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En compagnie de Bernard Chouraqui – 4/4

 

« Le catholicisme, s’appropriant la judéité en demeurant enfermé dans le Cosmos Sépulcral, aura déterminé l’Occident et son prétendu humanisme à n’être qu’un original avatar de la Goyité : recevant de la Judéité, révélation de la situation historique impossible de l’homme, le catholicisme (avec Saül de Tarse, père de l’Occident) en évacuait l’impératif de la changer. Il interdisait absolument et inquisitorialement toute tentative d’évasion et mettait, avec les Juifs, la Judéité hors sa loi.

C’était ainsi l’audace abrahamique du messianisme qui était évacuée, et le catholicisme devint la justification la plus terrifiante de l’impossibilité et de l’interdit (prétendument divin) de toute évasion », Bernard Chouraqui dans « Qui est Goy ? Au-delà de la différence ». 

 

Hermann Rauschning (1887-1982), auteur de « Hitler m’a dit » que Bernard Chouraqui a lu attentivement.  

 

Les deux derniers chapitres de « Qui est Goy ? Au-delà de la différence » conduisent le lecteur au paroxysme de la réversibilité. Où est le concave ? Où est le convexe ? Où est l’intérieur ? Où est l’extérieur ? Et ainsi de suite. Je le redis, lire Bernard Chouraqui c’est monter à bord d’un avion qui ne cesse de faire basculer la ligne d’horizon. On ressort grisé et quelque peu tremblant de sa lecture, ce dont on le remercie.

Que nous dit-il dans « De Pharaon à Hitler » et dans « Hitler » ? Ce dernier est annoncé par une pensée de Cioran : « Faut-il en induire que l’homme est un Juif non advenu ? » Il y est question, une fois encore, de Pharaon et de ses pyramides par lesquelles il espérait échapper au Cosmos Sépulcral alors qu’elles ne faisaient que le confirmer et hypnotisaient Pharaon. Et Bernard Chouraqui nous entraîne, radical et généreux : « C’est ainsi que l’homme occidental, ayant suivi Saül de Tarse qui passionnait l’existence dans le Cosmos Sépulcral mais en interdisait, exactement comme Pharaon, l’évasion, resta prisonnier du Sépulcre effroyable et ne produira que des actes imposés par l’existence-dans-le-sépulcre ». Il y a une généalogie mentale entre Pharaon et Saül de Tarse, le futur saint Paul, le principal responsable d’une scission néfaste entre toutes.

Du Judaïsme au Christianisme à l’Islam ou l’histoire d’une chute… Et peut-être ai-je le tempérament réactionnaire — le grand mot ! —, considérant que « C’était mieux avant »  et que l’histoire du monde est l’histoire d’un pire toujours à venir. Mais qu’importe ! Saül de Tarse est Pharaon. Et les Juifs qui révèlent à l’homme historique qu’il est prisonnier du Sépulcre sera dénoncé et traqué ; car l’homme prisonnier du Sépulcre veut oublier sa condition d’emmuré ; et garde à celui qui la lui rappelle ! Il y a un trait d’union qui va des Pyramides de Pharaon aux camps d’exterminations nazis. L’homme ancien et l’homme moderne ne veulent pas que leur propre enfermement leur soit révélé ; et comme il se trouve que c’est le Juif qui le leur révèle… La logique du Sépulcre, les Pyramides et Pharaon et, paroxysme, les camps d’extermination et Hitler.

Une fois encore, Bernard Chouraqui opère un renversement et rend indiscernable le concave du convexe ou, plus exactement, il ne cesse de les intervertir dans une succession vertigineuse. Il nous désigne Auschwitz, symbole de l’enfermement, du monde sépulcral, un monde dans lequel se trouvent des victimes mais aussi des bourreaux. Et je passe sur les développements, véritables jets enflammés, pour en arriver au constat du philosophe : « On n’entend donc rien aux camps de concentration nazis, de même que l’on n’entend rien aux pyramides si l’on ne comprend pas que les camps comme les pyramides expriment d’abord la protestation désespérée des hommes — les pharaons, les Égyptiens qui adorent les pharaons, les nazis… — enterrés vifs dans le Sépulcre contre leur sort qu’entretient la prévarication. »

Le bourreau n’est pas ignorant de sa culpabilité, il en sait même beaucoup sur elle ; et s’il n’en allait pas ainsi, l’antisémitisme serait impossible. L’homme prévariqué (l’homme sépulcral, Pharaon), l’homme du Cosmos Sépulcral, veut oublier à tout prix que son cosmos est sépulcral ; et ainsi en vient-il à tout intervertir, à désigner par « vie » ce qui est « mort » et inversement, par « emprisonnement » ce qui est « liberté » et inversement, et ainsi de suite dans un va-et-vient infernal. « Si Pharaon a besoin de construire une pyramide pour croire qu’il échappe à la mort, alors qu’il ne sait que trop bien qu’il ne lui échappe pas puisque c’est l’obsession de ne pas lui échapper qui l’astreint à construire des pyramides, c’est que son existence est un véritable supplice ». Transposez cette réflexion à notre époque et vous avez les rangées de fils de fer barbelés électrifiés, les miradors, les chambres à gaz et les fours crématoires.

Je poursuis ma lecture de Bernard Chouraqui. La densité des déploiements ne va pas tarder à empêcher tout commentaire et je ne vais plus faire que le citer. « Il y a donc des pyramides parce que les Pharaons ont vécu enfermés toute leur vie dans un Cosmos Sépulcral qu’ils avaient honte et peur de nommer ; et il y eut un supplice de six millions de Juifs dans des camps de concentration parce que l’homme européen est, en dépit de sa prétendue émancipation par le catholicisme, un homme prisonnier du Sépulcre cosmique, dont toute l’activité vise, exactement comme il advint à Pharaon, à oublier qu’il est dans un Sépulcre en construisant des sépulcres et en immolant quiconque — notamment les Juifs — proteste contre la logique mortifère du Sépulcre. »

La Goyité subordonne la réalité à sa fantasmagorie, à l’enfermement dans le Cosmos Sépulcral, la marque la plus massive de l’idolâtrie, l’idolâtrie contre laquelle Israël s’élève depuis qu’il est Israël, d’où le côté « trouble-fête » des Juifs, d’où l’acharnement particulier dont ils sont les victimes. C’est l’espérance juive que repousse la Goyité, cette espérance à laquelle les Juifs invitent. Les Juifs sont eux aussi enterrés dans le Sépulcre — ils ne sont pas coupés du reste des hommes, ils sont pleinement intégrés à l’humanité —, mais ils savent qu’il existe une possibilité d’évasion et ils invitent les autres — les Goys — à partager cet espoir avec eux. « Les enterrés vifs, se sentant agressés par les Juifs qui, de leur point de vue, les narguent avec leur scandaleuse espérance, répondent à l’agression par l’agression et, désireux de supprimer Israël, ils veulent supprimer ceux qu’ils croient être la cause de l’agression », une remarque dans laquelle se condense le noyau de violence toujours prêt à exploser à la face des Juifs, d’Israël.

Mais il y a plus. L’agression joue dans les deux sens : celle que les nations font subir à Israël, celle qu’Israël fait subir aux nations. Les nations se sentent agressées par Israël parce qu’elles sont idolâtres. Sans cette double agression, l’idolâtrie ne serait plus et l’humanité sortirait des impasses sanglantes de l’Histoire : Auschwitz comme la « plus terrible figuration symbolique et concrète de ce Cosmos sépulcral où (…) se sont enfermés les adorateurs du Sépulcre ». Par Auschwitz et par les violences exercées contre les Juifs, les seuls êtres préparés à l’évasion générale du Sépulcre (des êtres désireux d’entraîner l’humanité avec eux) ont été assassinés « comme étant les responsables de l’enfermement universel ». On tourne atrocement en rond. Des pyramides à Auschwitz, de Pharaon à Hitler…

Les Juifs se dressent et dénoncent l’histoire sépulcrale  ; ils désignent un au-delà avec un Dieu-Lieu. Et rien n’échappe à ce Dieu-Lieu, par même Pharaon et Hitler et autres adorateurs du Cosmo sépulcral. A ce propos, je pourrais en revenir à la réversibilité infinie qui porte — et que porte — la pensée de Bernard Chouraqui, avec ce questionnement incessant qui pourrait être représenté par le concave et le convexe ; car, au fond, Bernard Chouraqui ne cesse de nous entretenir de concavité, de convexité et de leur incessante réversibilité, de leur infinie porosité de l’une à l’autre. Lorsque je le lis, je vois se former, se mouvoir et s’interpénétrer des géométries aussi nombreuses que variées. Cette philosophie est très visuelle, ce qui me permet de suivre ses développements avec une certaine aisance. C’est une pensée fluide, dansante. Lorsque je le lis, je vois des lignes, des figures et des volumes qui ne cessent de jouer les uns avec les autres, de danser.

Le Cosmos Sépulcral est le royaume creusé par les idolâtries ; il est royaume et, à cet effet, « il reste susceptible de récupérer son excellence ». Rien n’est irrémédiable. La fluidité et la porosité sont partout sous le regard de Dieu. Je vois Bernard Chouraqui traçant des figures géométriques et modelant des volumes. Je le vois aussi étudiant la mécanique des fluides et les images issues de la théorie du chaos. Je perçois un air de famille entre lui et Benoît Mandelbrot — les fractales. Oui, il y a bien une somptuosité géométrique et chromatique chez Bernard Chouraqui dont la pensée trace aussi des lignes strictes, à la manière de Mondrian, avec intersections à angle droit.

C’est une philosophie inspirée, deux mots qui semblent incompatibles et pourtant. On peut être philosophe et croyant, non ! On peut être philosophe sans être prosterné devant l’idole Logique ! On peut être philosophe sans vouloir s’incarcérer dans un Système ou se mettre en ménage avec une Théorie.

Dans un numéro de l’année 1980 des Archives de sciences sociales des religions, Yves Chevalier a écrit quelques lignes sur Bernard Chouraqui, suite à la parution de son premier livre, en 1979, un essai, « Le Scandale juif ou la subversion de la mort » :

http://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1980_num_50_2_2215_t1_0259_0000_3

Le côté goguenard de cette petite recension trahit un embarras, et j’ai souri en la lisant. Yves Chevalier commence sur ces mots : « La ‟séphardité” de l’auteur lui aurait-elle joué un tour ? » Curieux. Pourquoi n’a-t-il pas dit « judéité » plutôt que « séphardité » ? Mais qu’importe. Yves Chevalier poursuit et nous dit que sans vouloir défendre à tout prix le rationalisme issu de la Renaissance, « on pourra se demander sur quoi peut déboucher le rejet implicite et volontaire de toute pensée ‟logique” et l’appel à une religiosité orientale, fascinante certes mais quelque peu étrange ». Cette question d’Yves Chevalier a le mérite d’être sincère ; toutefois, il me semble qu’elle est mal posée. Le judaïsme ne rejette pas la logique, simplement il ne s’y limite pas. Il affirme qu’il y a Quelqu’un au-dessus d’elle et que la logique laissée à elle-même conduit au monde sépulcral. Je me permets de signaler que le judaïsme est la plus logique des religions, qu’il est la religion qui invite le plus sûrement l’homme à penser par lui-même et à faire usage de son intelligence dans le sens le plus large du mot. En ce sens, et je me répète, on peut dire que le judaïsme est plus une école de pensée qu’une religion. Bernard Chouraqui dénonce la logique qui enferme l’homme en lui-même, cette logique desséchante et arrogante enfermée en elle-même et qui bloque toutes les perspectives. Bernard Chouraqui n’invite pas à un bal des vampires ou à un sabbat de sorcières.

Dans ce même article, Yves Chevalier, un sociologue, évoque des maladresses, des longueurs et des naïvetés. Je dois être moi aussi maladroit et naïf car je n’ai à aucun moment éprouvé ce que dénonce ce monsieur. J’ai été plutôt émerveillé par l’art de construire de Bernard Chouraqui, la richesse de ses géométries, lignes, plans et volumes — car Bernard Chouraqui écrit avec une rigueur d’architecte. Il m’est arrivé de penser à des longueurs mais cette impression m’a vite quitté. J’ai compris sans tarder que ce sont précisément ces répétitions avec inflexions renouvelées et cette trituration qui contribuent en partie au charme puissant de ses écrits. Par ces répétitions toujours changeantes, Bernard Chouraqui nous entraîne dans des visions kaléidoscopiques — soit des répétitions avec éclatements infinis d’une structure de base. Visions kaléidoscopiques et chatoiements car ces pages sont chatoyantes et fortes d’une majesté qui procède de certains modes de la répétition, comme la litanie (suite de prières liturgiques d’intercession se terminant par des formules identiques) ou le leitmotiv (motif musical conducteur).

« L’antisémitisme était le paroxysme de dénégation opposable par une humanité qui ne savait que trop bien l’énorme PÉCHÉ qu’Israël attaquait en elle, puisque cet énorme péché, selon sa logique maladive et aberrante, la condamnait à s’infliger les pires supplices. La première des victimes de Pharaon sera Pharaon lui-même, ses autres victimes seront persécutées parce que, martyrisé par lui-même, il aura besoin de déplacer la cause de sa souffrance et de la situer en autrui. Sa peur l’obligera à se défendre contre une agression qui provient de lui comme si elle provenait des autres… L’audace des prophètes d’Israël sera de nommer l’horreur de la situation dans le Cosmos Sépulcral et, grâce à elle, de nommer — Suprême Scandale ! — la possibilité de s’en évader », peut-on lire en dernière page de « De Pharaon à Hitler ». Mais lisez Bernard Chouraqui qui écrit encore : « Aujourd’hui, cependant, la Goyité arrive à sa fin : ayant atteint son apogée, voici que sa barbarie se montre au grand jour et que le dévoilement de son œuvre de mort, dans les siècles, l’accuse. Des millions d’êtres humains, prisonniers encore des structures et des valeurs inventées et imposées par elle, veulent sortir du Sépulcre : en ceci, ils sont en quête de leur Judéité et ne s’arrêteront de marcher que lorsqu’ils l’auront atteinte. »

Olivier Ypsilantis   

 

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