Chapitre 19, Victor Klemperer se livre à une taxinomie des annonces nécrologiques à partir de laquelle il analyse le rôle central de l’euphémisme dans la LTI, l’euphémisme qui dans ce cas n’est que l’un des habits du mensonge.
L’alphabet runique et ses vingt-quatre lettres. L’étoile qui traditionnellement en Allemagne symbolise la naissance (tandis que la croix latine symbolise le décès) cède la place sous le IIIe Reich à la «rune de vie» (se prononce z). Voir au chapitre 19 où sont analysées les Annonces du Carnet. La croix latine elle-même en vient à céder la place à la «rune de vie» inversée.
Eduard Wechssler (1869-1949), auteur de «Esprit und Geist» (publié en 1927), ennemi de Victor Klemperer, eut une grande influence sur les professeurs de lycées, notamment avec le livre en question qui est une somme monumentale de tous les stéréotypes tant sur les Allemands que les Français et qui conclut à l’impossibilité d’une entente entre ces deux peuples.
Une réflexion que je me suis souvent faite au sujet de l’Allemagne et que je trouve chez Victor Klemperer en manière de confirmation lorsqu’il précise avoir été marqué par une réflexion de Wilhelm Scherer, à savoir qu’en Allemagne l’essor et le déclin de l’esprit mènent respectivement très haut et très bas — un rapport de symétrie dans la démesure : d’autant plus haut / d’autant plus bas.
Trois points essentiels. 1) Les privations de droits et les persécutions infligées aux Juifs au Moyen Age semblaient appartenir définitivement au passé. 2) Loin d’évoquer le passé, l’antisémitisme nazi apparaît d’une extrême modernité par son organisation et sa technique. 3) L’innovation essentielle de la doctrine nazie réside dans l’idée de race. Dans les temps anciens l’hostilité envers les Juifs visait leur religion — on espérait leur conversion. Mais en transposant la différence entre Juifs et non-Juifs dans le sang, on passe à un autre plan qui rend la conversion sans effet.
Les trois points ci-dessus mentionnés renvoient à «la ténacité (germanique) même au nom d’une cause mauvaise» qu’évoque Tacite. «C’est sur l’idée de race, réduite à l’antisémitisme mais aussi exacerbée et activée en lui, que repose la spécificité du national-socialisme par rapport aux autres fascismes». Mais s’il y a bien une ténacité allemande, ténacité qui s’est notamment manifestée dans l’idée de race, cette idée est-elle spécifiquement allemande ?
L’expression théorique de l’idée de race va en ligne directe, dans ses étapes majeures, d’Alfred Rosenberg à Arthur de Gobineau en passant par Houston Stewart Chamberlain. Voir «Essai sur l’inégalité des races humaines», premier ouvrage à enseigner la supériorité de la race aryenne et à présenter les Germains comme la fine fleur de l’humanité par ailleurs menacée par le sang sémite. Il se trouve que l’inventeur du racisme (il n’y avait pas d’antisémitisme fondé sur le sang en Allemagne avant Gobineau) est un héritier du romantisme allemand. Dans sa soif d’infini (Entgrenzung, «abolition des frontières») le romantisme qui glisse de la spéculation aux sciences naturelles aurait engendré le nazisme même sans Gobineau : tout ce qui fait le nazisme se trouve en germe dans le romantisme. Mais n’est-ce pas une effroyable accusation contre un mouvement porteur de si hautes valeurs ? La question doit être posée ; mais il reste que la principale caractéristique du plus allemand des mouvements intellectuels est bien l’absence de toute limite.
Le mot Weltanschauung se répète dans le roman d’Arthur Schnitzler, «Der Weg ins Freie», un mot encore circonscrit au tournant du siècle à un groupe de néo-romantiques et qui deviendra un maître-mot de la LTI. Conclusion : «Sur la même prairie pousse la fleur et l’ortie ; et : la racine allemande du nazisme a pour nom romantisme…»
A partir de 1933, année de la prise du pouvoir par les nazis, on peut observer la pénétration de tournures techniques dans des domaines non techniques sur lesquels elles finissent par avoir un effet mécanisant. Et la mécanisation flagrante de la personne elle-même reste une spécificité de la LTI. Voir gleichschalten, «mettre au pas» et la satire que le cardinal Michael von Faulhaber fait de ce mot dans ses sermons de l’Avent dès la fin 1933.
L’abomination des catégories avec notamment les Volljuden («Juifs complets»), les Halbjuden («demi-Juifs») et «les (Juifs) privilégiés» dont le traitement de faveur tenait principalement à ce qu’ils pouvaient s’abstenir de porter l’étoile jaune. On était «privilégié» quand on avait contracté un mariage mixte et que de cette union étaient nés des enfants non-inscrits comme membre de la communauté juive. Ce «privilège» favorisait un climat de tension entre Juifs.
Appuyer l’antisémitisme sur l’idée de race (de sang) c’est lui donner un fondement scientifique —pseudo-scientifique — afin de le rendre indéracinable. Par ailleurs, il s’agit pour la propagande nazie de réduire tous ses adversaires à un même dénominateur afin d’augmenter l’efficacité de cette propagande. Ce dénominateur est le Juif. Le mot JUIF est le mot le plus employé par les nazis — et l’adjectif plus que le substantif. A partir de 1933 tous les adversaires conduisent au Juif, à Judas, au «Judas universel» (Alljuda). Les Juifs sont accusés d’être les porteurs d’une «insondable haine» à laquelle on ne peut qu’opposer l’extermination. Le verbe «exterminer» (ausrotten) appartient au lexique de la LTI. Dans la liste des termes insidieusement méprisants on trouve «Service divin des Juifs» (Judengottesdienst), soit un service consacré à une idole tribale et non à la divinité unique et universelle à laquelle est consacré ce service. A mesure qu’avance la guerre, la peur du Juif prend le pas sur le mépris du Juif. Ein Jüdlein («petit Juif») s’efface devant Der schwarze Tod («La peste noire»).
L’influence de la LTI est si pernicieuse qu’elle s’insinue l’air de rien jusque dans le langage des Juifs, tant parlé qu’écrit. Voir le répertoire de mots et expressions de la LTI dans le livre d’Arthur Eloesser (1870-1937) : «Du ghetto à l’Europe, le judaïsme dans la vie intellectuelle du XIXe siècle».
Blubodoktrin, abréviation de Blut-und-Boden-Doktrin, «doctrine du sang et du sol», une expression empruntée à Oswald Spengler et reprise par Walther Darré.
Heimatkunst, un mouvement littéraire régionaliste du début du XXe siècle. L’antisémitisme de son chef de file, Adolf Bartels, permit son rattachement à la Blut-und-Boden-Dichtung nazie.
Chapitre 29, «Sion». Cette conversation où l’un des interlocuteurs laisse entendre que c’est probablement chez Theodor Herzl qu’Adolf Hitler apprit à considérer les Juifs comme un peuple, comme une entité politique. Victor Klemperer reste indifférent au sionisme bien qu’il prenne note de la montée de l’antisémitisme. L’auteur se met à lire Theodor Herzl. Il note des concordances d’idées, de styles, de psychologies, de spéculations et de politiques entre les deux Führer (sic). Il affirme que la doctrine nazie a certainement été stimulée et enrichie par le sionisme, et à maintes reprises. Mais l’auteur a tout de même la délicatesse de nous préciser qu’il ne sera pas toujours facile d’établir avec certitude ce que Hitler et ce que tel ou tel co-fondateurs du IIIe Reich ont emprunté exactement au sionisme. Victor Klemperer doit tout de même douter de la pertinence de ce rapprochement et lui trouver un côté un peu olé olé. L’héritage de Hitler et de Herzl c’est un romantisme kitsch (la tendre admiration de ce dernier pour Guillaume II), un romantisme auquel s’oppose le romantisme profond de Martin Buber pour qui la mystique juive est créatrice tandis que la ratio juive n’est que dégénérescence. Victor Klemperer en conclut toutefois que Theodor Herzl ne demande que l’égalité des droits et un espace (aux dimensions modestes) pour un groupe humain victime de l’antisémitisme. Theodor Herzl reste un homme de raison, de pondération et d’humanité que ses contradictions rendent sympathique. Bref, il est le contraire d’un fanatique. Ouf ! Je commençais à trouver que Victor Klemperer faisait de la surchauffe. Le Juif qui parmi les Orientaux (des peuples religieux par excellence) a atteint le degré suprême du religieux, et qui a vécu en étroit contact avec les Occidentaux, a le devoir de transmettre à l’Orient ce que l’Occident a de meilleur, à l’Occident ce que l’Orient a de meilleur. Martin Buber le romantique affirme que les Juifs étaient à l’origine des paysans, des sédentaires donc, et en rien des nomades, et que l’âme juive redevient créatrice lorsqu’elle touche son sol maternel. Franz Rosenzweig explore une même veine mais ne va pas si loin dans la mystique. Après avoir rapproché Adolf Hitler et Theodor Herzl, Victor Klemperer rapproche Alfred Rosenberg et Martin Buber qui l’un et l’autre placent l’agriculture et la mystique au-dessus du nomadisme et du rationalisme. Conclusion à ce chapitre 29 : «Mais, dans les deux cas, l’explication de ce phénomène est la même : le romantisme, pas seulement le romantisme kitsch mais aussi le vrai, domine l’époque et, à sa source, puisent les uns contre les autres, les innocents et les empoisonneurs, les victimes et les bourreaux.»
La LTI et sa forme superlative, une forme qui s’affirme à mesure que la situation s’aggrave pour atteindre à la surenchère dans la démesure, une démesure qu’explique la doctrine nazie, une doctrine qui repose sur la conviction que la masse ne pense pas et peut être abrutie à souhait. Les superlatifs encore et encore, les numériques en particulier. «On peut dire qu’il est la forme linguistique la plus utilisée de la LTI, et cela se comprend sans peine car le superlatif est le moyen d’action le plus évident dont dispose l’orateur et agitateur, c’est la forme publicitaire par excellence». Les autres formes de superlatifs de la LTI. Les superlatifs réguliers (la forme régulière du superlatif des adjectifs). Les mots remplis d’un sens superlatif : «Le monde (Welt) écoute le Führer». La prolifération du préfixe Groβ (voir, par exemple, Groβoffensive). Toutes les actions sont «historiques» et le superlatif welthistorisch («universellement historique») fleurit partout. Il y a les phrases superlatives qui laissent libre cours à toute sorte de fanfaronnades avec énumération (de ses propres succès) et, en parallèle, dénigrement de l’adversaire. Le superlatif — cette épidémie — a des effets d’autant plus dévastateurs en Allemagne qu’il y sévit pour la première fois. Son emploi frénétique finit cependant par se retourner contre lui : il suscite de l’incrédulité. Il n’empêche, «à chaque instant, le mensonge imprimé peut me terrasser, s’il m’environne de toutes parts et si, dans mon entourage, de moins en moins de gens y résistent en lui opposant le doute».
Tout doit être mouvement et inlassablement. On doit sans relâche exercer une influence sur les choses et ne jamais leur permettre d’exercer en retour une influence sur nous. L’influence du futurisme sur les nazis via les fascistes italiens. Tout le lexique de la LTI est dominé par une volonté de mouvement et d’action. Le mot Sturm («Assaut») est son Α et son Ω. Volkssturm, Sturmtrupps, etc. Et cette volonté d’action engendre de nouveaux verbes : on «déjudaïse» (entjuden), on «aryanise» (arisieren), on «rend plus nordique» (aufnorden). Des verbes intransitifs sont activés en verbes transitifs. Des mots sont écourtés : il s’agit d’être toujours plus rapide. Ainsi «voiture automobile» (Personenkraftwagen) se fait «automobile» (Kraftwagen) puis «auto» (PKW). «La tendance générale à l’emploi du superlatif et, par extension, la rhétorique générale de la LTI sont dues au principe de mouvement». Lorsque les victoires alliées finissent par avoir raison du mouvement glorifié par les nazis, ces derniers s’emploient à camoufler la défaite approchante ; ainsi, par exemple, on ne dit pas «front de position» mais «guerre de défense mobile». L’euphémisme est constamment sollicité, et d’une manière toujours plus contorsionnée, afin de cacher la gravité de la situation.
Le IIIe Reich s’est fixé pour but d’effacer la différence entre sport et guerre. Le sport doit à ses yeux être une préparation à la guerre et, de ce fait, être envisagé par la conscience populaire comme aussi sérieux que la guerre. L’éclat des Olympiades de 1936 efface pour un temps jusqu’aux différences raciales. Ainsi la Juive Helene Mayer — la «blonde Hé» — est-elle célébrée. Culte de la vitesse encore avec le sport automobile et les «routes du Führer». Les discours de Goebbels font volontiers appel aux vocables du sport, de la boxe en particulier. L’utilisation forcenée de ces vocables dans les discours de la propagande finit par gommer le sentiment de l’immense différence qui sépare la boxe de la guerre, la guerre qui ainsi perd toute grandeur tragique.
Le péché mortel du nazisme : travestir délibérément les choses de la raison dans la sphère du sentiment et de l’instinct et les déformer non moins délibérément à la faveur de l’obscurcissement affectif. Voir au chapitre 33 la riche analyse lexicale que l’auteur nous propose afin de rendre sensible cette particularité du IIIe Reich.
Du slogan et du chant. Le slogan assène directement un coup de poing sur la raison de celui qu’il se propose de subjuguer. Le chant quant à lui amortit le choc et la raison est gagnée par le biais du sentiment. Dans le chant ce sont les humeurs d’un groupe qui se répondent, dans le slogan c’est la pensée d’un groupe qui se scande. Goebbels matraque l’esprit critique et l’empêche de reprendre son souffle en excitant le sentiment qu’il ne cesse d’attirer et de repousser, de repousser et d’attirer en sautant d’un extrême à l’autre, par exemple du ton de l’érudit à celui du rustaud.
Par rapport au même objet, on privilégie tantôt le mot spécifiquement allemand tantôt le mot d’origine spécifiquement étrangère. Humanität a une forte odeur judéo-libérale, on préfère Menschlichkeit qui sonne bien allemand. A noter toutefois l’augmentation du nombre et de la fréquence des mots d’origine étrangère tout au long de l’histoire du IIIe Reich. Par exemple, Hitler se gargarise de mots tels que diskriminieren et diffamieren. Ces emprunts ne sont pas nécessairement conditionnés par l’absence d’un équivalent allemand. La LTI a enfreint de tous côtés cette règle simple de n’employer le mot d’origine étrangère que là où n’est pas disponible un mot pleinement approprié dans la langue d’origine. Tantôt la LTI se sert de germanisations approximatives tantôt elle recourt (sans besoin) aux mots d’origine étrangère. Pourquoi de tels emprunts ? Pour leur caractère ronflant. Mais, surtout, ils impressionnent et subjuguent d’autant plus qu’ils sont moins compris. Ainsi Schlechtmachen («dire du mal») est mieux compris que Diffamieren qui paraît plus solennel.