(En relisant « Journal (1935-1944) » de Mihail Sebastian, première partie)
J’ai choisi d’intercaler des passages particulièrement éloquents de « Journal (1935-1944) » de Mihail Sebastian tout au long du présent article afin de rendre plus sensible l’ambiance particulière qui régnait dans l’intelligentsia à Bucarest dans les années 1930 et au début des années 1940. Ces passages sont placés en caractères gras. Le lecteur éprouvera l’état de confusion qui noyait bien des têtes (notamment au sujet des Juifs) dont celles de membres de l’intelligentsia, et pas des moindres, certains bien connus des Français, à commencer par Mircea Eliade.
(18 février 1935) Depuis une semaine, début de révolution au barreau. Quelques assemblées en faveur du numerus clausus. Avant-hier, samedi, Istrate Micescu a pris la parole pour se rallier totalement au mouvement… Une semaine jour pour jour après la publication de mon interview avec lui. Décidément, j’ai la main malheureuse. Des gens faits de caillebotte, de yaourt, d’eau… Istrate Micescu me disait l’autre jour : « Tu veux savoir qui est mon maître en politique ? Eh bien, c’est Alain ». Il me parlait de liberté, de la résistance de l’individu face à l’État, de la stupidité de l’idée de « collectivité », exploitée par la dictature. Et le voilà aujourd’hui antisémite, rallié à la « révolution nationale ».
J’ai entre les mains un livre que j’ai lu dès sa parution en français, soit, titre original : « Jurnal (1935-1944) », un journal tenu par un Juif roumain, Mihail Sebastian, Iosif Hechter (1907-1945) de son vrai nom. Ce livre n’a été publié en Roumanie qu’en 1996. Sa lecture m’avait laissé un goût étrange, indéfinissable, pas vraiment agréable, avec cet auteur qui ne cesse de faire le grand écart entre le Juif et le Roumain alors que l’antisémitisme se respire partout, et d’abord chez les intellectuels qu’il fréquente.
Mihail Sebastian (1907-1944)
L’importance de ce livre tient en (grande) partie à ce que la période qu’il relate, à commencer par l’entre-deux-guerres, est occultée par l’historiographie roumaine, une historiographie largement hagiographique, d’où la vaste audience que trouve ce livre à sa parution en Roumanie, en 1996, soit à peine sept ans après la chute de Nicolae Ceaucescu. C’est une période plutôt morne pour le pays. La chute de ce régime particulièrement répressif n’a pas encore donné au pays l’élan que d’autres pays d’Europe de l’Est ont eu après la chute du Rideau de fer en 1989. J’ai beaucoup parcouru la Roumanie en sac à dos au début des années 1980 puis j’y suis retourné à la chute du dictateur. J’y ai éprouvé une lourdeur particulière que je n’ai éprouvée dans aucun des autres pays alors diversement sous contrôle soviétique.
L’entre-deux-guerres en Roumanie a été présenté suivant des images convenues, joliment arrangées afin de ne pas déranger les consciences, celle des fils et petits-fils des contemporains de Mihail Sebastian, avec une intelligentsia « au-dessus de tout soupçon ». Or, dans ce journal de plus de cinq cents pages (qui va du 12 février 1935 au 31 décembre 1944), la réalité de ces années n’est guère colorée, elle est même franchement grise. L’ambiguïté est partout, elle pénètre le lecteur jusqu’aux os, comme un froid humide.
(25 juin 1936) En sortant du Capșa, nous avons fait quelques pas dans la rue et il (Camil Petrescu) m’a expliqué encore une fois sa position à propos des agressions antisémites.
C’est regrettable, mon cher, mais les responsables ce sont les Juifs.
Pourquoi, Camil ?
Parce qu’ils sont trop nombreux.
Les Hongrois ne sont-ils pas encore plus nombreux ?
Certes, mais eux ils vivent dans une seule et même région, la Transylvanie ;
(…)
Il a repris :
Les Juifs provoquent, mon cher. Ils ont une attitude équivoque. Ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Ils sont trop nationalistes.
Décide-toi, Camil ! Ils sont nationalistes ou communistes ?
Elle est bien bonne ! Nous sommes entre nous, mon cher, et je m’étonne que tu poses une question pareille. Qu’est-ce que le communisme sinon l’impérialisme des Juifs ?
C’est Camil Petrescu qui dit cela. Camil Petrescu est l’une des plus belles intelligences de Roumanie. Camil Petrescu est l’une des plus délicates sensibilités de Roumanie.
Lors de sa parution dans la deuxième moitié des années 1990, ce livre contribua à préciser une ambiance sur laquelle on avait pris soin de refermer la porte en lui donnant plusieurs tours de clé. « Journal (1935-1944) » est riche en réflexions relatives à la littérature, à la musique, aux arts roumains et européens mais aussi aux aléas sentimentaux de l’auteur ainsi qu’au cours de la guerre et aux humiliations et violences contre les Juifs. Mais ce qui m’a le plus retenu et intrigué c’est ce que Mihail Sebastian rapporte au sujet de l’engagement de nombre d’intellectuels, et non des moindres, dans l’extrême-droite antisémite. Lors de la parution de ce livre (en Roumanie, en 1996, puis en France, en 1998), des Roumains de Roumanie et de l’étranger ont cherché à minimiser la voix de Mihail Sebastian en commençant par évoquer un caractère porté à l’exagération. Puis, vieille ficelle, ces mêmes Roumains ont proposé une sorte de match nul en rapprochant la Shoah et les abominations perpétrées par le régime de Nicolae Ceaucescu. De vaines polémiques s’étalèrent alors dans les meilleures publications roumaines de Roumanie et de l’étranger, un tapage destiné à faire dévier le débat par ricochets.
A la lecture de ce livre j’ai été pris par un malaise grandissant, d’abord diffus puis toujours plus aigu. En effet, comment cet écrivain qui se dit explicitement juif et roumain a-t-il pu supporter, et durablement, la fréquentation assidue et volontiers amicale de ces intellectuels atteints d’un antisémitisme envahissant, parmi lesquels Mircea Eliade et Nae Ionescu, sans oublier Cioran et le romancier Camil Petrescu qui charge les Juifs de tous les malheurs qui s’abattent sur son pays ?
(20 septembre 1939) Tirel Comarnescu m’a raconté une conversation politique qu’il a eue ces jours-ci avec Mircea Eliade, plus germanophile que jamais, plus francophobe et antisémite que jamais.
La résistance des Polonais à Varsovie, disait Mircea Eliade, est une résistance judaïque. Seuls les youpins sont capables d’utiliser des femmes et des enfants pour faire du chantage, en les jetant en première ligne – ils abusent des scrupules allemands. Les Allemands ont intérêt à ne rien détruire en Roumanie. Notre salut ne peut venir que d’une politique pro-allemande. Un gouvernement Gheorghe I. Brătianu / Nae Ionescu est l’unique solution possible. Les Soviets ne représentent plus un danger, d’une part parce qu’ils ont renoncé au communisme – n’oublions pas que le communisme n’est pas le marxisme et n’est pas forcément judaïque –, d’autre part parce qu’ils ont renoncé à l’Europe pour se tourner exclusivement vers l’Asie. Ce qui se passe à la frontière de Bucovine est un scandale, car de nouveaux flots juifs pénètrent en Roumanie. Plutôt un protectorat allemand qu’une Roumanie envahie encore une fois par les youpins.
« Journal (1935-1944) » permet de mettre en lumière ces positions occultées et toujours mieux connues grâce à l’ouverture d’archives et, surtout, la publication du « Journal portugais » de Mircea Eliade. Mircea Eliade arrive au Portugal en février 1941 après avoir été expulsé du Royaume-Uni. Il y est attaché de presse et donc attaché culturel. Dans ce pays alors dirigé par Salazar, il tient un journal (de 1941 à 1945) qu’il emportera avec lui aux États-Unis. Il ne sera publié en Roumanie qu’en 2006. Mircea Eliade est le meilleur ami de Mihail Sebastian. Deux explications ont été avancées quant à la capacité de ce dernier à fréquenter ces antisémites : 1. Tenter de s’affirmer en tant que roumain. 2. Sa méconnaissance de l’entreprise d’extermination industrielle des Juifs organisée par les nazis. Quant aux atrocités conduites par les armées roumaines contre les Juifs, elles ne parviennent alors à Bucarest que sous la forme de rumeurs.
Dans la seconde moitié des années 1930, les intellectuels aux opinions politiques opposées se retrouvent dans les cafés de la capitale roumaine et se perdent en discussions sur les sujets les plus divers. Avant l’entrée en guerre de la Roumanie aux côtés de l’Allemagne on se veut encore léger, insouciant ; les sympathies et les engagements politiques opposés ne séparent pas les amis.
Mihail Sebastian a une profonde (et singulière) amitié pour Mircea Eliade et Nae Ionescu qui apportent leur soutien à la Garde de fer (Garda de fier) de Corneliu Codreanu, ce qui leur vaudra quelques mois de prison, en 1939, infligés par le roi Carol II qui n’apprécie guère l’extrémisme de cette organisation. Nae Ionescu meurt en prison et Mircea Eliade s’en va pour l’étranger : Londres puis le Portugal. Dans ce journal tenu de 1941 à 1945, Mircea Eliade exprime sa sympathie pour le IIIe Reich et les régimes qui lui sont diversement alliés, il exprime aussi sa nostalgie pour ses camarades de la Garde de fer (liquidée par le chef du gouvernement Ian Antonescu pour des raisons circonstancielles dont l’exposé nécessiterait un article à part, car Ian Antonescu n’est pas moins antisémite que le fondateur de la Garde de fer, Corneliu Codreanu), son mépris de la démocratie mais aussi son opportunisme radical (qui se vérifiera plus encore après la chute du nazisme et du fascisme), sans oublier sa mégalomanie. Mircea Eliade qui se rend à Bucarest une fois, et brièvement, au cours de la guerre évite de rencontrer son ami Mihail Sebastian, Mihail Sebastian qui se sent de plus en plus marginalisé et qui commence à entrevoir ce qui se passe vraiment après avoir été témoin du pogrom de janvier 1941 à Bucarest, Mihail Sebastian qui se voit interdit de publication et qui subit toujours plus la législation antisémite. Son espace se réduit et il se réfugie dans l’écriture, la musique et la lecture. Ce processus de rétrécissement de l’espace dont rend compte « Journal (1935-1944) » me replace dans la lecture des lettres de Gertrud Kolmar à sa sœur, un document essentiel sur l’organisation de l’étouffement progressif des Juifs allemands (Gertrud Kolmar écrit ces lettres de Berlin) avant leur extermination dans les camps. J’ai rendu compte de ce livre sur ce blog et j’engage ceux qui me lisent à lire ce recueil de lettres :
https://zakhor-online.com/gertrud-kolmar/
Il est vrai que l’isolement progressif de Mihail Sebastian à Bucarest n’est pas aussi prononcé que celui de Gertrud Kolmar à Berlin. Mihail Sebastian bénéficie jusqu’à la fin de l’appui de vrais amis, des antinazis, des antifascistes, des femmes et des hommes qui n’ont pas sombré dans l’antisémitisme, parmi lesquels : son éditeur Alexandre Rossetti, la princesse et le prince Bibesco, les comédiens et le directeur de l’un des meilleurs théâtres de Bucarest qui ont pris le risque de le présenter en cachant son nom.
(10 février 1941) Eugène Ionesco vite enivré après quelques cocktails (samedi matin) se met soudain à me parler de sa mère. Sans que nous n’ayons jamais abordé ce sujet, je savais depuis longtemps, par ouï-dire, qu’elle était juive. Étourdi par la boisson, Eugène se met donc « à tout dire », d’un souffle, comme pour se soulager de je ne sais quelle oppression qui l’étouffait. Oui, elle était juive, elle était de Craiova, son mari l’a abandonnée en France avec deux enfants en bas âge, elle est restée juive jusqu’à sa mort, lorsque lui, Eugène, l’a baptisée de sa main. Puis, sans transition, il me parle de tous ceux dont on ignore qu’ils sont « juifs »… Il les évoque tous, avec un certain dépit, comme s’il voulait se venger d’eux ou passer lui-même inaperçu dans leur foule. Pauvre Eugène Ionesco ! Quels tracas, quel tourment, quel détour pour quelque chose d’aussi simple ! J’avais envie de lui dire qu’il me devenait très cher, mais il avait trop bu pour que je me montre sentimental.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis