(Le kibboutz, un idéal aux origines de l’État d’Israël)
Avant le kibboutz, il y avait la kvoutza (soit le groupe), un mot qui aurait été employé pour la première fois en 1909, dans la ferme de Kinéret fondée par le Bureau pour Eretz Israel.
Sous la domination ottomane, les établissements juifs sont soumis à l’arbitraire et volontiers harcelés. En effet, les autorités ne cessent de les fouiller afin de vérifier s’ils ne cachent pas des armes, confisquent tout ce qui les intéresse et emprisonnent à l’occasion certains de ses membres. Nous sommes au tout début du XXe siècle, avant la Première Guerre mondiale. A ces difficultés avec les autorités ottomanes s’ajoutent des maladies endémiques et un climat hostile. Et les pionniers juifs doivent rendre productives des terres qui n’ont jamais rien donné, des pionniers qui par ailleurs n’ont aucune expérience de ce genre de travail. Les pionniers vont jusqu’à brûler leurs diplômes ; il s’agit pour eux en quelque sorte d’inverser la pyramide sociale juive par le travail manuel, en particulier le travail de la terre.
Ce mouvement vers Eretz Israel n’est à ses débuts aucunement planifié. Cette grande entreprise obéit simplement à deux réalisations prioritaires, et à chacun de se débrouiller : le socialisme et le développement de l’agriculture. Le sionisme se confond alors avec le socialisme, un binôme destiné à promouvoir un collectivisme juif.
Dans son texte « Coopératives communautaires et sociologique expérimentale. Esquisses pour une sociologie de la coopération », Heinrik Infield décrit la vie en kvoutza à ses débuts, soit un radicalisme coopératif : « Le radicalisme coopératif a été expérimenté même dans le domaine de l’habillement. Pendant un temps, seuls chaussures et nécessaire de toilette (brosse à dents !) étaient propriété privée. Aujourd’hui, la prospérité aidant, une plus grande marge est laissée à l’appropriation ».
Une vue du kibboutz Degania
Il est bien difficile de trouver des antécédents au kibboutz, soit des modèles qui auraient pu inspirer sa formation. On a longtemps pensé que le kibboutz s’inspirait du socialisme français du début du XIXe siècle, avec notamment Joseph Fourier. Pourtant, la rémunération financière était inusitée dans le kibboutz, contrairement au phalanstère. Quant au kolkhoze, et contrairement au kibboutz, il n’était pas question de volontariat. Si on se met à comparer avec attention les expériences communautaires qui semblent se rapprocher du kibboutz, on note d’importantes différences qui font du kibboutz une expérience profondément originale car les facteurs juifs, très particuliers, ont façonné cette organisation communautaire.
Les mouvements intellectuels juifs sionistes naissent dans une Russie autocratique où les Juifs se trouvent dans une situation des plus précaires, soumis à des violences en tous genres qui culminent à l’occasion en pogroms. En octobre 1905, le pouvoir tsariste se venge sur les Juifs qui ont vu la Révolution de 1905 comme un espoir. Le pouvoir est sur les nerfs et rien de mieux que les Juifs pour se soulager…
Les idées de justice sociale prônées par les Juifs avaient pris forme sous l’influence des courants sionistes, le Hovere Zion (Amants de Sion), le Hibat Zion (Amour de Sion) et le B.I.L.U. (soit les initiales de ces mots prononcés par Isaïe : « Ô Maisons de Jacob venez, vous, et laissez-nous partir »). Y entre également une influence tolstoïenne, avec célébration d’une vie simple. Le village collectiviste est ébauché par des membres du B.I.L.U. de la première Alya soutenue par le baron Edmond de Rothschild.
Le travail salarié est encore rare dans cette région qui deviendra Israël et qui pour l’heure appartient à l’Empire ottoman. La recherche d’un travail est la priorité et une rude épreuve car la concurrence est forte avec des travailleurs arabes beaucoup plus nombreux et mieux adaptés au climat et au travail de la terre. Le travail est saisonnier (le temps de la récolte) et précaire. Nombre de Juifs se louent comme journaliers chez des patrons juifs. Les futurs bâtisseurs d’Israël sont des travailleurs manuels souvent sans qualification ; ils labourent, dépierrent et empierrent, manient la pelle et la pioche, la scie et le marteau, portent, construisent des habitations qui ne sont que d’inconfortables cabanons, tendent des barbelés. Ils ne peuvent compter que sur leur force, leur endurance tant physique que psychologique, leur esprit d’initiative, sans oublier l’enthousiasme. Ils sont ascétiques car les temps l’imposent mais aussi par idéalisme. Les pionniers de la deuxième Alya (1901-1918) adhèrent à la tradition ascétique des populistes russes. Le luxe est en quelque sorte méprisé.
Ceux qui veulent faire leur Alya n’ont pas d’expérience de la terre et sont dépourvus de moyens financiers. Nombre de ces Juifs sont des citadins diversement bourgeois. Ils tiendront certes grâce à leurs qualités personnelles mais aussi grâce au soutien de la communauté.
Redisons-le, aucun programme n’est assigné aux candidats à l’Alya. Ce qui leur importe dans un premier temps, c’est de quitter un pays où la vie est devenue trop injuste et dangereuse pour les Juifs. Il est vrai que certains immigrés juifs ne supportent pas les contraintes de la vie collective et qu’on relève même des cas de suicide. Mais l’élan est donné et l’Alya est envisagée comme un moyen de renouveler l’être juif, de lui insuffler une énergie qui s’est épuisée dans l’exil, de lui permettre de saisir sa vie à bras-le-corps et d’abord par le travail de la terre, un travail destiné à fortifier l’individu mais aussi la collectivité dans laquelle il s’insère, soit le Yichouv, et à lutter contre la puissance mandataire afin de refonder Israël.
Le travail manuel est alors envisagé par les Juifs ayant fait leur Alya comme un renouveau personnel devant conduire au retour d’Israël en tant que pays, avec un État souverain sur un territoire donné. Le Juif, alors essentiellement un citadin, on n’insistera jamais assez, s’affirme par le retour à la terre et le travail physique qu’il suppose, un travail envisagé dans une optique quasi mystique. C’est ce que souligne fort bien Arthur Koestler dans « Analyse d’un miracle – Naissance d’Israël », Arthur Koestler qui avait rejoint Heftzibat en 1926.
Le lait et le miel ne coulent pas encore en Palestine, une terre quasi à l’abandon, un désert parsemé de marécages. Tout est à faire ou à refaire, un travail exténuant. Les pionniers travaillent jusqu’à la limite de leur force. Il faut non seulement œuvrer à l’irrigation mais se construire un toit dans une région matraquée par le soleil, organiser des défenses (à commencer par la pose de réseaux de barbelés) contre les bandes de Bédouins, tracer des routes : soit casser des pierres à la masse, les transporter et les disposer. Les conditions sanitaires sont plus que précaires, et d’abord par manque d’eau, ce qui rend l’hygiène déplorable, favorise le typhus et la typhoïde entre autres maladies. Presque tous passent par le cholera ou les rhumatismes.
L’aide apportée aux pionniers va s’organiser, notamment grâce au Dr. Arthur Ruppin du Bureau de la Palestine. Des plans sont établis. Cet administrateur est par ailleurs l’auteur d’une importante œuvre sociologique. Je me permets de mettre en lien une succincte notice biographique éditée par Jewish Virtual Biography :
https://www.jewishvirtuallibrary.org/arthur-ruppin
Cet administrateur qui œuvre à la création d’un Foyer national juif se démène pour récolter des fonds destinés à donner une autonomie aux pionniers par des crédits de fondation et de fonctionnement. Les pionniers vont ainsi devenir libres de travailler leurs terres louées au Fonds national juif (littéralement, Fonds pour la création d’Israël ou K.K.L.) qui achète des terres aux immigrants juifs afin qu’ils s’y installent. Ces terres ne pouvant être revendues deviennent propriété nationale. Les pionniers les mettent en valeur avec bail emphytéotique de quarante-neuf ans renouvelable.
1908, première tentative d’autonomie dans la mochava de Sedjera. L’expérience dure un an. 1909, seconde tentative dans l’implantation de propriété publique de Kinneret. En octobre 1909, les travailleurs juifs de Kinneret se heurtent au contremaître de la ferme ; ils ne veulent plus subir son autorité et désirent instaurer l’autogestion. Le Dr. Arthur Ruppin est appelé à arbitrer ce conflit dans lequel les travailleurs juifs demandent la démission du contremaître, un certain Moshe Berman. Le Dr. Arthur Ruppin opte pour un compromis et détache de Kinneret le terrain d’Oum-Djouni afin de permettre à ceux qui le travaillent de réaliser leur projet d’autogestion. Cet incident et l’option choisie par le Dr. Arthur Ruppin expliquent en partie la naissance en 1911 du premier kibboutz. Oum-Djouni (dans la vallée du Jourdain, sur les bords du lac de Tibériade) devient Degania (un nom qui en hébreu désigne une magnifique plante sauvage, le bleuet). L’expérience est un succès et ce kibboutz va servir de modèle aux autres kibboutzim.
Degania ne compte à l’origine que douze membres, soit dix hommes et deux femmes, un nombre choisi afin de donner cohérence au groupe, soit six laboureurs, deux guetteurs, un secrétaire, un travailleur auxiliaire et deux femmes pour les tâches ménagères. Il faut lire à ce sujet le témoignage de Joseph Baratz rapporté dans « A Village by the Jordan: The Story of Degania ». Au cours de toutes les guerres qui suivent l’indépendance du pays en 1948, Degania sera un point important pour la défense du pays.
Aaron-David Gordon, un nom intimement lié à Degania. Il y rejoint les fondateurs dont il précise l’idéologie – mais le mot « idéal » serait plus approprié –, avec notamment la régénération de l’homme juif par le travail manuel et le retour à la nature, autant d’emprunts à Jean-Jacques Rousseau et Léon Tolstoï.
Le kibboutz a donné un type d’homme qui a aidé, et grandement, à l’élaboration d’Israël. Le kibboutz a supposé un effort, et non des moindres, de l’homme sur lui-même. Le membre du kibboutz n’est pas un idéologue en chambre car il doit affronter une rude réalité, celle d’une terre inhospitalière. Il ne se prend pas pour Robinson Crusoé car il doit s’organiser en fonction du vaste monde. Il vit dans le désert mais pas sur une île déserte… Il n’est pas un propagandiste car il ne peut s’offrir le luxe de dépenser ses forces et, surtout, il n’en a pas les prétentions et l’arrogance. En lui se concilient volontiers l’intellectuel et le manuel. Il est souvent issu d’un milieu bourgeois mais il sait être un paysan sans jouer au paysan. Il est volontiers polyvalent et sait harmoniser les vecteurs de cette polyvalence, ce qui donne un type sociologique – et tout simplement humain – inédit. Il désigne l’un des rares exemples de sociétés où les valeurs économiques et sociales (humaines) n’entrent pas en conflit, d’une société socialiste voire communiste… mais libre !
Redisons-le, les fermes collectives se sont développées d’une manière empirique, sans aucun schéma doctrinal. Robert Mesrahi note dans « La philosophie juive et l’État d’Israël » : « Il n’y a dans aucun texte, ni dans la Bible ni dans Marx, un modèle auquel on puisse référer le kibboutz ». Cette expérience est incompréhensible si on l’extrait du particularisme juif. Elle n’est pas pour autant fermée sur elle-même et peut servir de guide à d’autres expériences collectives.
Olivier Ypsilantis
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