J’ai découvert l’œuvre de Diego González Ragel et de son frère Carlos il y a peu et fortuitement, en feuilletant une revue espagnole dans un café. On apprend bien peu de choses dans les revues grand public ; pourtant, il arrive qu’un article ou que des images retiennent notre attention et que nous nous mettions en tête d’en savoir plus. C’est ce qui m’est arrivé avec ces deux frères, ces deux artistes. Des photographies du vieux Madrid et de la vieille Espagne m’ont sauté à la vue et le nom de leur auteur m’était inconnu : Diego González Ragel…
Des cavaliers à l’entraînement, Escuela de Equitación Militar sur la Cortadura (faille) de la Zarzuela, en 1927.
Et leur entraîneur (le capitaine José Álvarez de las Asturias-Bohórquez y Pérez de Guzmán, marquis de los Trujillos) dans cette même faille de silice et d’argile de quinze à vingt de mètres de hauteur qui recevra le nom de ‟Gran Trujillos”. Le célèbre commandant de Montergon qui assistait à l’exercice avec d’autres officiers étrangers jugea impossible cet exercice final. Mais tous les cavaliers s’élancèrent à la suite de leur capitaine et tous tombèrent de leur monture, à l’exception du capitaine. L’année suivante, en 1928 donc, l’exercice se répéta devant le roi Alfonso XIII.
L’Espagne est un pays de poètes, d’écrivains, de peintres, de sculpteurs, d’architectes, de saints et de théologiens. Les scientifiques et les philosophes y occupent une place plus modeste. Mais les noms de José Ortega y Gasset pour la philosophie, de Santiago Ramón y Cajal et de Severo Ochoa y Albornoz pour la science suffisent à en imposer. L’Espagne est très richement représentée dans un autre domaine, la photographie. Je ne cesse de découvrir au gré de revues de magnifiques photographes parfois tout juste tirés de l’oubli, comme Diego González Ragel dont il va être question. Le nombre et la qualité de ces photographes sont stupéfiants, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. Ceux d’hier m’entraînent dans une mémoire que je guette et dont je relève les traces entre le clavier et l’écran.
Diego González Ragel (Jerez de la Frontera, 1893 – Madrid, 1951) a travaillé à Madrid durant trente-cinq ans après un séjour à Buenos Aires en 1913-1915. Il a commencé par se faire connaître comme photographe spécialisé dans les concours hippiques, les courses automobiles et les scènes de chasse. Diego González Lozano (1860-1923), son père, était lui aussi photographe et avait une solide réputation à Jerez de la Frontera.
Homme sociable, Diego González Ragel développe un vaste réseau de relations avec des proches du roi Alfonso XIII, du peintre Joaquín Sorolla y Bastida et du sculpteur Mariano Benlliure. Il se fait connaître par un reportage de seize photographies, ‟Descensos de Jinetes de la Escuela de Equitación” (1927). La revue Blanco y Negro publie l’intégralité de ce reportage qui sera repris par des revues étrangères. Il est également l’auteur de photographies d’architecture et de portraits, notamment de la famille Sorolla, d’Andrés Segovia le guitariste, du cervantista Francesco Rodríguez Marín, de membres de sa propre famille ainsi que d’autoportraits.
Au cours de la Guerre Civile d’Espagne, il fonde avec d’autres photographes la Unión de Reporteros Gráficos de Guerra et travaille pour la revue antifasciste ‟Ferrobellum : Órgano de la Central Metalúrgica”. Puis il est nommé photographe personnel de José Riquelme y Lopez-Bago (1880-1972) par le ministère de la Défense. Il restera à son service tout au long du conflit. Ci-joint, une notice biographique sur ce général républicain :
http://melillaizquierda.blogspot.com.es/2012/08/general-jose-riquelme-el-africanista.html
En 1936, il est chargé d’un travail hautement confidentiel — et c’est la part la plus sensationnelle et médiatisée de sa vie de photographe : photographier toute la documentation se rapportant à ‟el oro de Moscú”. Selon un parent, un fonctionnaire du Centro Oficial de Contratación de la Moneda, Manuel Arburúa, lui demande de photographier les documents attestant du transfert de l’or et de l’argent du Banco de España à destination de Moscou face à la chute imminente de Madrid. Diego González Ragel cache chez lui les trente-et-un clichés originaux qui en dépit de plusieurs fouilles ne seront jamais retrouvés. Il envoie ces photographies compromettantes à l’Ambassade d’Argentine en 1937. Une fois la guerre terminée, il communique ces clichés au Ministerio de Hacienda, ce qui permettra à l’Espagne de Franco de récupérer une partie de l’argent. Et ce qui explique que ce photographe, un Républicain, bénéficie de la bienveillance du régime et obtienne un poste de fonctionnaire dans l’Espagne franquiste, avec l’appui de Franco en personne. Ainsi sera-t-il photographe officiel du Banco de España en 1941 à sa mort, en 1951.
Diego González Ragel tomba dans l’oubli, un oubli dont l’a tiré son petit-fils, Carlos González Ximénez, et son arrière-petite-fille, María Santoyo. Diego González Ragel n’a jamais exposé de son vivant et nombre de ses photographies ont été détruites pendant et après la Guerre Civile, en grande partie par le photographe lui-même (notamment ses photographies relatives à la Guerre Civile) afin de ne pas s’attirer les foudres du régime franquiste.
Le Museo de la Ciudad (Madrid) a exposé plus d’un millier d’images de Diego González Ragel, du 16 mars au 30 mai 2010, avec l’arrière-petite-fille du photographe, María Santoyo, comme commissaire de l’exposition. Diego González Ragel a travaillé pour les principales publications nationales de l’époque, parmi lesquelles : Mundo Gráfico, Heraldo Deportivo, La Esfera, ABC, Blanco y Negro, Revista Cinegética Ilustrada, Stadium ainsi que pour des publications étrangères, parmi lesquelles : Sport im Bild, Le Sport Universel, The Ilustrated London News.
Ci-joint, une magnifique série de photographies de Diego González Ragel sur le Madrid d’antan (années 1920, 1930 et 1940) :
https://www.flickr.com/photos/archivoragel/sets/72157610368362221/
Dans une autre série apparaissent notamment quelques documents relatifs à la famille Sorolla (dont le fils du peintre, Joaquín Sorolla García, un ami de Diego González Ragel) et aux parties les plus protégées du Banco de España :
http://blacknuba.wordpress.com/2013/04/18/diego-gonzalez-ragel-y-el-oro-de-moscu/
Carlos González Ragel (Jerez de la Frontera, 1899 – Ciempozuelos, 1969) est l’auteur d’une œuvre à peine plus connue que celle de son frère Diego. A seize ans, il part rejoindre son frère à Madrid où il s’immerge dans l’ambiance bohème et donne libre cours à son inclinaison pour l’alcool. A vingt-trois ans, suite au décès du père, il est de retour dans sa ville natale où il entreprend des études à la Escuela de Artes y Oficios, études qu’il interrompt vite, las de l’académisme de l’institution. Il restera un autodidacte, en marge des courants artistiques de son époque, comme José Luis Gutiérrez Solana (1886-1945) qui finira par être reconnu comme le meilleur chroniqueur graphique de l’Espagne d’alors.
Sur un tonneau de Jerez, la marque de l’artiste. « Este mójate da vida » peut-on lire, soit « Ce mouille-toi (trempe-tes-lèvres : Mójate los labios) donne vie ». Cette tradition de signer un tonneau est encore bien présente en Espagne, à Bodegas Campos de Córdoba, par exemple, où le visiteur peut voir parmi tant de signatures celles de la Duquesa de Alba ou des Principes de Asturias, aujourd’hui roi et reine d’Espagne.
A Jerez de la Frontera, Carlos González Ragel travaille comme photographe et expose à l’Ateneo de la ville. Son œuvre de photographe est grandement appréciée. Avec son frère Javier, il reprend le studio de photographe du père mais une mauvaise gestion les conduit à mettre la clé sous la porte sans tarder. Carlos peint impulsivement sur des supports improvisés : enveloppes, boîtes à chaussures, éventails, meubles, etc. Comme José Luis Gutiérrez Solana son contemporain, Carlos González Ragel est un narrateur essentiel de la culture populaire de son époque. Il se fait une spécialité de la esqueletomaquia, soit des compositions où le squelette apparaît comme en radiographie tout en laissant le modèle parfaitement identifiable.
Sa première exposition a lieu à Madrid, en 1931, au Museo de Arte Moderno. Parmi les œuvres présentées, de nombreuses esqueletomaquias de célébrités de l’époque, parmi lesquelles Alfonso XIII, Jacinto Benevente y Martínez, prix Nobel de Littérature 1922, Andrés Torres Segovia le guitariste, le comte de Romanones. L’exposition reçoit un accueil enthousiaste des meilleurs critiques et écrivains. Il est vrai que la thématique de l’artiste s’inscrit dans une forte tradition espagnole dont l’un des plus célèbres représentants est Juan de Valdés Leal et ses Vanitas. Considérant son succès, la ville de Jerez de la Frontera organise sans tarder une autre exposition qui intègre les œuvres exposées à Madrid. Carlos González Ragel jouit d’une grande considération dans sa ville, une considération qui va peu à peu s’étioler pour cause de conduite extravagante et d’alcoolisme. Ses amis et sa famille (en particulier son épouse, Amalia Montero Revilla) s’efforcent de l’aider, notamment en épongeant ses nombreuses dettes.
Carlos González Ragel réalise de magnifiques étiquettes pour des bodegas de vins et de liqueurs avant d’être hospitalisé en 1936, suite à une crise de delirium tremens. Peu après, le couple déménage à Sevilla. L’état de l’artiste ne s’améliore pas et il est une fois encore hospitalisé. Suit une période plus apaisée. Le couple loue une petite maison de campagne dans les environs de Jerez de la Frontera, une maison qu’ils surnomment Villa Esqueletomaquia. Dans l’impossibilité financière de meubler la maison, Carlos González Ragel peint sur les murs ce qu’il y manque : tables, chaises, téléphone, etc.
On raconte que lorsqu’il était invité à une fête, il se mettait dans un coin, silencieux, et observait fixement tel(le) ou tel(le) invité(e), provoquant à l’occasion leur gêne. Si on l’interrogeait sur son comportement, il n’hésitait pas à expliquer qu’il s’efforçait d’appréhender la structure de leur squelette, la mandibule par exemple. Il ne craignait pas de faire des esqueletomaquias des puissants. Il en fit une de Franco (vers 1936-37) sous le titre ‟El loco del Estrecho”.
Troisième exposition, en 1937, à Sevilla. Aux œuvres précédemment exposées s’ajoutent des esqueletomaquias de personnages célèbres ainsi que des scènes de guerre réalisées à l’aquarelle. Quatrième exposition, en 1941, à Jerez de la Frontera, où figurent les esqueletomaquias exposées à Sevilla auxquelles s’ajoutent des natures-mortes (bodegones). Cinquième exposition, en 1942, à Madrid. Sixième et dernière exposition, en 1955, à Jerez de la Frontera, où figurent soixante-quatre œuvres. Sa palette s’est obscurcie, avec des noirs, des gris, des bruns, des bleus mêlés de noirs, de gris et de rouges. Les formes sont diffuses, solitaires, statufiées. Les hommes et les animaux (à noter la présence récurrente d’oiseaux noirs) sont repliés sur eux-mêmes, exsangues, moribonds, lorsqu’ils ne sont pas morts. Devant ces œuvres (visibles au Museo del Hospital Psiquiátrico San Juan de Dios de Ciempozuelos), on ne peut que penser à la dernière période de Goya, à ses Pinturas negras.
1957-1969, Carlos González Ragel séjourne au Sanatorio San José de Ciempozuelos de Madrid. Il connaît un certain apaisement au cours de ce long séjour : il n’a pas à se préoccuper du lendemain et ainsi peut-il se dédier pleinement à son art. Le personnel de l’établissement lui témoigne de la sollicitude et les autres malades le respectent. Des membres de sa famille et des amis lui fournissent le matériel nécessaire à l’exercice de son art. La thématique de ces années (dessins et peintures) : Don Quijote, portraits de Goya, esqueletomaquias de Van Gogh, scènes religieuses (dont un ‟Cristo de los locos”), figures féminines (dont ‟Mujer envuelta de llamas”), interprétations du test de Rorschach, esqueletomaquias de patients, scènes de tauromachie (dont ‟Manolete”).
Parmi les artistes qui l’ont influencé, commençons par citer Goya, le Goya des années 1819-1823 — voir les quatorze fresques de la Quinta del Sordo —, mais aussi El Greco. Parmi ses contemporains, citons Ignacio Zuloaga (1870-1945) et plus encore José Luis Gutiérrez Solana, José Gutiérrez Solana et l’expresionismo tenebroso. Citons également José Guadalupe Posada (1852-1913), graveur et illustrateur mexicain particulièrement prolifique, surtout connu pour ses calaveras.
Une composition de Carlos González Ragel, interprétée en céramique et visible dans la bodega « Los Gabrieles », à Madrid (calle Echegaray, 17). Cette représentation est presque complète. La signature de l’artiste est visible sur le tonneau (C. G. Ragel) sous les trois lettres R.I.P. (Requiescat in pace), un clin d’œil de l’artiste au monde… Un squelette sort de sa niche (funéraire) et lui sert un verre, du jerez, reconnaissable à la couleur du vin et à la forme de la bouteille.
Olivier Ypsilantis