Selon Richard Rorty, Thomas S. Kuhn (1922-1996) est le philosophe de langue anglaise le plus influent depuis la Seconde Guerre mondiale. Thomas S. Kuhn est de fait un grand philosophe, le terme « philosophe » étant particulièrement approprié pour désigner quelqu’un who remaps culture, soit quelqu’un qui nous invite d’une manière prometteuse et nouvelle à reconsidérer la relation entre divers et amples domaines de l’activité humaine. La grande contribution de Thomas S. Kuhn a été d’envisager une telle relation, remettant ainsi en question l’image qu’avaient d’elles-mêmes nombre de disciplines.
Richard Rorty écrit que Thomas S. Kuhn « was one of my idols ». La lecture de « The Structure of Scientific Revolutions » (1962) a dessillé son regard. La raison principale pour laquelle Thomas S. Kuhn a été tenu à l’écart et considéré au mieux comme « a second-rate citizen of the philosophical community » est le fait des tenants de la dénommée analytic tradition, une tradition qui s’est enorgueillie d’avoir rapproché la philosophie de la science et d’avoir éloigné la philosophie de la littérature et de la politique. Ce que dit Thomas S. Kuhn à ce propos ne peut donc que leur être insupportable car ils veulent que la philosophie soit une science, ou se rapproche autant que possible de la science. Or, Thomas S. Kuhn a déclaré que les succès de la science ne sont pas dus à l’application d’une « scientific method » particulière et que le remplacement d’une théorie scientifique par une autre ne procède pas d’une implacable et imparable logique mais qu’il opère de la même manière que le remplacement d’une institution politique par une autre. On le voit, Thomas S. Kuhn ne peut que déplaire aux tenants de l’« analytic tradition ».
La contribution majeure de Thomas S. Kuhn dans sa cartographie de la culture – remapping culture – est de nous avoir aidé à comprendre que les scientifiques n’ont pas un accès particulier (sous-entendu supérieur aux autres) à la réalité ou la vérité. Thomas S. Kuhn a contribué à démanteler la hiérarchisation des disciplines, une hiérarchisation qui remonte à Platon avec au sommet les mathématiques (which uses pure logic, and no rethoric at all) tandis que ce qui fait appel à la rhétorique est placé au plus bas.
Thomas S. Kuhn a renversé cette distinction logic/rethoric comme on renverse une idole. Il a débarrassé la philosophie de cette question qui obsédait plus d’un philosophe : « How can we set out our discipline on the secure path of science? » Il n’a pas accompli seul ce cheminement, il l’a accompli accompagné par des self-critical analytic philosophers. Ces philosophes ont commencé par se montrer sceptiques envers la suggestion de Bertrand Russell selon laquelle « logic is the essence of philosophy ». Les partisans de la philosophie « scientifique » se sont enfermés dans l’auto-estime et dans l’autocongratulation. Thomas S. Kuhn a menacé ces dernières. En lisant ses livres, les analytic philosophers se sont demandés si la notion de « scientific clarity and rigour » était aussi claire, rigoureuse et scientifique qu’ils le prétendaient.
Après avoir été séduit par Bertrand Russell, Richard Rorty est pris par le doute vers l’âge de trente ans. Il commence par se demander si les analytic philosophers utilisent vraiment une « analytic method ». Je passe sur les points sensibles de cette remise en question – notamment cette manière d’analyser complexes into simples et la symbolic logic. Simplement, après avoir lu le livre majeur de Thomas S. Kuhn, « The Structure of Scientific Revolutions », Richard Rorty note : « After reading Structure I began to think of analytic philosophy as one way of doing philosophy among others, rather than as the discovery of how to set philosophy on the secure path of a science ». Thomas S. Kuhn et d’autres philosophes nous ont suggéré qu’il n’y a pas de raison de penser que les modèles de philosophie proposés par Rudolph Carnap et Bertrand Russell soient « more scientific » ou même plus rigoureux que ceux de Hegel, Husserl ou Heidegger. Thomas S. Kuhn ne déclare pas pour autant vide la notion de « being scientific », il nous dit simplement que cette notion peut être envisagée de bien des manières. Mais, surtout, la notion de scientificité est inutile lorsqu’on en vient à la philosophie : les philosophes ne prédisent pas, ne s’emploient pas à prédire. Et si les admirateurs des sciences dites exactes n’aiment guère la critique littéraire, c’est d’abord parce qu’il n’y a pas de consensus quant à la manière d’interpréter un texte. Idem avec les sciences sociales.
Les analytic philosophers déclarent qu’ils sont mieux à même de conduire à un consensus que les non-analytic philosophers et ainsi se déclarent-ils plus scientifiques. Richard Rorty conclut : « The trouble is that intersubjective agreement about who has succeeded and who has failed is easy to get if you can lay down criteria of success in advance ».
Les travaux de Thomas S. Kuhn ont permis de calmer certaines anxiétés, des philosophes n’ayant plus à se poser la question de savoir si leur méthode était assez rigoureuse ou si leurs travaux produisaient de la connaissance plutôt que des opinions. Ainsi ont-ils pu comprendre que des sociologues peu connaisseurs des méthodes de l’analyse statistique (comme Max Weber ou Émile Durkheim) étaient malgré tout de grands sociologues. « All the social sciences, and all of the learned profession, have by now gone through a process of Kuhnianization, marked by an increasing willingness to admit that there is no single model for good work in an academic discipline, that the criteria for good work have changed throughout the course of history, and probably will continue to change ». Il y eut bien sûr quelque résistance à cette tentative post-kuhnienne de remettre en question la tradition platonicienne et sa hiérarchisation mais nous ne nous y attarderons pas et nous nous contenterons de citer le prix Nobel de physique, Steven Weinberg que Richard Rorty étrille. Steven Weinberg traite Thomas S. Kuhn de mere paradox-mongerer. Il se sent autorisé à le faire parce qu’en tant que physicien il se considère comme la cour d’appel suprême quant aux questions relatives aux epistemico-ontological status of physical laws.
Richard Rorty insiste : il ne veut en aucun cas assigner à la science une position subalterne ; il veut simplement nous inviter à cesser d’employer des mots tels que « real » ou « objective » dans le but d’ériger un ordre hiérarchisé comme l’a fait Platon. « I want to substitute questions about the utility of disciplines for questions about their status. It seems to me as silly to try to establish a hierarchy among disciplines, or cultural activities, as to establish one among the tools in a toolbox, or among the flowers in a garden ». Et dans sa lancée anti-hiérarchique, Richard Rorty cite Thomas S. Kuhn, à savoir que, « whether or not, individual practitioners are aware of it, they are trained to and rewarded for solving intricates puzzles – be they instrumental, theorical, logical, or mathematical – as the interface between their phenomenal world and their community’s beliefs about it », une remarque qu’il applique à tous les tenants de toutes les disciplines, de la physique à la jurisprudence, de la philosophie à la médecine, de la psychologie à l’architecture. Richard Rorty nous dit et redit que toutes les disciplines tendent vers un même but, soit s’efforcer de trouver des solutions toujours plus adaptées à des problèmes auxquels se sont affrontés nos ancêtres mais aussi trouver des solutions à de nouveaux problèmes.
Olivier Ypsilantis