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Dix tableaux juifs – 9/10 (Troisième partie)

 

(Salazar et la Shoah)

Salazar qui n’aime pas le changement espère une sorte d’équilibre entre les protagonistes de ce conflit mondial. Salazar est un homme qui aimerait arrêter le temps. La victoire totale de l’un ou de l’autre de ces protagonistes l’inquiète au plus haut point. Il a le sentiment que son pays et son régime y perdraient beaucoup. L’aspect humain de ce conflit semble ne guère l’émouvoir. Il est essentiellement voire exclusivement préoccupé par les effets économiques du conflit. C’est tout au moins ce que révèle sa correspondance dans laquelle l’antisémitisme des nazis n’est pas même évoqué. Il est possible que les archives de Salazar aient été expurgées de tout ou presque tout ce qui avait trait à cette question ou que ses confidents se soient gardés de relever ses propos sur cette question. Les préjugés antisémites ne sont alors pas absents du Portugal mais ils restent discrets et les médias ne s’en font guère l’écho. La discrétion est l’une des marques de Salazar et plus généralement des Portugais. Il est possible que cette discrétion de Salazar envers les Juifs s’explique au moins en partie par le fait que dans des milieux huppés des « soupçons » planent sur son ascendance, une ascendance « cristão novo », soit « racialement » juive. Une lettre du comte d’Alvelos (datée de juillet 1940) et adressée au duc de Bragance est interceptée par la P.V.D.E. et remise à Salazar. Je résume son contenu. L’Allemagne triomphe sur tous les fronts et elle a déclaré une guerre totale aux Juifs. Le Portugal se trouve menacé car il est dirigé par un « cristão novo ». En conséquence, pour espérer sauver le pays, il faut restaurer la monarchie sans tarder. Cette lettre me semble plutôt fantaisiste et l’auteur de cette lettre prend probablement prétexte de tout et n’importe quoi dans l’espoir de restaurer la monarchie. Comment imaginer Hitler ordonner une enquête sur les origines de Salazar ? Et à supposer qu’il ait eu des origines juives, elles auraient été si lointaines et diluées que même les nazis ne s’y seraient pas arrêtés.

Le comte de Tovar, ministre plénipotentiaire du Portugal à Berlin, évoque dans un long rapport la situation des Juifs dans les plans nazis, un rapport qui traite entre autres des différences entre le Troisième Reich et l’Estado Novo. Mais si le comte de Tovar insiste sur l’importance de la « question juive » pour les nazis, il ne parvient pas à préciser en quoi consiste précisément leur politique à ce sujet. La minutieuse réponse de Salazar au comte de Tovar montre une fois encore qu’il se préoccupe bien plus des conséquences politiques et économiques pour son pays que des conséquences de l’emprise nazie sur des peuples entiers. Il n’existe aucun document (et peut-être n’y en a-t-il jamais eu) attestant d’une préférence de Salazar pour la victoire des Alliés, victoire qui en finirait avec les atrocités nazies. Redisons-le : la préoccupation essentielle (pour ne pas dire unique) de Salazar ne concerne que le Portugal et son régime dont il est le fondateur et le chef. Les archives attestent d’un manque d’empathie. Salazar calcule. Il semble gérer son pays en boutiquier. Et s’il cherche à agir sur le plan humanitaire, c’est dans l’espoir d’en retirer quelque avantage. Ainsi, dans une note officielle du 2 février 1941, l’Estado Novo (soit Salazar) déclare soutenir une initiative visant à aider les enfants victimes de la guerre, un excellent moyen de donner une image favorable du Portugal et son régime aux populations du monde entier.

Au cours de l’année 1942 les rapports se multiplient sur le sort réservé aux Juifs en Pologne. Salazar en a connaissance. Probablement reste-t-il dubitatif – et il n’est pas le seul. Mais après la déclaration des Alliés en décembre de la même année, le doute n’est plus possible quant au sort réservé aux Juifs dans l’Europe occupée.

Forts de cette donnée, les historiens analysent l’attitude de Salazar envers trois groupes de Juifs : 1. Les Juifs d’origine portugaise en Hollande, sans nationalité portugaise et dont les ancêtres ont pour la plupart quitté le Portugal suite au décret d’expulsion vieux de plus de quatre siècles. 2. Les Juifs séfarades de Salonique dont la nationalité portugaise a été reconnue sous condition après les guerres balkaniques (1912-1913), la plupart d’entre eux s’étant installés en France. 3. Les Juifs hongrois pris au piège en 1944 et envoyés vers les camps d’extermination.

Pris dans la nasse, les Juifs d’origine portugaise de Hollande se mettent à demander la protection du Portugal au cours de l’été 1942. Depuis la fin octobre 1941, l’Allemagne a fait en sorte qu’il soit impossible pour les Juifs de quitter les pays sous son contrôle. Selon Avraham Milgram, l’issue de la guerre étant encore incertaine, le Portugal ne s’empresse guère, d’autant plus qu’il n’a pas de représentation consulaire en Hollande. Cette communauté d’environ 4 300 individus sera réduite à la fin de la guerre à moins de 500 individus.

Le 4 février 1943, les autorités allemandes informent le M.N.E. qu’à compter du 1er avril 1943 tous les Juifs étrangers qui résident en France, Belgique, Hollande, Allemagne et dans le protectorat de Bohême et Moravie seront soumis aux lois et règlements relatifs aux Juifs de ces pays. Il est donc demandé au Portugal de veiller au départ des Juifs citoyens portugais des territoires mentionnés en précisant qu’un visa de sortie leur sera délivré dès délivrance d’un visa d’entrée au Portugal, les autorités allemandes s’accordant le droit d’examiner la situation de chaque Juif portugais candidat au départ. Il faut faire vite car les Allemands font savoir qu’après cette date aucun Juif étranger présent sur ces territoires de bénéficiera de la moindre faveur. Les Juifs portugais inscrits dans les consulats français sont environ trois cents, la plupart originaires de Salonique. Nombre d’entre eux parviennent au Portugal. Avraham Milgram estime que Salazar s’est montré plus souple quant à l’accueil des Juifs lorsque la victoire se mit à pencher catégoriquement du côté des Alliés…

Toujours selon Avraham Milgram, l’entreprise de sauvetage des Juifs de Hongrie est discrètement appuyée par Salazar pour la même raison, avec sur le terrain, à Budapest, le diplomate Carlos Sampaio Garrido remplacé par Carlos de Liz-Teixeira Branquinho. Précisons que les passeports sont délivrés à la condition que leurs détenteurs ne les utilisent pas pour obtenir la nationalité portugaise ou pour s’installer au Portugal.

Il est difficile de sonder la conscience d’un homme, Salazar en l’occurrence. On peut simplement faire remarquer que l’empathie ne semble pas avoir été un trait de caractère du fondateur de l’Estado Novo. Il juge froidement que les réfugiés (qu’ils soient juifs ou non) représentent un danger pour la neutralité du Portugal et la stabilité de l’Estado Novo. Salazar veut se montrer aussi discret que possible. Cet homme casanier estime que la discrétion ne pourra qu’être bénéfique au pays et au régime. Il lui faut préserver un très délicat équilibre entre le Royaume-Uni (son allié et protecteur de toujours) et l’Allemagne, soit entre une puissance maritime (susceptible de s’emparer de ses précieuses colonies si le Portugal penche un peu trop du côté allemand) et une puissance continentale.

Les Alliés ont leurs priorités, le Portugal de Salazar a les siennes ; et dans ses priorités, le sauvetage des Juifs ne compte guère à moins qu’il ne rapporte de substantiels avantages politiques. Une fois encore, il me semble qu’Avraham Milgram voit juste lorsqu’il analyse l’attitude de Salazar sur la question des réfugiés en fonction de l’évolution de la guerre. Le mécontentement de Salazar envers Aristides de Souza Mendes s’explique par le manque de discrétion de son consul (dont les actions de sauvetage ne peuvent que mécontenter l’Allemagne) et le peu de cas que ce dernier fait de son autorité, Salazar estimant être le seul capable d’évaluer avec justesse les conséquences de chaque décision en fonction du but qu’il s’est assigné, soit maintenir son pays dans la plus stricte neutralité afin de garantir son avenir et celui de son régime.

Olivier Ypsilantis

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