‟13 mars 1982. Le but recherché par les agents de la CIA et du Département d’État consiste bien à piéger les Russes, en leur fabriquant un ‟Viêt Nam” sur mesure ! (A noter que la comparaison de la guerre d’Afghanistan avec celle du Viêt Nam doit se limiter aux méfaits inhérents à toute guerre : à la différence de la guerre du Viêt Nam, la guerre d’Afghanistan est une guerre cachée à la population de l’URSS. Les soldats qui y sont engagés n’ont même pas l’autorisation de mentionner le nom du pays où ils se trouvent — et cela, on l’oubliera souvent lorsqu’il sera temps de réécrire l’histoire !)” peut-on lire dans la riche chronologie placée à la fin de ‟Massoud l’Afghan”.
‟18 janvier 1985. Les Américains font état de leur soutien à la résistance afghane ; mais celui qu’ils ont choisi d’aider en priorité est Gulbudine Hekmatyar, leader du Hezb-é-islami, fondamentaliste, ennemi de Massoud, anti-Occidental notoire. La raison en est que les services secrets de l’armée pakistanaise, dont certains membres ont été formés aux États-Unis, misent sur de Pachtoun qu’ils considèrent être comme le plus à même de défendre leur politique. Pour les cerveaux de la CIA, le jeu qui consiste à soutenir un ‟extrémiste islamiste” contre les communistes semble être le plus efficace pour nuire aux Russes” peut-on lire dans cette même chronologie.
La vallée du Panjshir
J’apprécie les remarques de Christophe de Ponfilly concernant les médias, elles sont sans concessions. Il écrit par exemple :
‟Un ‟reportage” de télévision n’est jamais qu’une reconstruction, une restitution. On ne filme qu’un rectangle, avec une caméra, et seulement quelques moments parmi beaucoup d’autres. La réalité ne se déroulant pas dans un rectangle mais dans un espace infiniment plus complexe… C’est d’ailleurs pour cette raison que les journaux télévisés sont truffés d’erreurs, de trahisons de la situation réelle, à l’insu même, souvent, du journaliste honnête… car, dans les chaînes de télévision d’aujourd’hui, avec les échanges d’images par satellites, il arrive fréquemment que ceux qui montent les images ne soient pas en relation directe avec ceux qui les ont enregistrées. Or, il est tout aussi important de savoir ce qui se passe derrière le caméraman, et sur ses côtés, que de se contenter de ce qu’il a cadré. C’est au montage qu’imprégné de tout le vécu du tournage on restitue une réalité ressentie.”
Christophe de Pontfilly rappelle ce qui devrait être une évidence pour tous. Il s’élève contre le bluff, les ‟bidonnages”, les héros de pacotille, les produits de marketing… A ce propos, je pourrais en venir aux si nombreux ‟bidonnages” menés à l’encontre des actions israéliennes, à Gaza notamment. Les médias en sont friands. Les journalistes, photographes et cameramen y prennent moins de risques (euphémisme, car ils n’en prennent aucun) qu’en Syrie ou qu’en Afghanistan. Mais je m’égare !
Depuis le 26 août 1996, suite à l’abandon de Kaboul par les forces du commandant Massoud, plus de cent mille personnes se sont réfugiées dans la vallée du Panjshir, doublant ainsi sa population. ‟De cette vallée je reconnais d’abord les odeurs. C’est l’époque des moissons. Est-ce ce mélange de feuillages et de terre sèche, ces arbres fruitiers, ces raisins, ces abricots formant une composition unique imprégnée dans ma mémoire ? Un parfum de sucre, de sable et de poussière…” Arrivée chez le commandant Massoud, dans ce qui fut la maison de son père : ‟Sachant son temps compté, j’explique que je ne suis pas venu faire mon énième film sur la situation de l’Afghanistan, mais un film plus personnel.” Christophe de Ponfilly l’interroge ; il veut comprendre pourquoi le commandant Massoud a passé alliance avec des hommes aussi détestables que Rachid Dostom puis d’Abdul Rasul Sayyaf, l’ennemi juré des Hazaras. Le commandant Massoud s’en explique (lire de la page 96 à la page 99 de l’édition Folio/Gallimard). Il en profite pour rappeler que derrière Gulbuddine Hekmatyar, il y a les Pakistanais qui ne veulent pas que l’ordre revienne trop vite. ‟Gardez à l’esprit qu’ils sont en situation conflictuelle avec leur voisin indien, que l’Afghanistan est comme une garantie d’une certaine profondeur stratégique.” Les désaccords grandissants entre Burhanuddin Rabbani et le commandant Massoud amenèrent ce dernier à refuser de poursuivre les combats dans Kaboul détruit à soixante-dix pour cent. Ainsi, la ville fut-elle abandonnée aux taliban ; les hommes du commandant Massoud et leurs familles partirent sur l’unique route menant à la vallée du Panjshir.
Christophe de Pontfilly se souvient de son arrivée dans la vallée du Panjshir, en 1981, après une marche épuisante de quinze jours. Il se souvient de cette vallée ravagée par l’aviation et les commandos soviétiques, en 1984. Il se souvient d’un autre séjour, en août 1990, au cours duquel il avait tourné ‟Poussières de guerre” recueillant les traces de cet acharnement soviétique. 1996, la vallée est magnifique, ‟avec ses verts pastel, ses verts mousseux, des verts presque blancs” ; mais la population a doublé avec ces réfugiés, et les réserves alimentaires n’ont pas augmenté. Les taliban occupent la plaine de Shamali qui prolonge l’entrée de la vallée. Un ami afghan déplore le désordre dans lequel est plongé le pays, à cause des étrangers mais aussi des Afghans, de ces gens devenus importants qui n’ont fait que profiter de leur poste pour s’enrichir sans rien faire. Parmi eux, des proches du commandant Massoud, installés à Kaboul et devenus ministres. Retour en septembre 1984. Il se souvient avoir décrit les lieux dans des petits carnets noirs ‟où je notais tout, au fur et à mesure, le soir, au bord de la route, dans les maisons de thé, sur un rocher, près d’une rivière.” Cent kilomètres de désolation, c’est toute la vallée du Panjshir ! Averti par ses agents de renseignements infiltrés dans l’état-major soviéto-afghan, le commandant Massoud avait fait évacuer la vallée de ses cent mille habitants. Tous avaient aussitôt obéi, des enfants aux vieillards, avec leur bétail. Ils s’en étaient allés dans les montagnes et les vallées voisines.
Autre remarque de Christophe de Ponfilly à l’encontre d’un certain journalisme :
‟Je pense qu’il est plus précieux de revenir là où on commence à connaître des gens que de débarquer toujours en terra incognita et de se tromper, souvent par ignorance. Je suis sidéré de rencontrer des journalistes qui abordent des lieux et des problèmes humains sans avoir pris le temps de consulter des spécialistes, sans avoir lu de livres approchant la réalité qu’ils vont avoir à faire comprendre ! A revenir souvent, des liens se créent, moins superficiels à chaque rencontre. Des amitiés naissent.”
Description du bureau du commandant Massoud, installé dans la vallée de Parende, une petite vallée perpendiculaire à celle du Panjshir. C’est la maison de son père, ex-officier de l’armée afghane. Le commandant Massoud est toujours occupé à mille tâches ; mais, nous confie Christophe de Ponfilly qui, en vrai ami, n’épargne pas ses critiques, il est incapable de déléguer, ce qui selon lui est sa principale faiblesse.
Les visiteurs se succèdent dans le bureau du commandant. En lisant ces pages, on comprend mieux qu’il ait pu être assassiné. ‟Plusieurs fois, des tueurs ont été engagés pour l’assassiner. Jamais ils n’y sont parvenus. Pourtant il est peu et même rarement gardé. Dans la vallée du Panjshir, il lui arrive parfois de circuler seul. Sa maison ne bénéficie d’aucune protection particulière, sinon la présence de quelques compagnons armés plus enclins à boire du thé qu’à scruter l’horizon et ses parages. En fait, la maison de Massoud est ouverte à tous les visiteurs. On y entre aisément. Il suffit de s’adresser aux deux jeunes qui gardent au bas du chemin une longue ficelle, barrage plutôt symbolique.” On se contentera de dire que le commandant Massoud a eu la baraka, jusqu’à ce jour de septembre 2001.
Le 27 mai 1997, la journée des mauvaises nouvelles. Je me contenterai de n’évoquer que la première, la prise de Mazar par les taliban. La panique gagne l’entourage du commandant Massoud qui lui oppose une voix douce et posée. ‟Massoud écoutait, analysait, restait tranquille. Jamais un mot plus haut que l’autre.”
Le passage qui suit mérite d’être longuement médité car il me semble qu’il gagne toujours plus en pertinence :
‟On ne peut pas laisser tourner la caméra vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le regard capte quantité de scènes que la caméra déforme souvent, réduisant parfois la réalité à son expression la plus plate. C’est pourquoi cette petite surface de « réel »captée dans le rectangle du viseur est souvent en décalage avec le déroulement des faits. Pour restituer ce qui a été vécu et ressenti, il faut monter les images, retrouver au montage l’ensemble des scènes, restituer le décor, le détail, ce qui a été intuitivement perçu. Ensuite, pour les monter avec justesse, en faire un « sujet », un film, une histoire à transmettre, mieux vaut être celui qui a vécu ces scènes, ce qui n’est pas toujours le cas dans le métier de journaliste audiovisuel d’aujourd’hui. Aussi je n’arrive plus à croire à la crédibilité, voire à l’utilité de cette forme de journalisme. Pis, je la trouve dangereuse, pernicieuse, propre à nous plonger dans un monde virtuel, en décalage avec la réalité. Pour moi, il devrait y avoir obligation pour celui qui filme d’être présent au montage de ses images (…). Pour retrouver la vérité d’une scène, il n’est pas rare de rassembler des images qui n’ont pas forcement de lien direct. Prendre le temps, voilà la recette de base pour avoir une chance de capter quelques moments précieux où tout sonne juste, vrai, où la caméra ne perturbe pas. Question de hasard et d’intuition. Les scènes les plus authentiques sont souvent enregistrées lorsque les hommes sont occupés à faire autre chose qu’à s’adresser directement à un objectif de verre et à une machine électronique…”
Les Occidentaux alors présents en Afghanistan n’étaient mandatés par personne. Les États et leurs ‟Quai d’Orsay” se taisaient. En juillet 1997, de nombreux responsables occidentaux d’ONG humanitaires préféraient les taliban aux moudjahidin qui faisaient régner dans Kaboul une terrible insécurité. Les taliban apparaissaient alors comme des gens relativement honnêtes et soucieux d’ordre.
Ce livre est précieux à plus d’un titre, et d’abord parce qu’il parle d’une amitié vraie. Il se tient loin du panégyrique, de l’ode dévote par son regard aigu et critique ; un regard qui contribue à faire vivre ce livre, à lui donner chair et sang. Il note que parmi les habitants de cette vallée ‟se trouvent de fieffés abrutis, des profiteurs, des je-m’en-foutistes notoires et quantité de traîne-savates.” Ce regard sans complaisance rend particulièrement émouvante la déclaration suivante : ‟Moi aussi j’aime ce lieu (la vallée du Panjshir), comme une terre d’adoption où je me suis senti heureux… et utile.”
De Ahmad Shah Massoud, son ami, ‟un des plus prestigieux héros de la guerre contre les Soviétiques”, et dont la mort l’a ébranlé, il écrit : ‟Il vit trop ramassé sur lui-même, avec ses proches, toujours les mêmes, comme dans une sorte de cocon (…). Massoud se sent afghan et ne veut pas s’en aller tant que la paix d’une nation afghane ne sera pas devenue réalité. Mais là, il se fait quelques illusions. Concrètement, il détient sans doute le moyen de faire changer les choses, mais il ne sait pas s’en servir. Il ne joue pas le jeu d’aujourd’hui car il ne se rend pas compte que le monde a changé, que les mentalités sont peu à peu transformées par les objets de la technologie, que les valeurs liées à la nature de l’homme, comme la spiritualité, se trouvent mises à rude épreuve.” Je le redis, cette amitié est vraie car elle est critique, lucide et courageuse. C’est aussi pourquoi, dans cette suite de modestes articles, j’ai voulu évoquer ces deux amis si différents, l’assassiné et le suicidé, et leur rendre hommage.
‟Aujourd’hui, humanisme rime parfois avec crétinisme. On pense qu’un honnête homme est un crétin parce que la mode veut que celui qui se joue des lois, des règles, pour mieux en profiter, soit le héros. Le héros d’aujourd’hui est un petit bourgeois. Le héros, c’est la starlette sur papier glacé grand tirage. Le héros c’est le ragot, la célébrité qui ne sert qu’à s’auto-célébrer. Pas l’authentique. Voilà une dérive dangereuse, sorte de suicide collectif. Sans parler d’une maladie chronique, puissamment inscrite à présent dans les manies de ceux qui font l’actualité : la manie des sondages. On sonde sans cesse, pour un oui, pour un non. Jamais les peut-être. Et on bâtit des stratégies d’action sur ces sondages. La vie ne serait donc réduite qu’à des comportements répertoriés, contrôlés, analysés… pas une aventure, pas une improvisation perpétuelle ? Je sais que je fuis ce monde-là lorsque je m’en vais dans les montages d’Afghanistan…”
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La vallée du Panjshir vue de la sépulture du commandant Massoud
J’aurais aimé éviter la polémique dans ces articles qui ne veulent que rendre compte d’une amitié mais je ne puis taire ce qui suit et que l’opinion publique a probablement oublié, emportée par le torrent des actualités. Je rappelle brièvement les faits. Au printemps 2002, Jacques Chirac alors président de la République confie à Bernard-Henri Lévy une mission sur l’Afghanistan. Gilles Hertzog l’accompagne. BHL dépose dans le Panjshir, une stèle à la mémoire du commandant Massoud. On peut lire dans le marbre : « Au commandant Massoud, au combattant de la liberté, au résistant, à l’ami de la France, l’hommage de ses amis de vingt ans : Bernard-Henri Lévy, Gilles Hertzog. » Pourquoi pas ? Mais BHL prétend avoir rencontré le commandant Massoud en 1981. Or, Christophe de Ponfilly se souvient qu’en 1998, après avoir visionné son film ‟Massoud l’Afghan”, BHL lui avait demandé de le présenter au commandant Massoud. Christophe de Ponfilly avait alors mis BHL en relation avec Mehrabodin Masstan, conseiller et interprète du commandant. Devenu chef de cabinet du frère du commandant Massoud, il confirma que cette rencontre n’avait jamais eu lieu. BHL évoque une rencontre en 1981 dans son ouvrage ‟Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’Histoire”, alors que Marek Halter et lui sont restés cantonnés durant une dizaine de jours à la frontière pakistano-afghane où le photographe Alain Guillau les photographia déguisés en moudjahidin pour épater les médias. BHL et Marek Halter publièrent aussi plusieurs comptes-rendus de leur voyage. Ce n’est pourtant qu’en 1998 que BHL passera quarante-huit heures avec le commandant Massoud, dont un entretien d’une ou deux heures. C’est un peu juste pour se proclamer l’ami de vingt ans ! Lorsqu’on agit essentiellement en fonction de l’appareil médiatique, on finit à coup sûr par en prendre à son aise avec la vérité.
Qui pense seulement au commandant Massoud, chez nous ? Quelques anciens de l’Afghanistan, ces femmes et ces hommes, médecins, infirmières, logisticiens qui partirent là-bas non pour crâner devant les caméras mais appelés par leur conscience. Christophe de Ponfilly le discret, le sincère, l’honnête eut affaire à son contraire, un poseur encore occupé à prendre la pose.