A Jacqueline Sudaka-Bénazéraf (1940-2022). Nous parlions ensemble avec une même émotion de Franz Kafka et de Georges Perec.
L’espace semble être, ou plus apprivoisé, ou plus inoffensif, que le temps : on rencontre partout des gens qui ont des montres, et très rarement des gens qui ont des boussoles. On a toujours besoin de savoir l’heure mais on ne demande jamais où l’on est. « Espèces d’espaces », Georges Perec.
Georges Perec n’a cessé d’interroger le quotidien et ses espaces et de diverses manières, par des exercices d’attention qui nourrissent l’écriture.
Il participe à une revue, Cause commune, suite à l’invitation (en 1972) de Paul Virilio et Jean Divignaud, ses fondateurs. Il y voit une occasion de renouer avec une « investigation de la vie quotidienne à tous ses niveaux », sans rien en dédaigner, en s’attachant à ce qui est généralement dédaigné. Son projet, « Espèces d’espaces » (1974), procède de sa collaboration avec cette revue.
Georges Perec interroge l’« infra-ordinaire », un exercice qui ne cesse de solliciter la plus grande attention, une attention totale qui jamais ne néglige l’anodin, surtout pas l’anodin. Et cet exercice ouvre bien des portes, bien des perspectives et donne une consistance au quotidien, à notre quotidien.
L’espace – nos espaces – est aujourd’hui marqué par le trop-plein et un formidable morcellement. Nous sommes comme dans un hypermarché qui ne se soucierait même pas d’ordre. Le monde est éclaté, toujours plus éclaté, et ses éclats flottent dans une liquidité (je pourrais en revenir à Zygmunt Bauman) toujours plus agitée, comme les fragments d’un naufrage pris dans une tempête.
Nous vivons dans un éclatement toujours plus éclaté, un morcellement toujours plus morcelé. Ils sont notre œuvre, l’œuvre de notre histoire, de nos histoires et de nos petites histoires. Nous titubons dans un immense entrepôt très encombré et à la lumière avare, obscur dans nombre de ses parties. Nous n’en percevons pas les limites ; toutefois nous le devinons cerné par d’immenses espaces vides et silencieux, peuplés d’ombres. Mais oublions pour un temps cet entrepôt toujours plus encombré.
Nous évoluons dans des cloisonnements – les murs de notre habitation, de notre rue, de notre ville, les frontières de notre pays. Ces cloisonnements sont à l’image de la feuille et de la page ou de l’écran de l’ordinateur, des espaces que l’écriture va s’employer à encombrer de diverses manières : alphabétique ou idéogrammatique, horizontalement ou verticalement, par exemple.
Les espaces dans lesquels nous évoluons sont de plus en plus chargés de signes, que nous soyons au volant ou à pied. Les pictogrammes constituent à présent une véritable écriture de type idéogrammatique qui balise des espaces vitaux, gares ferroviaires ou maritimes, aéroports, hôpitaux, centres administratifs, etc. Et la digitalisation propose ses signes à commencer par @ ou # sans oublier les sympathiques émoticônes qui nous épargnent bien des efforts sémantiques.
L’espace déjà encombré s’est encombré plus encore depuis la mort de Georges Perec en mars 1982, une époque où les pictogrammes n’étaient pas si nombreux, où le recyclage n’avait pas multiplié les containers, où les écrans/claviers étaient en gestation, où les vols low cost n’étaient pas si nombreux, et ainsi de suite.
J’imagine parfois Georges Perec dans le Café de la Marie, place Saint-Sulpice, travaillant à sa « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », un exercice qu’il a pratiqué en octobre 1974 durant trois jours, il y a donc cinquante ans – nous sommes en 2024. Il a lancé une invitation belle entre toutes, une invitation à un exercice d’attention particulièrement exigeante car, « la quotidienneté n’est pas évidente, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie ». L’opacité, la cécité, l’anesthésie, soit l’habitude – une taie. Pour ôter cette taie et nous porter au-delà de l’habitude (des habitudes), il nous invite à multiplier les interrogations et à ne rien tenir pour acquis. Les espaces que nous habitons ne sont pas intangibles, ils ne l’ont jamais été et ne le seront jamais. Efforçons-nous donc d’imaginer ce qu’il y avait à l’endroit où nous vivons, il y a dix, vingt, trente, cent, mille, dix mille, cent mille ans et plus. Mon habitation, ma rue, ma ville, mon pays… Des documents peuvent nous y aider : actes notariés, cadastre mais aussi la géologie si intimement liée à l’astrophysique.
Invitation pérecquienne : « Il faut y aller doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus connu, le plus terne ». Cette entreprise ne doit rien négliger en commençant par prendre en considération ce qui est le plus négligeable. Georges Perec écrit ce qui suit dans « Approches de quoi ? », dans le n° 5 de Cause commune, après avoir posé bien des questions, une invitation à l’attention qui esquisse une méthode : « Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité. »
Et il nous invite à étendre ce questionnement aux désignations que nous employons, machinalement, sans y penser, victimes une fois encore de l’habitude. Par exemple, « nous avons oublié – ou jamais su – « que si l’on disait Saint-Germain-des-Prés, c’est parce qu’il y avait des prés. » Et Notre-Dame-des-Champs ? Une fois encore, Georges Perec nous invite à multiplier les questions. L’un de nos professeurs à l’École nationale supérieure des beaux-arts nous y invitait aussi ; et, de fait, je ne marche plus de la même manière dans une ville ; je l’interroge beaucoup plus et à partir de détails considérés comme insignifiants.
Cet effort d’attention auquel nous invite Georges Perec nécessite de la méthode et de l’obstination mais aussi un sens du jeu – que l’on retrouve par exemple dans l’Oulipo dont il a été membre ou dans ses romans lipogrammatiques que sont par exemple « La Disparition » ou « Les Revenantes » ; car tout chez lui s’apparente au jeu à des degrés divers – et qui dit jeu dit règle, règle du jeu. Interroger un espace, c’est en l’occurrence lui conférer une étrangeté et, ainsi, nous placer nous-mêmes en situation d’étrangeté : qui suis-je par rapport à ce lieu que je déclare familier ? « A partir de quand un lieu devient-il vraiment nôtre ? Est-ce quand on a mis à tremper ses trois paires de chaussettes dans une bassine en matière plastique rose ? » Et lorsque le familier se fait étrange, parfois à l’improviste, plus souvent par un effort de l’attention, nous entrons en poésie. La poésie est une étrangeté ressentie qui à l’occasion cherche à s’exprimer d’une manière ou d’une autre.
Georges Perec : « Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide que se creuse, laisser quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes ». Ce petit exercice, « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », s’inscrit dans cet exercice d’attention. Il écrit au début de cette tentative sur la place Saint-Sulpice : « Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites, inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages. »
« Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », une tentative pour fixer par l’écriture des fragments de tableaux qui changent sans cesse et irrémédiablement, une tentative qui sera suivie d’une entreprise plus systématique comme je le détaillerai dans le troisième texte de cette série, « En compagnie de Georges Perec ».
L’attention est un exercice qui s’oppose à ce temps que la société et ses modes s’obstinent à briser ou, tout au moins, à compartimenter. L’attention établit une continuité et même une fluidité, l’une et l’autre bienfaisantes – l’attention qui s’exerce au présent et dans la durée. Et je pense à cet immense exercice, pérecquien à sa manière, « Heimat – Ein deutsche Chronik » d’Edgar Reitz, d’une durée de quinze heures et quarante minutes, qui reconstitue la vie dans un village (imaginaire) de Rhénanie-Palatinat, Schabbach, entre 1919 et 1982.
Je suis devenu pérecquien depuis plusieurs décennies, et je pratique certains exercices que Georges Perec a pratiqués car ils m’aident et me font du bien, tout simplement. Parmi ces exercices, « Je me souviens » (mon favori), « Tentative d’épuisement d’un lieu… » et des tentatives autobiographiques dont « Lieux où j’ai dormi ». Je suis revenu plusieurs fois sur les lieux où a travaillé mon père, après sa mort, et j’y ai pris des notes comme Georges Perec l’avait fait rue Vilin où avait vécu sa mère, disparue à Auschwitz, une rue alors promise à la démolition.
« Espèces d’espaces » (un écrit auquel je reviens avec un plaisir jamais démenti) nous suggère que l’écriture est un lieu d’enracinement dans un monde où les lieux de l’enracinement sont de plus en plus réduits, fragiles. Parmi les jouissances que procure l’attention aux espaces : l’énumération, l’action d’énumérer, un plaisir qui vient de l’enfance ; énumérer, une sorte de rituel par lequel on espère s’opposer à l’oubli, à la disparition. Chez les Juifs, on prononce haut et fort les noms de celles et ceux qui ont disparu, les naufragés de la Shoah ; on les protège contre l’oubli ; ce sont aussi les Feuilles de Témoignage de Yad Vashem.
La traversée pérecquienne des espaces se fait voyage dans le souvenir avec « Penser/Classer », soit un recueil de textes que Georges Perec avait publié dans divers journaux et revues entre 1976 et 1982. Le dernier texte donne son nom à cet ensemble de treize textes dans lequel figure « Trois chambres retrouvées », un texte qui m’a inspiré le texte suivant :
https://zakhor-online.com/trois-chambres-retrouvees-en-souvenir-de-georges-perec/
Et dans ce recueil de textes figure un « Je me souviens » avec « Je me souviens de Malet & Isaac ».
(à suivre)
Olivier Ypsilantis