« Ello, en todo caso, confirma mi experiencia general de que no hay hombre de una pieza y que quien, en materia humana, juzga simplificando, se equivoca », Dionisio Ridruejo.
Cet article déplaira probablement aux nombreux adeptes du petit monde simple, ceux qui se contentent en l’occurrence d’une vision binaire, radicalement inadaptée à l’extraordinaire complexité des forces en présence au cours de la Guerre Civile d’Espagne, l’histoire de l’Espagne étant par ailleurs complexe entre toutes, plus complexe que celle de la France, pays hautement centralisé depuis des siècles. C’est à partir de l’acceptation de cette complexité (qui s’est manifestée avec la plus grande violence au cours des années 1930) qu’il faut envisager l’étude de l’Espagne. Et j’en viens au sujet de cet article, un homme qui incarne cette complexité et qui l’a toujours assumée, Dionisio Ridruejo. Les hommes complexes m’intéressent depuis toujours, surtout lorsqu’ils reconnaissent leurs contradictions et donc s’en enrichissent. Ces hommes (plutôt rares et, me semble-t-il, de plus en plus rares) s’opposent aux êtres de propagande – des radoteurs.
Julián Marías (1914-2005) dans son bureau
Il existe un beau texte de Julián Marías, un hommage intitulé « Dionisio Ridruejo, en su generación ». Julián Marías est l’un des principaux et des plus féconds disciples de José Ortega y Gasset.
Dans ce texte, il est question d’Azorín, l’un des principaux représentants de la Generación del 98 et d’un poème de Dionisio Ridruejo, composé en 1958 et intitulé « Mensaje a Azorín, en su generación », qui selon Julián Marías est son plus bel écrit.
Le télégramme annonçant la mort de Dionisio Ridruejo parvint à Julián Marías alors qu’il était à Bahía, de l’autre côté de l’Atlantique. La douleur qu’il éprouva, nous dit-il, lui rappela par son intensité celle qu’il avait éprouvée en apprenant la mort de Miguel de Unamuno, début 1937, entre Albacete et Valencia, dans un train rempli de combattants des Brigades Internationales.
Durant des années, Dionisio Ridruejo ne fut qu’un nom pour Julián Marías, un nom dont il avait eu connaissance peu après la Guerre Civile, lorsque Dionisio Ridruejo, alors dans le camp des vainqueurs, s’était efforcé de promouvoir l’œuvre d’Antonio Machado, mort dans l’exil, et avait fondé en 1940, avec Pedro Laín Entralgo, une revue de grande qualité, intitulée « Escorial », qui invitait tous les écrivains du pays, y compris ceux qui n’avaient pas les faveurs du régime franquiste. Dès sa première rencontre avec Dionisio Ridruejo, Julián Marías sut qu’il y avait accord (concordia), une convergence vers le haut. Leur amitié se fera toujours plus intense et trouvera sa pleine expression dans les Conversaciones (Católicas) de Gredos dont les protagonistes allaient peu à peu devenir les leaders des mouvements démocratiques et initier un parcours insolite, avec passage de la Falange à la démocratie, du totalitarisme au multipartisme. La Transición est incompréhensible sans ces rencontres qui eurent lieu dans les hauteurs de la Sierra de Gredos (à l’ouest de Madrid), la Transición mais aussi la Constitución Española de 1978.
Dionision Ridruejo a suscité bien des sympathies, y compris chez ceux qui au cours de la Guerre Civile avaient été de l’autre côté. Julián Marías (je traduis) : « Dionisio représentait ce que j’estime le plus : une personne vraie, c’est-à-dire une personne, la fausseté étant la manière qu’a la personne de se dépersonnaliser, de se trahir ». Tout est dit : vivre à partir de soi-même, et non selon des mots d’ordre, c’est-à-dire accepter de se tromper, reconnaître qu’on s’est trompé (ce que Dionisio Ridruejo fait avec une détermination qui subjugue ceux qui l’ont combattu) et savoir qu’on peut se tromper encore.
Julián Marías n’a jamais partagé les opinions de Dionisio Ridruejo jeune, le désaccord était frontal – frontal discrepancia – mais la sincérité de l’homme Dionisio Ridruejo était sans défaut. Et lorsqu’il se remit en question avec la sincérité de ce premier engagement, une sincérité dénuée de tout arrangement avec lui-même, Julián Marías comprit qu’ils cheminaient côte-à-côte, s’efforçant l’un et l’autre, consciencieusement, de pénétrer la réalité de leur pays, une réalité complexe, changeante, fuyante.
José Martínez Ruiz plus connu sous le nom d’Azorín (1873-1967), dans une rue de Madrid.
Dionisio Ridruejo était de l’autre côté, du côté des vainqueurs, à la tête des vainqueurs ; mais il s’empressa de faire connaître l’œuvre de l’exilé Antonio Machado. Julián Marías écrit : « Su primer acto de vencedor fue un acto de amor ilícito; yo diría el rapto de la poesía de Machado » ; mais il ajoute : « Y fue también un acto de generosidad, porque, una vez salvada para los españoles, la liberó hasta de su prólogo, como quien afloja un abrazo logrado sin consentimiento ». Autrement dit, Dionisio Ridruejo accapara la poésie d’Antonio Machado mais sitôt qu’il eut le sentiment de l’avoir offerte aux Espagnols, il se retira comme quelqu’un qui a volé un baiser.
Dionisio Ridruejo est un homme de passion radicalement dénué de toute haine. Et tandis que je travaille à cet article, me revient une fois encore la haute figure d’Ernst Jünger, l’homme d’action et le penseur radicalement dépourvus de haine. Dionision Ridruejo et Ernst Jünger, des hommes généreux, intellectuellement généreux, toujours prêts à offrir et à recevoir.
La politique et la poétique ne sont pas séparables chez un homme tel que Dionisio Ridruejo qui, de ce fait (comme Ernst Jünger) pourrait être qualifié d’homme total. L’écriture et l’action (politique en l’occurrence) sont des engagements qui dans son cas se soutiennent. Son imagination investit aussi la politique : elle en constitue la superstructure et en est le vecteur. Avec Dionisio Ridruejo, le fait politique est pur de tout prosaïsme, ce prosaïsme qui, aujourd’hui, et pour reprendre l’image que nous propose Julián Marías, a eu raison de la politique comme le sel a raison de la terre et y interdit toute germination, dans ce cas celle de l’enthousiasme.
Dans ce poème dédié à Azorín, « Mensaje a Azorín, en su generación », Dionisio Ridruejo se regarde dans le miroir de cette génération, celle de 1898, (génération qui l’a précédé, Dionisio Ridruejo est né en 1912), et il y reconnaît nombre de ses préoccupations, celle d’une Espagne meilleure, soustraite à une profonde décadence interne. Lui aussi, l’homme d’action, croit malgré tout au pouvoir des mots ; ce sont eux qui lui permettent d’agir et plus efficacement que ne le ferait la violence.
La sincérité de Dionisio Ridruejo était telle qu’il avait noué de très nombreuses amitiés dans le camp adverse, chez les Républicains. Ils furent nombreux à suivre son cercueil, un jour de l’été 1975, année de la mort de Franco. Ils savaient que cet homme qui avait reconnu ses erreurs ne s’était jamais trahi, qu’il était allé au bout de ses engagements, sans jamais espérer la gloire et la fortune, loin de tout opportunisme, fidèle à lui-même, simplement ; et la fidélité à soi-même, en ces temps de sang, était bien ce qu’il y avait de plus difficile, de plus risqué. Dionisio Ridruejo l’Espagnol était un homme libre – fidèle à lui-même – comme Ernst Jünger l’Allemand. Il portait cette liberté qui avait été celle des hommes de la Generación de 98, un homme qui refusait l’injustice, la rancœur (cette meurtrière), la servitude, l’exclusion, tout ce que promettaient Franco et son régime.
Avant la Guerre Civile, Dionisio Ridruejo avait publié un recueil de vers intitulé « Plural », des poèmes à la manière de…, à la manière de Federico García Lorca, alors très en vogue, de Juan Ramón Jiménez, de Jorge Guillén et d’Antonio Machado. Mais c’est sa voix, ses talents d’orateur et de dialecticien qui vont le placer très vite à la hauteur de l’autre grand orateur nationaliste, José María Pemán. Dionisio Ridruejo était par ailleurs un excellent improvisateur et possédait une énergie incandescente. En 1937, il avait pris d’assaut la radio de Valladolid pour y lire un discours de José Antonio Primo de Rivera. Aussi ne tarda-t-il pas à être remarqué par Manuel Hedilla (responsable de la Falange avant le Decreto de Unificación promulgué par Franco et en l’absence de José Antonio Primo de Rivera) qui le nomma membre de la Junta Nacional, un poste dans lequel le confirmera Ramón Serrano Suñer (alors ministre de l’Intérieur) qui le nommera par ailleurs conseiller national de Falange Española Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista (FET y de las JONS), membre de la Junta Politíca et délégué national et, plus tard, directeur général de la Propagande, poste clé qu’il occupera jusqu’en novembre 1940. Ce fut son âge d’or à la Falange.
Dionisio Ridruejo se souvient que dans son bureau passèrent nombre d’intellectuels de sensibilités différentes, un bureau où l’on discutait de tout, sans retenue. On ne remettra pas en question cette affirmation mais il est certain qu’en ces années d’extrême violence idéologique, les publications éditées sous sa juridiction avaient un ton bien défini, violentes, fanatiquement nationales-syndicalistes. Précisons que cette violence était pure et qu’aucun ennemi n’était incarné. Cette violence évoque irrémédiablement la violence du mouvement futuriste, en Italie, avec Marinetti en figure de proue.
Franco installe la direction de son appareil militaire à Salamanca, celle de son appareil civil, politique et gouvernemental à Burgos qui devient un centre d’intrigues où se côtoient évêques, généraux, officiers allemands et italiens, banquiers (voir Juan March), tout un gratin. Dionisio Ridruejo y séjourne avec l’appareil du ministère de la Propagande. En 1938, il se rend sur divers fronts et, avec les forces du général Juan Yagüe, il planifie méticuleusement l’entrée des forces nationalistes à Barcelona qui se produira en février 1939. Dionisio Ridruejo est un fin connaisseur du problema catalán ; il avait de nombreux amis catalans et sa fiancée, Gloria Ros, était catalane, une femme de courage et d’un beau tempérament.
Dionisio Ridruejo, homme d’une grande intelligence, fut aussi un homme d’une grande humilité, c’est pourquoi il lui est arrivé de minimiser son rôle dans les premiers temps de la révolution nationale-syndicaliste ; il ne l’a pas fait par manque de courage, pour fuir ses responsabilités, en aucun cas. C’est l’une des raisons pour laquelle j’ai voulu écrire cet article sur un homme qui toujours fut d’une grande sincérité et qui assuma tous ses engagements sans jamais chercher à se débiner, comme tant de politiques.
Cet homme d’une intelligence rare portait en lui de hautes qualités morales. Il avait par ailleurs une conscience aiguë de ses limites, en politique mais probablement aussi en littérature. Et peut-être est-ce l’une des marques les plus sûres de l’intelligence : la claire conscience de ses limites, de sa limitation.
Hôpital Mola, San Sebastián, Dionisio Ridruejo (à droite) rend visite à des blessés de la División Azul, en 1942.
J’ai devant moi un épais document, « Dionisio Ridruejo, de la Falange a la oposición », qui réunit de nombreux témoignages sur cet homme. La diversité des signatures (certaines me sont inconnues) est étonnante et donne la mesure de l’ampleur de cette personnalité. Il faut lire « Casi unas memorias », ce beau livre de souvenirs, pour prendre la mesure de sa modestie. Il se tient en retrait, toujours plus généreux envers les autres qu’envers lui-même. Lorsqu’il évoque des personnalités politiques ou littéraires de son temps, il s’efforce de fuir les images convenues, de simplifier car, nous dit-il, la matière humaine est trop complexe pour être ainsi appréhendée – une remarque particulièrement pertinente en ce qui le concerne, lui, l’homme complexe par excellence. Lorsqu’il évoque l’autre, il se tient à cette altitude – cette distance – qui fut celle d’Ernst Jünger, une bienveillance aiguë, une générosité et une curiosité toujours en action, loin de toute cette ratatouille idéologique qui trop souvent ne sert qu’à masquer le ressentiment et l’envie.
L’homme Dionisio Ridruejo m’intéresse plus que ses écrits qui, pour la plupart, passent mal l’épreuve du temps, à commencer par sa poésie (hormis cet hommage à Azorín). L’homme, ses qualités intellectuelles et morales, son honnêteté, sa modestie et son courage. Ses écrits en prose ont une qualité documentaire évidente et restent de précieux documents pour l’historien.
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Un passionnant documentaire de près d’une heure intitulé « Dionisio Ridruejo – La forja de un Demócrata » :
https://www.youtube.com/watch?v=eLMqFNJjk4Q
Une présentation plus brève, en espagnol, « Dionisio Ridruejo – Poeta y ensayista español ». Un intervenant déclare que Dionisio Ridruejo est l’un des personnages intellectuels, politiques et littéraires parmi les plus attirants (de los más atractivos) de l’histoire récente de l’Espagne ; et c’est bien ainsi que je le perçois :
https://www.youtube.com/watch?v=vIcQIGHZ9nQ
Un article signé Pedro García Cueto et intitulé « Dioniso Ridruejo, un heterodoxo español. Del falangismo a la democracia » :
http://www.fronterad.com/?q=dionisio-ridruejo-heterodoxo-espanol-falangismo-a-democracia
Olivier Ypsilantis