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Dix tableaux juifs – 3/10 (deuxième partie)

 

(Le XIVe siècle et les Juifs, deuxième partie)

1391 est une date presqu’aussi tragique pour les Juifs d’Espagne que 1492 (expulsion des Juifs d’Espagne) mais elle est bien moins connue, y compris chez les Juifs. 1391 : outre les victimes et ceux qui choisissent l’exil, il y a les conversos ou cristianos nuevos, des individus le plus souvent traumatisés et soumis à de très fortes pressions psychologiques qui donneront un judaïsme secret et les marranes auxquels l’Inquisition s’intéressera tout particulièrement. Il arrive que des Juifs convertis s’en prennent d’une manière ou d’une autre à des Juifs restés juifs. Un cas célèbre est celui du talmudiste Salomon ha-Levi qui devient archevêque de Burgos après avoir pris le nom de Pablo García de Santa María, expert en scolastique et grand connaisseur de Saint Thomas d’Aquin. Il dénonce les Juifs et écrit un traité antijuif : « Dialogus Pauli et Sauli contra Judæos, sive Scrutinium scripturarum ».

Ce processus de conversion forcée fracture le judaïsme espagnol, l’un des plus brillants de l’histoire juive en diaspora. Les Juifs considèrent le plus souvent avec suspicion (pour ne pas dire plus) les cristianos nuevos. Les liens au sein des familles et les liens intra-communautaires sont détendus lorsqu’ils ne sont pas brisés. Le type du marrane montre une psychologie généralement épuisée car sans racine et à l’avenir compromis. Il est possible que les suicides aient été plus élevés chez eux que dans tout autre groupe social – et je ne parle pas des Juifs, nombreux, qui ont préféré se tuer plutôt que de renier le judaïsme.

De nombreuses traces juives sont diversement effacées par le pouvoir, cimetières et édifices religieux dont certains sont christianisés comme les magnifiques synagogues de Tolède.

Après 1392, le pouvoir politique s’emploie à rétablir l’ordre et prend toute une série de mesures afin de protéger ceux qui sont restés juifs, indemniser à l’occasion des juderías, leur accorder une remise de dettes ou une exemption d’impôts. Le calme revient mais l’atmosphère a bien changé. La confusion gagne toute la société et les Juifs savent plus que jamais que le pire peut survenir à tout moment.

Le roi d’Aragon Juan I veut reconstituer les aljamas et à cet effet il promet privilèges et indemnités et sollicite Hasdaï Crescas. Cet éminent philosophe et légaliste a la conviction que les malheurs d’Israël serviront non seulement Israël mais l’humanité, que ses malheurs préparent l’avènement du Royaume des Cieux sur terre. Il attribue à Dieu une omniscience totale, l’homme étant soumis à un dessein divin précis auquel il ne peut que se plier. Une telle attitude doit être remplacée dans un contexte particulier. Hasdaï Crescas assiste à l’affaiblissement dramatique du rationalisme hébraïque et à l’étiolement des communautés juives (juderías). Son fils unique a été tué en 1391, à Barcelone, au cours des violences anti-juives. Confronté à tant de malheurs, Hasdaï Crescas s’efforce de saisir l’origine des maux qui s’abattent sur son peuple et sa famille. Ainsi écrit-il des traités dans lesquels il démontre l’impossibilité d’une connaissance rationnelle de la religion et va-t-il de ville en ville afin d’apporter son soutien aux Juifs. Il est l’auteur d’un traité anti-chrétien rédigé en espagnol (« Refutación de los principios cristianos », 1398) où il s’en prend aux dogmes de l’Église et propose aux Juifs de nouvelles formes de dialectique à leur opposer. Sa mission reste toutefois sans effet notable. Le judaïsme espagnol a été trop durement frappé.

Face à tant de malheurs, les Juifs se mettent à développer des tendances irrationnelles et messianistes afin de se protéger d’une réalité terriblement oppressante. L’Église n’a pas renoncé à sa propagande et des prédicateurs parcourent le pays, villes et campagnes, dans le but de convertir, une entreprise dans laquelle des conversos se montrent particulièrement zélés. Parmi eux, Pablo García de Santa María que nous venons d’évoquer et Jerónimo de Santa Fe. De nombreux Juifs émigrent vers l’Espagne musulmane, Granada, Málaga, Almería.

Première décision du gouvernement de la régente Doña Catalina en 1407, vendre en esclavage les Juifs de Toledo et encourager Vincent Ferrer (un prédicateur dominicain originaire de Valencia d’une redoutable efficacité) à poursuivre. En 1391, ses prédications avaient suscité des violences et de nombreuses conversions. Doña Catalina édicte un « Ordenamiento sobre los judíos », soit un règlement visant à exclure les Juifs de la vie politique. Les Juifs sont contraints d’assister aux prédications de Vincent Ferrer qui déclare ne vouloir convertir que par la parole et la persuasion. Mais sous son invitation à la retenue, une violence sous-jacente est clairement perceptible. Il devient la terreur des aljamas et des juderías. Le roi d’Aragon redoute son habileté à déchaîner les passions populaires mais lui-même hésite à s’opposer à sa parole. Les archives montrent sans ambiguïté qu’après son passage dans les agglomérations où il a prêché, les communautés juives se sont trouvées bouleversées et amoindries. Une fois encore, on ne retient que la date de 1492, mais le monde juif avait commencé à s’amenuiser dès 1391, et notamment suite à l’action de cet homme. Vincent Ferrer ne se contente pas de prêcher « la bonne parole ». Début 1412, il fait promulguer le statut de Valladolid qui, entre autres, interdit aux Juifs de cultiver la terre, de faire commerce de produits alimentaires, de faire précéder leur nom de don. Il leur est par ailleurs ordonné de ne pas se raser et de porter des vêtements grossiers avec un signe distinctif bien visible.

En 1412, une disputation est organisée à Tortosa (près de Tarragona). Elle dure deux ans, avec de longues périodes d’interruption. Le ton s’est durci côté chrétien et au moins trois mille Juifs de cette ville sont contraints à la conversion, parmi lesquels de nombreux rabbins. Les conversions sont si nombreuses au cours des années 1412-1414 que le chroniqueur Solomon Ibn Verga qui avait qualifié 1391 comme « l’année de la persécution et de l’apostasie » qualifie ces années comme « période de l’apostasie » ; et il prend note du terrible amoindrissement de la vie juive en Espagne.

La question des conversos ou cristianos nuevos va influer sur l’ensemble de la société espagnole, tant juive que chrétienne. Des conversos traumatisés dans leurs croyances judaïsent ouvertement pour certains (les autorités ne sévissent pas encore car elles veulent éviter une émigration massive qui appauvrirait le pays) tandis que d’autres oppriment ceux qui sont restés juifs. Mais la grande majorité des conversos adopte une attitude prudente faite d’ambiguïté. Les controverses académiques entre intellectuels juifs et chrétiens s’enrichissent avec ces nouvelles voix diversement décalées par rapport aux uns et aux autres.

Vers 1320 meurent de mort naturelle des ennemis acharnés des Juifs : le roi Fernando de Aragón, Doña Catalina et Vincent Ferrer. Mais la législation antijuive n’est pas modifiée pour autant. Pourtant, la défaite du pape Benoît XIII et l’élection de Martin V sont bénéfiques aux Juifs. En effet, ce pape est réputé tolérant et juste. Les communautés juives italiennes puis espagnoles et allemandes demandent sa protection. En 1419 Martin V promulgue une bulle qui satisfait leurs attentes. Il promulgue également une bulle dans laquelle il rappelle les origines juives du christianisme et la valeur du témoignage juif déclaré indispensable. Il dénonce ces prédicateurs qui s’emploient à creuser un abîme (voir Vincent Ferrer) entre Juifs et chrétiens. Ce pape de bonne volonté sera malheureusement peu écouté.

Olivier Ypsilantis

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