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En lisant « 1956, Budapest, l’insurrection » de François Fejtö – 1/4

 

Il est difficile à un homme qui vit en exil, il est presque impossible de rester impartial. Vous l’avez voulu pourtant et vous y êtes parvenu. Au milieu de tant d’ouvrages d’inspirations diverses, mais également suspects, dont les uns vantent les régimes de l’Est et dont les autres les accablent, quelle chance nous avons eue de rencontrer le vôtre. Extrait de la lettre-préface de Jean-Paul Sartre, écrite en novembre 1956, pour « La tragédie hongroise » de François Fejtö.

Francois Fejtö

François Fejtö (1909-2008)

 

Tout d’abord, quelques liens qui permettront de prendre la mesure de l’œuvre de l’intellectuel européen que fut François Fejtö :

Un « Hommage à François Fejtö » avec une bibliographie sélective :

http://www.bnf.fr/documents/biblio_fejto.pdf

Un article nécrologique écrit par son compatriote Pierre Kende :

http://www.liberation.fr/tribune/2008/06/25/francois-fejto-passager-du-siecle_74893

Une table ronde sur les élites hongroises au XXe siècle à laquelle participe François Fejtö :

http://www1.ens.fr/europecentrale/L7ENTRETIENS/Table-ronde.pdf

Sur ce document ina.fr on pourra notamment écouter François Fejtö s’exprimer sur la Tchécoslovaquie, un an après le Printemps de Prague :

https://www.youtube.com/watch?v=rALhKjchbpc

 

Introduction

La première révolution anti-totalitaire

La révolution hongroise surprend le monde, à commencer par la Hongrie. François Fejtö écrit : « Le scénario que l’on imaginait pour la Hongrie, comme pour la Pologne, était celui de la transformation dans l’ordre et la légalité, d’une réforme d’en haut, agencée par un Comité Central qui céderait sagement, tant qu’il était temps encore, à la pression des intellectuels, des écrivains, des économistes, des cadres du régime qui demandaient des réformes, non une révolution ». Tout est dit. Et il faut insister sur ce point. La révolution hongroise n’a pas été concoctée par des services secrets, K.G.B. ou C.I.A. Les contestataires espéraient le retour au pouvoir d’Imre Nagy, l’application en Hongrie des principes énoncés au XXe congrès du Parti soviétique, non une émeute. Ce point doit être rappelé et souligné avant toute étude sur les événements de 1956, en Hongrie. Pas de parti révolutionnaire, pas de complot, on ne le dira jamais assez, mais révolution à caractère national et spontané, selon l’enquête menée par le Comité spécial de l’O.N.U. sur la Hongrie.

Mais venons-en aux faits. L’effervescence est d’abord limitée au centre de la capitale. Deux fractions du Parti communiste se disputent le pouvoir : les partisans de la déstalinisation et les staliniens. Rien de plus. Mais une suite de maladresses précipitent les événements avec multiplication de situations inattendues et paradoxales. Face à des soldats russes mal préparés à ce genre de combat, les jeunes manifestants qui se croient protégés par l’opinion mondiale proclament la souveraineté de la nation. Et la province suit sans tarder, dépassant même en hardiesse la capitale. Révolution non « réglementaire », la révolution hongroise dévoile le divorce quasi total entre l’État dans toutes ses composantes et la société. François Fetjö va jusqu’à évoquer une hallucination collective, hallucination qui dépasse les idéologies et se souvient de ces vaines tentatives (1848, 1918, 1945) de rendre le pays indépendant et libre.

 

Le contexte historique

L’insurrection hongroise satisfait l’Occident : elle confirme les thèses de la propagande. Pourtant, les autorités américaines s’empressent de faire savoir aux Soviétiques que leur pays restera à l’écart des événements. L’affaire de Suez est perçue par les Hongrois comme une catastrophe : avec elle la division de l’Occident apparaît au grand jour. Les États-Unis se retrouvent alliés de l’Union soviétique ; et l’Ouest fait peu de cas du peuple hongrois passionnément pro-occidental. Les Soviétiques peuvent se présenter comme les défenseurs de l’indépendance des peuples alors qu’ils s’apprêtent à écraser un mouvement authentiquement populaire. Khrouchtchev dénonce le caractère contre-révolutionnaire de ce mouvement tandis qu’à l’Est les critiques ne manquent pas : les Yougoslaves l’accusent d’avoir traîné dans les réformes et de ne pas avoir choisi les right men, tandis que d’autres dirigeants jugent que la déstalinisation a encouragé l’insurrection en affaiblissant Mátyás Rákosi. Khrouchtchev trouve un soutien auprès des Chinois qui sans être d’accord avec la déstalinisation s’intéressent à la réorganisation des rapports entre les États et les Partis communistes. Imre Nagy perd les sympathies de Pékin lorsque la situation commence à lui échapper, ce qui permet à Pékin d’affirmer qu’il a poussé un Kremlin hésitant à intervenir, le Kremlin que Pékin avait dissuadé d’intervenir en Pologne. La stratégie de Mao est cohérente : il veut des régimes communistes libérés autant que possible de la tutelle de Moscou mais des régimes forts, capables de freiner tout glissement vers la démocratie et tout rapprochement avec l’Occident. C’est pourquoi Mao avait soutenu Edward Ochab puis Władysław Gomułka mais s’éloignera d’Imre Nagy.

M. Rakosi

Mátyás Rákosi (1892-1971)

 

En Pologne comme en Hongrie, c’est d’abord la démocratisation de la vie publique qui est revendiquée. Les griefs nationaux contre l’occupation russe viennent après, au moment où les partisans de la démocratisation se rendent compte que les Soviétique s’y opposent. Cette analyse ne doit pas cacher que l’antisoviétisme des Hongrois (et des Polonais) est particulièrement prononcé. Mais dans un premier temps, des hommes de l’appareil sont jugés capables de mener des réformes sans léser les intérêts vitaux de l’Union soviétique. Dans un second temps, on comprend que les hommes de l’appareil qui s’opposent à toute réforme comptent sur le soutien de Moscou. C’est alors que le nationalisme — on pourrait dire, le patriotisme — prend le dessus. Au cours de l’été et au début de l’automne 1956, ce qui se passe en Hongrie ressemble à ce qui se passe en Pologne. Mais en Pologne, le soulèvement populaire finit par être canalisé par le Parti — ce qui évite l’affrontement —, en grande partie grâce à Edward Ochab qui rappelle Władysław Gomułka ; tandis qu’en Hongrie, Mátyás Rákosi et son successeur Ernö Gerö ne se décident pas à faire appel à Imre Nagy avant la nuit du 23 au 24 octobre 1956. Imra Nagy, un patriote et un libéral, a le soutien du peuple dans son immense majorité. La direction du Parti se trouve donc profondément divisée avant de s’effondrer. Or, pour les Soviétiques, le maintien du rôle dirigeant du Parti communiste prime sur tout…

 

Les répercussions dans le monde

« L’insurrection hongroise a donné lieu à l’une des plus grandes batailles de propagande de l’après-guerre » écrit François Fetjö. Je passe sur cette bataille afin de ne pas surcharger ma présentation du livre de François Fejtö. « L’intervention des chars soviétiques a désacralisé la patrie du socialisme, et relativisé le communisme » écrit Michel Winock. Mais l’attaque sur Suez va permettre au PCF et au Kremlin de passer d’accusés à accusateurs. Il est vrai qu’en 1956 de nombreux membres quittent le Parti, en France mais aussi en Grande-Bretagne où le Parti perd un tiers de ses effectifs. En Italie, Palmiro Togliatti joue plus finement que Maurice Thorez ou Étienne Fajon ; mais un certain nombre d’intellectuels n’en quittent pas moins le P.C.I. Dans les pays de l’Est, c’est en Pologne que les sympathies pour l’insurrection s’expriment le plus librement. Les Polonais savent que c’est de Varsovie qu’est partie l’étincelle qui a allumé l’incendie hongrois. Mais c’est en Chine que les événements de Hongrie ont le plus large écho. Au printemps 1957, Mao lance la campagne des « Cent fleurs » avant de reprendre l’affaire en main. Ci-joint, une brève note sur cette campagne :

http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve?codeEve=413

 

Hic incipit tragoedia

Budapest 23 octobre 1956 : de l’euphorie à l’explosion

Ci-joint, un document ina.fr intitulé « Hongrie, 1956 » rend compte des réactions dans le monde suite à l’intervention soviétique :

http://www.ina.fr/video/VDD09016083

Du 15 au 22 octobre, la Hongrie a le regard tourné vers la Pologne. Au matin du 23 octobre, Budapest se réveille dans l’euphorie. En ce jour, la Hongrie réclame ce que vient de réclamer la Pologne, des revendications exprimées dans le cadre de l’ordre socialiste, rappelons-le. Cette contagion est facilitée par le fait que l’identification s’opère spontanément entre Imre Nagy et Władysław Gomułka, deux personnalités par ailleurs très différentes. Les intellectuels, réformistes et révisionnistes, et leurs organisations (dont le Cercle Petöfi et l’Union des Écrivains) sont unanimes : l’ordre socialiste n’est pas remis en question. Les milieux estudiantins sont moins homogènes et des voix plus radicales se manifestent dès le 22 octobre. Leur réunion la plus importante a lieu le 22 octobre, à l’Université polytechnique de Budapest. Les discussions qui ne doivent porter que sur des problèmes pratiques à caractère purement universitaire se prolongent jusqu’aux premières heures du 23 octobre ; et des questions plus amples sont abordées. La Pologne est ovationnée, l’esprit de 1848 est évoqué, etc., jusqu’à ce que l’un des chefs de la jeunesse communiste exige le départ des troupes soviétiques en prétextant que leur présence empêche toute évolution politique. Les intellectuels restent prudents, les étudiants le sont moins. Ils formulent leurs revendications en seize points, parmi lesquels le déboulonnage de l’énorme statue de Staline. Enfin, ils se déclarent solidaires des travailleurs et des étudiants de Pologne à l’occasion du mouvement polonais d’indépendance nationale.

Ci-joint, un excellent lien synthétique intitulé « La révolution hongroise des conseils ouvriers » où figurent notamment les seize points élaborés par les étudiants de l’Université polytechnique de Budapest :

https://www.marxists.org/francais/broue/works/1956/00/broue_hongrie_01.htm

 Imre Nagy

Imre Nagy (1896-1958)

 

Imre Nagy et ses collaborateurs craignent la provocation. Imre Nagy s’éloigne de la capitale. Les événements de Pologne le surprennent ; et il regagne Budapest le 23 vers midi. François Fejtö insiste : ni Imre Nagy ni ses proches collaborateurs n’ont joué un quelconque rôle dans la préparation des manifestations du 23 octobre. Ils furent surpris et effrayés par leur ampleur comme le furent les intellectuels. La direction du Parti et le gouvernement ne savent que faire, à commencer par Ernö Gerö et János Kádár qui sont à l’étranger et ne comprennent pas vraiment ce qui se passe. Le gouvernement commence par interdire la manifestation avant de céder. A 13 heures 23, la levée de l’interdiction est annoncée par la radio. François Fejtö écrit : « Ce qui fut fatal aux autorités, c’était l’impression d’indécision, de faiblesse, d’absence de sang-froid qu’elles donnaient dès avant le lever du rideau ». Le soir même, à 20 heures, Ernö Gerö, premier secrétaire du Parti, doit s’adresser au pays. Les étudiants se rassemblent devant la statue de Sándor Petöfi puis devant celle du général Józef-Zacharias Bem. Ils sont rejoints par des passants et des soldats en uniformes. La plupart d’entre eux finissent par se disperser mais quelques-uns n’obéissent pas à la consigne et sont peu à peu rejoints par des anonymes. La foule ne cesse de grossir et se porte devant le Parlement. Vers 18 heures, ils sont entre deux cent mille à trois cent mille, une foule sans mot d’ordre, sans directive, sans leader mais décidée à faire quelque chose d’irrévocable. On appelle Imre Nagy. On le fait venir au balcon. Il s’adresse à la foule mais son langage gouvernemental ne la calme pas. On s’attroupe en d’autres points de la capitale, notamment devant l’énorme statue de Staline dont le déboulonnage prend plusieurs heures sans intervention des forces de l’ordre. Un autre groupe entre dans la Maison de la Radio pour y diffuser les seize points. Le discours d’Ernö Gerö de 20 heures jette de l’huile sur le feu. La situation échappe au vieil apparatchik. La tension monte devant l’immeuble de la Maison de la Radio. Des coups de feu éclatent. Puis la violence de généralise. A noter que les affrontement se font entre l’ÁVH (Államvédelmi Hatóság, Autorité de protection de l’État, créée par László Rajk) et les manifestants. Les soldats de l’armée régulière et les policiers fraternisent avec ces derniers. Ils vont jusqu’à leur distribuer des armes, notamment aux jeunes ouvriers des banlieues qui convergent vers le centre-ville. Des échauffourées ont lieu autour de la Maison de la Radio et en divers endroits de la ville, notamment devant le siège du journal du Parti où les manifestants exigent la publication des seize points. Aucun pillage n’est  à déplorer. Les manifestants tiennent à ne pas être considérés comme des hooligans. Seules des librairies sont vandalisées : on brûle dans la rue les livres russes proposés à la vente. Dans la nuit du 23 au 24, on s’achemine de la manifestation estudiantine à l’émeute ouvrière. L’ÁVH garde quelques points névralgiques mais la rue est au peuple. Fait décisif pour la suite : la faiblesse d’un gouvernement réputé fort est patente. Le gouvernement ne peut compter ni sur l’armée ni sur la police (hors ÁVH). François Fejtö écrit : « On n’a signalé aucun cas où une unité des forces armées hongroises ou de la police ordinaire aurait ouvert le feu contre les manifestants. »

 

L’appel à l’armée soviétique

Ernö Gerö et ses collaborateurs délibèrent, désemparés. Finalement deux décisions sont prises : 1 – Désigner Imre Nagy au poste de président du Conseil et appeler plusieurs de ses proches à siéger dans les hautes instances du Parti. 2 – Faire appel aux troupes soviétiques, proclamer le couvre-feu et la loi martiale. La nomination d’Imre Nagy par le rusé Ernö Gerö n’a pour but que de le compromettre et lui faire porter la responsabilité de la répression. Ce qui est certain c’est que si la décision de nommer Imre Nagy avait été prise vingt-quatre ou même douze heures plus tôt, les événements n’auraient pas pris une tournure aussi violente. Mais les dirigeants hongrois n’eurent pas la hardiesse du Comité Central polonais et agirent dans l’affolement, avec la rue à feu et à sang.

Dans la banlieue ouvrière, les blindés soviétiques se heurtent aux premières barricades. Les combats se localisent en quatre ou cinq points. L’état de siège entre en vigueur. La foule disparaît. La province prend la relève de la capitale.  

Ernő Gerő

Ernö Gerö (1898-1980)

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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