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Des temps grecs – 2/4

Thucydide s’inscrit exclusivement dans la Grèce des cités, à commencer par Athènes, la cité par excellence. Démosthène prend la défense de la cité à un moment historique qui va toujours plus contrarier cette défense. En effet, au nord, une puissance, la Macédoine, est sur le point de balayer le monde des cités.

Démosthène reste le plus grand orateur athénien et l’un des plus grands hommes d’action de cette cité, « le dernier qui tenta de la rendre vaillante » ainsi que le dit André Bonnard. Outre une santé délicate et des déficiences physiques, il souffre de graves défauts de prononciation lorsqu’il est pris par l’émotion. Alors que ses phrases sont longues et enchevêtrées, son manque de souffle l’oblige à reprendre son souffle au milieu de ses phrases ; bref, rien n’annonce le très grand orateur. Mais à force d’entraînement, il va devenir l’un des orateurs les plus écoutés de la cité après avoir fait rire le peuple lors de ses premiers discours.

Démosthène dénonce Philippe de Macédoine et sa formidable ambition qui mettra fin au monde des cités pour une Grèce unie sous son autorité. Philippe de Macédoine est un homme éminemment séduisant et son charme agit même sur Démosthène. Philippe de Macédoine est d’une bravoure folle, d’une endurance exceptionnelle, un cavalier hors pair et un buveur impénitent alors que Démosthène ne boit que de l’eau, ce qui lui attire des moqueries. Le peuple macédonien est rude et les Grecs le tiennent pour un peuple de Barbares. Il parle un dialecte grec mais que les Grecs ne comprennent pas. Philippe de Macédoine détonne dans son entourage. En effet, il a été otage de Thèbes et ainsi a-t-il été élevé à la grecque, Thèbes étant alors l’une des trois grandes cités grecques avec Sparte et Athènes. A Thèbes, il apprend l’art militaire et la rhétorique, les lettres et la philosophie. Devenu roi de Macédoine, il s’entoure de poètes et d’artistes et fait élever son fils par Aristote. Ce séducteur sait se présenter auprès des Grecs comme un « philhellène ». Bon général, c’est surtout un très fin diplomate qui sait tromper son monde. Et, de fait, on ignore trop souvent qu’il s’est rendu maître de la Grèce bien plus par la diplomatie (et la corruption) que par les armes. Démosthène le sait et déclare qu’il est moins dangereux d’être en guerre ouverte avec lui que de signer le plus sûr des traités. Il y aurait un copieux article à écrire à ce sujet. Démosthène a compris que pour Philippe de Macédoine « la paix est la principale et la plus dangereuse de ses machines de guerre », un mécanisme observable dans tous les impérialismes.

Dès le début de son règne, Philippe de Macédoine comprend qu’Athènes est la tête des cités grecques, la tête de la Grèce des cités, et qu’en conséquence c’est Athènes qu’il faut frapper. Pour ce faire, il surprend les vassaux de cette cité, en commençant par la Thrace et les abords de Byzance (par ailleurs proches de la Macédoine), des régions vitales pour l’économie athénienne, des régions qui constituent le noyau de la Seconde Confédération athénienne. C’est là que Démosthène contre-attaque avec les « Philippiques », une campagne de dix années, une guerre qui la plupart du temps n’est pas déclarée et que Démosthène dénonce comme un subterfuge du rusé Philippe de Macédoine. Démosthène se démène et jamais ne se décourage. Il s’efforce de tirer les Athéniens de leur léthargie politique.

En ce tournant du IVème siècle, le monde grec se sépare grosso modo en deux mondes antagonistes : d’un côté, Philippe de Macédoine et l’idée monarchique sur les confins du monde hellénique ; de l’autre, Démosthène défenseur de la première cité démocratique de Grèce et des cités grecques restées fidèles à cette forme de vie politique. « Pour Démosthène la forme démocratique de la cité caractérise au plus haut degré la civilisation grecque elle-même », c’est pourquoi il repousse implacablement toutes les autres formes de gouvernement, à commencer par la monarchie impériale, caractéristique du monde barbare. Pour Démosthène, il s’agit donc, et en quelque sorte, d’une guerre idéologique, soit une guerre à mort. Pourtant, Athènes n’est plus vraiment une cité démocratique, autrement dit elle ne correspond plus vraiment aux exigences de Démosthène ; elle a perdu son esprit civique, ce qu’il lui reproche. Ainsi demande-t-il au peuple et fort habilement – mais en vain – que les fonds destinés à offrir aux citoyens leur place au spectacle servent en temps de guerre à subventionner l’armée. Mais le plus grave, toujours selon Démosthène, est le désintérêt du peuple pour la politique de la cité, le peuple qui s’en remet à ceux qu’il a élus et qui le flattent. Pour lui, le peuple d’Athènes a choisi la servitude : il était le maître des hommes politiques, à présent il est à leur disposition. Démosthène s’élève contre tous, il ne veut pas permettre que le peuple d’Athènes qu’il aime tant assure sa sécurité dans l’asservissement. La perte de l’esprit civique donne la vénalité, la corruption, des traîtres à la cité.

Philippe de Macédoine a décidé de précipiter les cours des choses ; il franchit les Thermopyles et marche sur Athènes qui est saisie de stupeur. Démosthène harangue le peuple et appelle à la résistance. Par son éloquence il parvient à faire basculer dans son camp l’ennemie d’Athènes, Thèbes. 1er septembre 338, Chéronée, l’élite de l’armée grecque est écrasée par la cavalerie macédonienne que commande le fils de Philippe de Macédoine, le futur Alexandre le Grand qui n’a que dix-huit ans. Trois mille Athéniens sont tués ou faits prisonniers. Démosthène l’orateur ne se contente pas de paroles, il s’est engagé comme simple soldat pour lutter contre les Macédoniens alors qu’il a quarante-huit ans.

Depuis la guerre du Péloponnèse, Athènes n’a cessé de décliner et les autres cités avec elle, même si Sparte puis Thèbes profitent un temps de son déclin, mais sans éclat. Le monde grec – le monde des cités – est pris par une anarchie qui gagne les États et toutes les couches de la société. Des ligues éphémères et des confédérations se constituent. Le monde grec toujours divisé avait jusqu’alors réussi à tirer de ses divisions même une sorte de dynamisme ; à présent, il s’enfonce en lui-même sans parvenir à s’extraire d’un cadre qui semble avoir fait son temps, celui de la cité libre et souveraine. Face à un tel désordre, seule la monarchie autoritaire s’impose comme remède. Dans cette première moitié du IVème siècle, certains commencent à préparer l’opinion à la venue d’un « bon monarque ».

Démosthène n’a su dépasser le cadre étroit et exclusif de la cité, et il n’a pas anticipé l’avenir. Il n’empêche qu’il reste le meilleur et le plus valeureux athénien de son époque. Il a fait « la meilleure des politiques possibles ». Peut-être faut-il mettre à part Isocrate qui chercha un prince capable d’œuvrer à l’unité des Grecs afin de conquérir l’Empire perse. Pendant que Démosthène travaille aux « Philippiques », Isocrate travaille à sa « Lettre à Philippe » dans laquelle il invite le roi de Macédoine à réconcilier les Grecs afin qu’ils luttent contre les Barbares. Contrairement à Démosthène, Isocrate n’a jamais fait de politique active. Dans l’exil, Démosthène continue à se battre contre Philippe de Macédoine puis contre Alexandre le Grand et enfin contre Antipater. Il reste implacablement fidèle à lui-même, à l’idée qu’il se fait d’Athènes, guide des Grecs dans la lutte pour la démocratie et la liberté. Démosthène qui a survécu à Chéronée se suicidera. On dit qu’Isocrate se serait laissé mourir de faim au lendemain de Chéronée. L’enseignement de Démosthène reste vivant par bien des aspects.

Olivier Ypsilantis

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