En relisant « Penser / Classer », un recueil de treize textes publiés dans divers journaux et revues entre 1976 et 1982.
Notes sur ce que je cherche
Ce court texte d’une belle densité commence ainsi : « Si je tente de définir ce que j’ai cherché à faire depuis que j’ai commencé à écrire, la première idée qui me vient à l’esprit est que je n’ai jamais écrit deux livres semblables, que je n’ai jamais eu envie de répéter dans un livre une formule, un système ou une manière élaborée dans un livre précédent. »
De quelques emplois du verbe habiter
Une très intéressante variation qui se termine sur la question : « Aurais-je un jour l’occasion de dire cela à quelqu’un ? » Cela… : « J’habite la planète Terre. »
Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail
Un exercice auquel je me suis adonné, comme je me suis adonné à un certain nombre d’autres exercices pérecquiens – d’invitations pérecquiennes. Dans ce texte, il ne s’agit pas vraiment (pas exclusivement) d’une description de sa table de travail (comme dans « Still life / Style leaf », voir « L’infra-ordinaire ») mais de ses rapports avec cet espace, son territoire : « Je passe plusieurs heures par jour assis à ma table de travail. Parfois je souhaiterais qu’elle soit le plus vide possible. Mais le plus souvent, je préfère qu’elle soit encombrée, presque jusqu’à l’excès. »
Autres passages relevés au fil de la lecture de ce texte : « Je range assez souvent ma table de travail » ; « Cet aménagement de mon territoire se fait rarement au hasard. Il correspond le plus souvent au début ou à la fin d’un travail précis » ; « En gros, je pourrais dire que les objets qui sont sur ma table de travail sont là parce que je tiens à ce qu’ils y soient » ; suit une assez longue énumération, puis : « Il y a plusieurs années déjà que j’envisage d’écrire une histoire de quelques-uns des objets qui sont sur ma table de travail. » Comme Georges Perec, je travaille assez souvent dans un café. A ce propos, j’ai fini par noter que je suis parmi les derniers à prendre des notes par écrit, des notes qui seront reportées et affinées entre le clavier et l’écran. Et une fois encore, comme Georges Perec, « il est rarissime que je travaille (écrive) ailleurs qu’à ma table de travail (par exemple, je n’écris pour ainsi dire jamais au lit) et ma table de travail ne sert à rien d’autre qu’à mon travail. »
Bref, ce projet pérecquien de décrire sa table de travail sera « un effort pour saisir quelque chose qui appartient à mon expérience, non pas au niveau de ses réflexions lointaines, mais au cœur de son émergence. »
Trois chambres retrouvées
Un exercice que j’ai pratiqué avec grand plaisir, comme nombre d’exercices pérecquiens.
Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres
Georges Perec ouvre ainsi ce texte : « Toute bibliothèque répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières. » Au-dessus du mot bibliothèque, une note renvoie au bas de page, une note que je cite dans son intégralité : « J’appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidiens. Cela exclut les collections de bibliophiles et les reliures au mètre, mais aussi la plupart des bibliothèques spécialisées (celles des universitaires par exemple) dont les problèmes particuliers rejoignent ceux des bibliothèques publiques. »
Et il termine la présentation de l’art de ranger ses livres sur cette considération : « Ainsi, le problème des bibliothèques se révèle-t-il un problème double : un problème d’espace d’abord, et ensuite un problème d’ordre. » La suite de ce texte s’organise ainsi : I. De l’espace. 1.1. Généralités. 1.2. Pièces dans lesquelles on peut mettre ses livres. 1.3. Endroits d’une pièce où l’on peut disposer des livres. 1.4. Choses qui ne sont pas des livres et que l’on rencontre souvent dans les bibliothèques. II. De l’ordre. 2.1. Manières de ranger les livres. 2.2. Livres très faciles à ranger. 2.3. Livres pas trop difficiles à ranger. 2.4. Livres plutôt impossibles à ranger. 2.5. Cette subdivision n’a pas de titre mais s’ouvre sur cette considération : « Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. »
Douze regards obliques
De très intéressantes notations sur la mode, sa psychologie et sa sociologie. En 11 de ces douze regards obliques une discrète allusion à une Japonaise, Sei Shōnagon, une référence pour Georges Perec car cette femme qui a vécu il y a environ mille ans a un regard très moderne sur le monde, un regard pérecquien si je puis dire, avec cette attention aux choses qui l’entourent, à commencer par celles auxquelles on ne prête pas attention – et auxquelles Georges Perec nous invite à prêter attention. En 10, il déshabille la mode, il la met à nu dans une analyse coupante. La mode : « Connivence factice, absence de dialogue : on partage la misère d’un code sans substance : le dernier cri… » La silhouette de Sei Shōnagon s’annonce, une silhouette aussi forte que délicate qu’il dresse face à la mode – aux modes –, contre la « dérision du vécu ramené à des signes dérisoires », une silhouette que Georges Perec convie pour nous rappeler que « le contraire de la mode, ce n’est évidemment pas le démodé ; ce ne peut être que le présent : ce qui est là, ce qui est ancré, permanent, résistant, habité : l’objet et son souvenir, l’être et son histoire. » En 11, il cite des passages de « Notes de chevet » de Sei Shōnagon, une suite de « J’aime… » relative aux vêtements et ses éléments. En 12, un hommage implicite à cette dame. Georges Perec nous confie qu’au lieu de s’efforcer d’appréhender les objets improbables de la mode, il aurait préféré commencer à présenter « sous la tutelle suave » de Sei Shōnagon « l’histoire de quelques-uns des objets qui se trouvent sur ma table de travail ». Cette déclaration est suivie d’une énumération (des objets en question) et il conclut : car « de telles histoires auraient sans doute été traversées par la mode. Elles ne s’y seraient pas épuisées. »
Les lieux d’une ruse
Ce titre intrigue ; mais dès la première ligne, l’auteur nous prend par la main : « Pendant quatre ans, de mai 1971 à juin 1975, j’ai fait une analyse. Elle était à peine terminée que le désir de dire, ou plus précisément d’écrire, ce qui avait eu lieu m’assaillit. »
Je me souviens de Malet & Isaac
Ce « Je me souviens » ne s’est pas élaboré spontanément. Georges Perec a dû reconsulter « quelques-uns de ces anciens livres de classe pour qu’en les feuilletant aussitôt resurgissent (…) quelques siècles de notre histoire telle que l’ont rabâchée des générations de lycéens. » Et pour nous rendre sensible la particularité de cet enseignement, Georges Perec dissèque les mises en page élaborées de quelques Malet et d’un Mallet & Isaac et se livre à une entreprise taxinomique avec énumérations (deux passions pérecquiennes) suivant ces catégories : titres, alinéas, italiques, images et légendes, caractères gras.
81 fiches-cuisine à l’usage des débutants
Je ne sais si Georges Perec cuisinait, aimait cuisiner, était bon cuisinier voire cordon bleu, mais je dois dire que ce texte m’a surpris. Il me semble qu’il l’a d’abord (et peut-être même exclusivement) écrit pour s’adonner à la saveur des mots et de la syntaxe ; car une recette de cuisine commence par s’écrire et il est possible d’apprécier une saveur littéraire avant de passer à table.
Lire : esquisse d’une socio-psychologie
Ce texte se rattache selon l’auteur à « l’ethnologie descriptive que Marcel Mauss évoque dans son introduction aux “techniques du corps” (« Sociologie et anthropologie ») », des rites et des « faits dispersés ne renvoyant qu’exceptionnellement à des savoirs constitués ». Ce texte est structuré de la manière suivante : I. Le corps (les yeux ; la voix, les lèvres ; les mains ; postures). II. L’autour (laps ; le corps ; l’espace social ; transports ; voyages ; divers).
A la fin de ce texte, Georges Perec pose une question que je me suis souvent posée avant de la rencontrer sous sa plume. Quelle est l’influence du lieu où je lis sur ma lecture ? Ainsi ai-je écrit il y a des années un texte qui m’a été inspiré en parcourant ma bibliothèque et en m’arrêtant sur quelques livres qui me redisaient un lieu et un temps précis. Car toute lecture s’inscrit dans l’espace et le temps – et quelle est leur influence sur une lecture donnée ? On lit quelque part à un moment donné. Ce quelque part peut bien sûr comprendre plusieurs lieux et ce moment donné peut bien sûr être constitué de plusieurs moments donnés.
De la difficulté qu’il y a à imaginer une Cité idéale
J’ai fait allusion à ce texte, une variation sur « J’aime / Je n’aime pas ». Ci-joint trois séquences choisies parmi les vingt-six qui le composent :
« Je n’aimerais pas vivre d’expédients mais parfois si. »
« J’aimerais bien vivre dans le Grand Nord mais pas trop longtemps. »
« J’aime bien vivre à Paris mais parfois non. »
Considérations sur les lunettes
Des digressions divertissantes sur l’un des objets parmi les plus courants dans nos sociétés, une présentation panoramique avec éléments autobiographiques, considérations techniques, historiques, etc. On peut imaginer travailler à ce type de texte en s’appliquant à d’autres objets non moins courants, comme les chaussures ou les montres. On pourrait imaginer une suite de « Je me souviens » entièrement dédiée aux lunettes. A ce propos, en lisant le texte en question, j’ai trouvé un « Je me souviens » : « Je me souviens aussi d’une affiche où l’on voyait un visage de femme pris dans un casque impressionnant destiné à l’examen de sa vue (et aussi, souvenir sinistre, du slogan d’un célèbre opticien précisant, en pleine Occupation, que son nom, malgré certaines consonances, n’avait aucun rapport avec un nom juif. »)
Penser / Classer
Il s’agit donc du dernier texte de cette série, texte dont le titre est repris dans le titre général.
Georges Perec évoque une « déficience discursive », une déficience qui ne serait pas le seul fait de sa paresse mais plutôt de l’effort même de vouloir cerner voire saisir dans le thème qu’il s’est proposé : « Comme si l’interrogation déclenchée par ce “Penser / Classer” avait mis en question le pensable et le classable d’une façons que ma “pensée” ne pouvait réfléchir qu’en s’émiettant, se dispersant, qu’en revenant sans cesse à la fragmentation qu’elle prétendait vouloir mettre en ordre. »
(à suivre)
Olivier Ypsilantis