Avant Platon la littérature grecque est essentiellement poésie ; avec et après Platon elle est essentiellement sagesse, science, philosophie. De poète, l’éducateur se fait philosophe. Platon condamne la poésie (et son représentant majeur, Homère) considérée comme un vecteur de mensonge. Le poète est banni de la cité. Mais Platon se situe à la charnière d’un monde, entre un âge poétique et un âge philosophique ; ainsi reste-t-il dans ses écrits à la fois poète et philosophe, d’où la séduction qu’il exerce mais aussi l’extrême difficulté à l’interpréter. « En fin de compte la philosophie de Platon s’exprime-t-elle plus valablement par la dialectique ou par le mythe ? » demande André Bonnard.
Platon se sent très tôt attiré par le débat sophistique, débat qui appuie les arguments selon lesquels de toutes les formes de gouvernement l’aristocratie est la plus raisonnable. Mais l’enthousiasme de Platon pour le langage des sophistes cède la place à un autre enthousiasme : Socrate, ses paradoxes et ses réfutations qui déboutent les maîtres de la rhétorique et de la sophistique, soit des proches de Platon. Platon va trouver Socrate et s’exerce à la réfutation socratique. Durant huit ans, de sa vingtième année à la mort de Socrate, il s’efforce de concilier, mais en vain, les traditions politiques de sa famille hautement aristocratique et la démocratie athénienne qu’il aimerait réformer. Platon est pris par le doute et l’amertume le guette. Il voudrait gouverner en homme juste une cité juste. Commence alors à se structurer en lui l’idée de créer une cité.
En 405 Athènes a perdu sa dernière flotte et trois à quatre mille de ses prisonniers sont assassinés. Les deux rois de Sparte y sont comme chez eux, comme ils l’étaient en Attique. Les Longs Murs sont rasés, l’Empire athénien s’écroule, les exilés sont rappelés. Platon pleure peut-être cette défaite, mais Athènes a enfin un gouvernement fort, celui des Trente, des citoyens athéniens rentrés d’exil pour la plupart. Platon est invité à faire partie de ce gouvernement dirigé par Critias, un cousin. Il est tenté par cette proposition mais finit par la refuser pour mieux observer, et tout d’abord observer la réaction de Socrate. Les Trente n’ignorent rien de l’influence considérable de Socrate sur le peuple athénien et de prestigieux intellectuels. Aussi décident-ils de le compromettre afin de le lier à leur politique en l’engageant à procéder à l’arrestation d’un certain Léon de Salamine, un honnête homme, et de le faire condamner à mort. Socrate refuse. Platon enrage et fustigera les Trente durant toute sa vie. Cette affaire le détourne de ses relations dans l’aristocratie. Rappelons que Platon est issu de la plus haute noblesse athénienne : côté paternel, il descend du dernier roi d’Athènes ; côté maternel, l’un de ses ancêtres est Solon. Donc, cette affaire l’éloigne de l’aristocratie sans le rapprocher de la démocratie – il est vrai que la démocratie athénienne était devenue pourrie, et il la juge d’autant plus durement qu’il n’a jamais été un admirateur de la démocratie. Platon a vingt-cinq ans. Sa nature et son éducation le portent vers la politique mais il ne peut se résoudre à y entrer tant y règnent la violence et l’injustice. Il se sent désœuvré et va supporter une terrible épreuve. La démocratie qui a été rétablie traîne Socrate devant un tribunal populaire. On connaît la suite. Platon tombe gravement malade, mais au sortir de sa maladie il commence à définir son œuvre ; il est bien décidé à construire une cité non pas d’utopie mais de raison, loin de cette démocratie capable de supprimer un homme tel que Socrate. Ce projet occupera une bonne partie de sa vie – il n’aura pas le temps d’achever ses « Lois ». Autre résolution prise au cours de ces années : remettre à l’endroit ce qui est à l’envers. Ainsi, déclare-t-il, la réalité (ce que nous percevons) n’est que pure apparence tandis que ce que nous ne percevons pas (ce qui échappe à nos sens) est l’unique réalité. « L’idéalisme platonicien porte la marque d’un traumatisme grave : la mort de Socrate l’a blessé mortellement. Pour cicatriser la blessure, ou simplement pour vivre, il lui faut affirmer que Socrate n’est pas mort, il lui faut continuer à faire parler Socrate ». Ainsi va-t-il écrire des dialogues dits socratiques qui montrent un Socrate « historique » mais aussi un Socrate qui vit en lui, Platon. Platon qui a pris ses distances envers tout engagement politique retrouve la voie de cet engagement, politique mais aussi métaphysique. Il souhaite l’arrivée au pouvoir des authentiques philosophes ; il souhaite également que les responsables de la cité se mettent vraiment à philosopher. Les maux de la cité et même du genre humain seront chassés lorsque la souveraineté politique et la philosophie se rencontreront dans une même personne. Platon retrouve peu à peu sa passion de jeunesse, la politique (de la cité) par la philosophie et la métaphysique. Et la politique qu’il se propose de mettre en œuvre est d’améliorer les citoyens dans la cité, les rendre plus justes plutôt que de conforter Athènes dans sa puissance comme l’avaient fait Thémistocle et Périclès. Leur donner la justice c’est les prévenir contre le malheur ; leur donner la vertu c’est leur donner le bonheur. L’action doit être précédée par le règne de la justice et de la vertu.
Platon voyage pendant deux années afin d’étudier d’autres peuples. En 387, alors qu’il a quarante ans, il fonde son école afin de former de vrais philosophes destinés à gouverner les cités. C’est aussi dans cette école que se prépare le monde qui succédera au monde antique, soit le monde chrétien. Et jamais il n’oublie sa vocation politique : il travaille à la « République » et aux « Lois ». Platon est attiré depuis toujours par l’Italie du Sud et la Sicile où il pense rencontrer la vérité comme science infaillible, soit mathématique. Il y rencontre un philosophe dit « pythagoricien », Archytas de Tarente. Sa rencontre avec le pythagorisme imprègne les grands dialogues de sa maturité. Il y fréquente également l’orphisme, un refuge pour ceux qui ne connaissent que la misère et qui leur permet de rêver aux promesses de la mort. Ce grand aristocrate comblé restera sensible à cette mystique d’origine populaire. Bref, le socratisme de Platon s’enrichit du pythagorisme et de l’orphisme ravigotés en Italie du Sud.
Platon rencontre également Dion (beau-frère du maître de Syracuse, Denys Ier), il trouve en lui un disciple attentif et profondément sympathique et le convertit à la philosophie et à l’ascétisme dans une ville, Syracuse, qui est un lieu de plaisirs. Les deux amis se grisent et pensent pouvoir gagner à leur cause Denys Ier. Mais l’affaire se termine mal, Platon est embarqué de force et vendu comme esclave sur un marché d’Égine. Il est acheté par un homme généreux qui le libère. A deux reprises, sous Denys II, Platon reprend son projet de réformer Syracuse, toujours avec l’aide de Dion. Cet entêtement de Platon à trouver en Sicile un « tyran-philosophe » s’explique d’abord par son découragement envers Athènes et ses institutions, cette Athènes que dénonce Démosthène, soit une démocratie pourrie, une grotesque « théâtrocratie » pour reprendre le mot de Platon. Les tentatives de Platon auprès des deux tyrans de Syracuse se soldent par des échecs ; quant à Dion, il est assassiné. Dion est avec Socrate celui qui a le plus compté pour Platon, Dion qui voulait mettre la justice en pratique.
A propos de la « République », André Bonnard écrit : « On y trouve vraiment Platon tout entier », on y trouve notamment une analyse acerbe des deux systèmes politiques les plus communs dans le monde grec, la démocratie et la tyrannie, des systèmes odieux à Platon, la démocratie surtout. Bien des thèmes y sont abordés, abandonnés et repris dans un vaste dialogue en dix livres conduit par des interlocuteurs qu’anime une même passion pour la justice et la liberté. « A chaque instant, comme dans un drame, nous adhérons à ce que chaque personnage déclare. » A l’origine de la recherche de la meilleure forme de gouvernement chez Platon, la conclusion que la démocratie athénienne est un échec. Mais il ne recherche pas la cause de cet échec ; aussi cette recherche est-elle faussée dès le départ. Pourtant sa valeur reste immense car Platon engage une pensée et une imagination puissantes afin de proposer un modèle de cité entièrement rénové. Comme Démosthène et Thucydide, il prend note des échecs de la démocratie athénienne ; mais à partir de cet échec, il entend proposer un commencement. « République » prend en compte l’inégalité des dons naturels des citoyens, d’où l’inégalité des modes de vie et des professions qui leur sont attribués. La cité de Platon est une société de classes. En bas de l’échelle (hormis les esclaves qui ne constituent pas même une classe), les travailleurs (commerçants, artisans et, surtout, paysans), les plus nombreux. Ils subviennent par leur travail aux besoins de la société et doivent se contenter de ce qu’ils sont et de ce qu’ils ont. Au-dessus, les guerriers. Platon déteste la guerre mais il convient de ne pas se mettre à la merci du premier assaillant. Contrairement à celle des travailleurs, l’éducation des guerriers doit être soignée, avec l’accent mis sur les sports et les arts (poésie lyrique, musique et danse) dans le but de fortifier la noblesse morale – soit le mépris de la mort. S’il envisage la poésie lyrique dans l’éducation, il refuse la poésie épique et tragique (voir Homère) qu’il juge indésirable comme nous l’avons dit. La poésie se moralise à l’excès ; la seule passion doit être la dévotion à la cause juste (!). Afin de mieux se consacrer à la cité, les guerriers sont privés de propriété et de famille. Les mariages sont provisoires, strictement réglés par les magistrats – il faut tout de même que la cité se donne des enfants et assure sa pérennité – et les enfants sont enlevés à leurs parents et élevés par la cité. C’est ainsi que doivent se perpétuer les guerriers ; et lorsqu’il est question de cette classe, Platon fait volontiers usage de considérations eugéniques. La plus haute classe enfin, et la moins nombreuse, les magistrats-philosophes, une classe qui emprunte aux expériences pythagoriciennes de Platon. C’est la seule qui jouisse de droits politiques et peut avoir part au gouvernement de la cité. Avant d’entrer dans leurs fonctions, les membres de cette classe doivent très longuement étudier en partant de la géométrie avant de passer par toutes les autres sciences connues dont la dialectique qui conduit au monde des Idées, la seule réalité de l’univers philosophique de Platon. Dans la cité de Platon, seule la fin importe et les moyens lui sont entièrement soumis. Dans un tel monde la volonté individuelle n’a pas sa place, et tout est bon (les fausses raisons, les mensonges, etc.) pour que les magistrats-philosophes parviennent aux fins qu’ils veulent atteindre, des magistrats-philosophes qui par ailleurs ne sont pas en contact avec la réalité (les réalités) mais avec les Idées (le Bien, le Beau, le Vrai). André Bonnard : « Platon nous apparaît aujourd’hui comme l’une des plus graves aliénations de l’esprit humain. »
Comment la démocratie athénienne est-elle arrivée à un tel pourrissement ? La question doit être posée car c’est bien ce pourrissement qui incite Platon à penser une cité idéale. Retour sur un processus historique. Dans la première moitié du Vème siècle la classe montante des commerçants, artisans et paysans (soit la plus basse dans la société pensée par Platon) avait ouvert la voie à la démocratie avant de s’installer sur ses acquis. Lorsque cette classe a commencé à décliner, Athènes et les autres cités marchandes se sont lancées dans des guerres impériales et se sont ruinées mutuellement. Que leur restait-il alors ? Vendre ce qu’il subsistait de liberté pour la sécurité sous une domination quelconque, soit Philippe de Macédoine ou les philosophes. La cité platonicienne est une sorte de consolation et d’échappatoire à une situation terriblement dégradée. L’État tel que le présente Platon est figé dans un ordre où rien ne doit bouger puisqu’il est parfait – ou présenté comme tel. Autrement dit, le mouvement (le changement) en est banni car ne pouvant que porter atteinte à la perfection. De fait, Platon vise à la suppression du mouvement, de l’histoire donc. Et André Bonnard conclut : « Mais l’homme n’est pas fait pour les paradis immobiles. L’histoire l’emporte. »
Olivier Ypsilantis