec deux spécialistes du Kremlin pour les affaires hongroises) déclare à la radio qu’une fois l’ordre rétabli, il convoquera l’Assemblée nationale pour lui soumettre un vaste programme de réformes. Le lendemain, la déclaration du Comité central laisse entendre que les concessions faites par le Kremlin à la Pologne de Władysław Gomułka seront faites à la Hongrie. Mais il est trop tard ; et ce relatif succès politique va être neutralisé pour trois raisons : 1 – Les violences devant le Parlement, soit des centaines de morts et de très nombreux blessés. 2 – Le passage fulgurant de la révolte à la révolution en province. 3 – Le désaccord entre Imre Nagy et le groupe centriste de János Kádár.
Dès le 24 octobre, des Conseils révolutionnaires surgissent un peu partout et spontanément dans tout le pays, et jusque dans les villages. Ils ont présentés au gouvernement leurs revendications. Ces Conseils qui portent des noms très divers sont hétérogènes et leur idéologie est flottante. En province, il y a ici et là des affrontements avec l’ÁVH tandis que les Soviétiques et la population hongroise s’arrangent et parviennent à un modus vivendi. François Fejtö fait remarquer : « Cette neutralité des troupes soviétiques en province s’explique sans doute par l’impossibilité où elles se trouvaient de contrôler les événements dont la véritable signification leur échappait. » Et il ajoute : « Jusqu’à l’arrivée des renforts, les commandants soviétiques avaient intérêt à se tenir à l’écart et à s’assurer un modus vivendi avec les forces révolutionnaires, ce qui donna à ces dernières l’illusion d’une victoire facilement remportée et fit naître tous les espoirs. »
Les conseils ouvriers
Les Comités révolutionnaires et les Conseils ouvriers s’inspirent des Comités nationaux créés à la Libération, sur les ruines de l’État horthyste. Les Conseils ouvriers accusent une filiation plus nette avec l’esprit communard. Ils veulent placer les entreprises directement entre les mains des travailleurs. Ils sont l’instrument politique de la classe ouvrière intégrée à la révolution nationale. Ils ne dénoncent pas l’État en soit mais sa forme totalitaire, sa sujétion aux Soviétiques. Ils voient d’un bon œil la nomination d’Imre Nagy au gouvernement. Et ce n’est qu’après la seconde intervention soviétique et l’échec de la politique d’Imre Nagy que ces Conseils vont tenter de mettre sur pied un « second pouvoir ». Le modèle de ces Conseils tel qu’il se présente à partir du 24 octobre est emprunté à la Yougoslavie de Tito, avec ses mécanismes autogestionnaires. Mais ces soviets anti-soviétiques (mais aussi anti-capitalistes et anti-communistes) glissent vers la social-démocratie et le nationalisme et menacent de priver le gouvernement et le Parti de leur principale base sociale, d’où la tentative d’Imre Nagy de les récupérer. Imre Nagy espère trouver auprès d’eux un appui face aux Comités révolutionnaires où dominent les éléments nationalistes. Mais il n’a pas compris que les ouvriers ne sont pas moins patriotes voire nationalistes que l’intelligentsia.
Vers une issue politique
Si Imre Nagy est en retard sur les revendications populaires, il est en avance sur les autres dirigeants du Parti. Par sa composition, le nouveau gouvernement Imre Nagy s’efforce d’apaiser les insurgés et de rassurer les Soviétiques. Je passe sur la composition de ce gouvernement (rendue publique le 27 octobre). Simplement, la présence d’hommes respectés ne peut faire oublier le maintien de ministres rákosistes à d’autres postes-clés. Les délégations des Conseils ouvriers et des Comités révolutionnaires pressent Imre Nagy de modifier son gouvernement.
Le tournant
Le discours d’Imre Nagy du 28 octobre 1956 annonce d’importantes concessions : cessez-le-feu immédiat et général, retrait des forces soviétiques de Budapest, refus du gouvernement de considérer l’élan populaire comme une contre-révolution, reconnaissance des nouveaux corps démocratiques autonomes créés sur l’initiative populaire et leur intégration dans l’administration d’État, création de nouvelles forces de sécurité (soit dissolution de l’ÁVH), ouverture de négociations avec l’U.R.S.S. — on aurait notamment discuté le retrait des troupes soviétiques de Hongrie. Imre Nagy s’efforce de répondre aux aspirations et aux exigences du peuple tout en se maintenant dans les limites fixées par les envoyés soviétiques, Mikhail A. Souslov et Anastas I. Mikoyan. Mais toute la province a basculé dans l’insurrection et le Parti communiste s’est évaporé. A Budapest, la situation est calme ; mais la province est en effervescence, une province enhardie par les concessions faites par Imre Nagy. Le pays présente ses cahiers de doléances, des aspirations et des exigences volontiers irréalistes. L’effervescence monte au cours des journées du 27, 28 et 29 octobre.
Le rôle de la Radio Europe Libre (Free Europe)
Les émissions de radio Free Europe (émet à partir de Munich) en hongrois sont dirigées par des émigrés de droite qui ne comprennent pas grand-chose à la situation réelle de la Hongrie et font preuve « d’une irresponsabilité criminelle » (ces mots sont de François Fejtö). Ils ne cessent de répéter qu’Imre Nagy est un rusé à la solde des Soviétiques, qu’il faut en finir avec lui, exiger l’indépendance totale du pays et multiplier les provocations à l’égard de l’armée soviétique. Imre Nagy est traîné dans la boue tandis que le cardinal-primat József Mindszenty est porté aux nues. Effrayé par ces propos insensés, le gouvernement américain procède à un remaniement des émissions. Les événements de 1956 vont montrer que la politique de containment consiste avant tout en un accord implicite reconnaissant les sphères d’influence définies à Yalta. Mais les insurgés que Free Europe abreuve de propagande espèrent au moins une aide occidentale, notamment par l’intermédiaire de l’O.N.U.
http://biography.yourdictionary.com/cardinal-jozsef-mindszenty
Les Occidentaux, Suez et l’ONU.
Le gouvernement américain initie une série de consultations avec la Grande-Bretagne et la France sur la possibilité de soumettre l’affaire hongroise au Conseil de Sécurité. L’embarras règne chez les Occidentaux. Leurs opinions publiques sont émues par les images qui leur parviennent de Hongrie ; mais Yalta a établi les sphères d’influence et la Hongrie est considérée par le gouvernement américain comme une sorte de chasse-gardée de l’U.R.S.S. L’affaire de Suez et les divergences qui s’en suivent dans le camp occidental diminuent les possibilités d’une pression en faveur de la Hongrie. Le Conseil de Sécurité condamne moralement l’intervention soviétique, il ne peut faire plus, l’Union soviétique disposant d’un droit de veto. Les Hongrois espèrent que l’O.N.U. fera pression sur les Soviétiques pour qu’ils évacuent la Hongrie. Mais l’Occident et l’O.N.U. ne le peuvent et ne le veulent.
Le « retrait » des troupes soviétiques
Les troupes soviétiques commencent à évacuer Budapest dans la soirée du 28 octobre. Des incidents retardent leur mouvement. Le retrait total des troupes est prévu pour le 31 octobre à l’aube. Des unités de l’armée, de la police et de la garde nationale doivent prendre en charge le maintien de l’ordre. Mais l’armée et la police sont désorganisées et la garde nationale est en cours de formation avec ouvriers et étudiants. Le ministre de la Défense n’a presque plus d’autorité. Comités militaires révolutionnaires et Conseils militaires locaux pullulent. Une organisation est créée par les groupes rebelles les plus importants : les Forces insurgées révolutionnaires. La police nationale et les gardes-frontières créent leur Comité révolutionnaire. Le 31 octobre, tous ces Comités sont chapeautés par le Comité révolutionnaire de la Défense nationale qui va être l’autorité suprême de l’armée hongroise jusqu’à la fin de l’insurrection.
Pendant ce temps, des groupes incontrôlés font la chasse aux membres de l’ÁVH. Un incident particulièrement grave s’en suit le 30 octobre au matin : des membres du Parti, dont Imre Mezö, l’un des rares partisans d’Imre Nagy dans l’appareil du Parti, se rendent à leurs assaillants qui les massacrent.
L’une des photographies de John Sadovy (1928-2013) sur les exécutions sommaires de membres de l’ÁVH. John Sadovy est l’auteur d’autres photographies qui rendent compte des exactions de l’insurrection dans les rues de Budapest. Ci-joint, un lien intitulé « Iconic Photos – Hungary 1956 » :
https://iconicphotos.wordpress.com/2010/11/06/hungary-1956-john-sadovy/
La République des Comités et des Conseils
L’un des Conseils révolutionnaires les plus actifs est celui des étudiants. Il aide notamment le gouvernement à organiser la garde nationale et il ne se ménage pas pour soutenir Imre Nagy contre ceux qui ne lui pardonnent pas d’avoir fait appel aux troupes soviétiques. La liste de ces Comités pourrait remplir des pages et des pages. Ils sont présents dans la plupart des services d’État, les ministères, la Cour Suprême, etc. Il arrive que le ministre en personne soit membre du Comité. Ainsi les Conseils révolutionnaires achèvent-ils la liquidation de l’administration centrale. Et afin de tenter de surmonter un tel désordre, Imre Nagy entérine les décisions prises par les Conseils.
La nouvelle mission de Mikoyan et de Souslov
Les deux représentants du Kremlin sont de retour à Budapest avec une nouvelle Charte pour la Communauté socialiste, justifiant l’accord avec Władysław Gomułka tout en posant les limites acceptables (pour le Kremlin). C’est un texte au ton plutôt conciliant. Les Soviétiques reconnaissent avoir commis des erreurs, chose rarissime dans l’histoire des relations internationales. On peut lire en filigrane la promesse de transformer le Bloc socialiste en Commonwealth, en une communauté respectueuse des particularités et des intérêts nationaux telle que l’Alliance atlantique. On peut également lire en filigrane que le retrait des troupes soviétiques de la Hongrie nécessite l’accord de tous les signataires du Traité de Varsovie et n’est en aucun cas une affaire bilatérale entre la Hongrie et l’U.R.S.S. On peut également lire en filigrane que le rôle dirigeant du Parti communiste et la défense du modèle soviétique dans l’organisation politique, économique et culturelle du pays doivent être défendus. Mais politiquement, idéologiquement et moralement, la Hongrie insurgée a déjà déserté le camp socialiste. Afin de sauver un peu de l’influence soviétique, Imre Nagy ne voit qu’une solution : le retour au multipartisme.
Fin du système du Parti unique
Le 30 octobre à midi, Imre Nagy annonce la constitution d’un système multi-parti. Il annonce par ailleurs que son gouvernement a demandé à l’U.R.S.S. qu’elle retire ses troupes du territoire hongrois et qu’elle reconnaisse les autorités locales issues de l’insurrection. Comment expliquer ce revirement d’Imre Nagy ? Il lui faut compter avec la pression populaire et l’évaporation du Parti communiste au lendemain du 23 octobre. Pour espérer reconstituer le Parti, le retour au système démocratique et parlementaire des années 1945-1948 paraît inévitable, souhaitable et compatible avec la propriété collective des moyens de production, étant donné qu’aucun des partis qui s’organisent à partir du 30 octobre n’envisagent le retour au système capitaliste. Idem pour les Conseils ouvriers et les Comités révolutionnaires. Pour tous, la Hongrie doit rester socialiste. Il est vrai que cette orientation démocratique crée une sorte d’appel d’air : les partis se mettent à foisonner parmi lesquels certains prônent l’extrémisme nationaliste. Imre Nagy s’épuise à convaincre des délégations aux revendications si diverses.
Le 30 octobre, le cardinal József Mindszenty (arrêté en 1949) est libéré par un détachement de l’armée. Il n’a rien perdu de son intransigeance et se comporte comme le premier personnage de l’État, représentant la légitimité de la Hongrie millénaire.
La décision du Kremlin
L’espoir d’un compromis porté Imre Nagy n’est pas sans fondement. Le pouvoir politique est désemparé, partagé face aux événements, ainsi que le déclarera Khrouchtchev en avril 1958, lors d’une visite en Hongrie : « Il était difficile de prendre une décision parce qu’une partie des ouvriers était du côté de la contre-révolution. » Et François Fejtö : « Quelle que soit la dose de cynisme qu’on attribue aux hommes du Kremlin, ils ne pouvaient guère se décider de gaîté de cœur à faire tirer sur les insurgés dont ils savaient que la majorité était des ouvriers. » Divers témoignages rendent compte de l’indécision des dirigeants soviétiques. Ce sont probablement les militaires qui vont mettre fin à l’indécision des politiques. La pression des Chinois et de partis de l’Europe de l’Est a probablement joué en faveur de l’intervention. L’exemple hongrois ne risque-t-il pas de provoquer des réactions en chaîne, de porter un coup mortel au mythe de l’irréversibilité de la mutation communiste ? Par ailleurs, chez les Tchécoslovaques, et plus encore chez les Roumains, le tumulte hongrois a ravivé des animosités historiques.
Le 1er novembre, les dirigeants soviétiques font la tournée de leurs alliés. Il s’agit à présent plus de convaincre que de consulter. Selon Khrouchtchev, tous sont d’accord pour l’intervention, y compris Władysław Gomułka qui devra toutefois convaincre une opinion publique plus que favorable à la Hongrie. L’affaire hongroise est présentée comme une contre-révolution, avec assassinat de communistes. Imre Nagy est présenté comme un personnage ambigu. Par ailleurs, l’affaire de Suez arrive à point pour régler la question hongroise. Tito lui-même finit par s’incliner devant la nécessité de l’intervention, un point très important pour les Soviétiques. Tito si populaire parmi les pays non-alignés ne peut qu’impressionner les neutralistes et améliorer la position de l’U.R.S.S. à l’O.N.U. Enfin, Khrouchtchev espère que le maréchal fasse pression sur Imre Nagy afin qu’il n’oppose pas de résistance à l’intervention.
Władysław Gomułka (1905-1982)
(à suivre)
Olivier Ypsilantis