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Des temps grecs – 1/4

« Il est dans la nature de l’homme d’opprimer ceux qui cèdent et de respecter ceux qui résistent. » Thucydide

« En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots. » Thucydide

 

Thucydide, l’un des plus grands historiens de l’histoire, a été oublié à la Renaissance, ou presque. Le XIXème siècle le redécouvre car il voit en lui un homme du XIXème siècle, un siècle qui promeut la science objective du passé. Aujourd’hui encore, Thucydide est perçu comme l’historien absolu, l’Objectivité absolue, avec quelques nuances tant il est vrai que l’objectivité absolue est une illusion, surtout en histoire, et à plus forte raison si l’histoire est rapportée par celui qui la vit.

Thucydide grand historien mais aussi grand artiste. « Guerre du Péloponnèse » est traitée suivant la sobre technique de la tragédie classique – et non en drame shakespearien –, avec quatre ou cinq personnages qui tous élucident le sens du drame. Thucydide pousse le principe de sélection (destiné à éviter l’encombrement dans le récit) bien plus loin que tous les historiens modernes. Ce principe donne dans le récit de cette guerre entre cités les images symboliques de l’homme politique de toutes les démocraties – ou pseudo-démocraties. Voir Nicias et Cléon qu’André Bonnard présente. Il écrit : « Ainsi les personnages de Thucydide, comme ceux créés par un grand romancier, ne cessent de nous poser des questions, de réclamer une explication, simplement en s’affirmant à la façon des êtres vivants ».

Thucydide pense et écrit suivant un rythme binaire, avec des constructions symétriques qui admettent quelques asymétries afin de ne pas lasser le lecteur en tombant dans le formalisme et ainsi faire entrer la vie. Thucydide pense et écrit dialectiquement : autrement dit, par des phrases porteuses d’apparentes contradictions, d’obscurité et de lumière, il s’efforce d’atteindre la vérité. Il n’envisage pas l’histoire, ses personnages et ses situations de manière univoque ; il les envisage selon un double versant qu’il soumet à l’étude.

Par ailleurs, Thucydide veut que l’étude de l’histoire soit utile, et il le dit explicitement. Il est convaincu qu’il y a des lois de l’histoire, que ces lois nous sont intelligibles et que les connaître peut nous donner le pouvoir d’agir sur elles – de même que la connaissance des lois de la physique nous permet d’agir sur le monde physique. Thucydide propose aux citoyens d’Athènes un guide pour l’avenir. Sa conception de l’histoire se veut rationnelle, autrement dit elle exclut le merveilleux. Il s’agit d’une rupture immense par rapport à la conception de la narration historique alors en vogue, à commencer par celle d’Hérodote. L’hypothèse de travail de Thucydide est rationaliste ; il juge que les lois de l’histoire sont a priori conformes à celles de la raison.

Thucydide est un homme d’une génération qui se propose d’ériger sur des bases rationnelles une science utile à l’homme. Il est en quelque sorte un Grec des Lumières. Parmi ceux qui l’ont influencé, Hippocrate et les médecins. Dans la recherche des lois, Thucydide et Hippocrate en viennent à la notion des lois relatives. L’apport le plus original de Thucydide consiste probablement en ce qu’il a insufflé les méthodes de l’esprit de la science (science physique et médicale) dans un récit historique alors empreint de merveilleux. Sa démarche est à mettre en parallèle avec celle de Socrate qui s’efforça de faire de la morale une science. André Bonnard : « Thucydide tente de faire de l’histoire une science exacte ou peu s’en faut. Et cela est immense. Peut-être trop ambitieux. »

Thucydide ramène essentiellement l’explication de l’histoire à la connaissance de la nature humaine. C’est l’homme inscrit dans l’espace et dans le temps qui donne la clé de l’histoire. Thucydide établit des lois du devenir historique à partir de la relative stabilité de la nature humaine, une hypothèse de travail qu’il pose avec prudence. André Bonnard : « Fonder l’histoire comme une science utile, c’est affirmer que l’homme porte dans sa nature même les causes principales de sa réussite et de son échec historique. » Cette conscience permettra-t-elle de modifier le cours des événements et corriger l’histoire ? Thucydide cherche bien à corriger l’avenir par l’étude historique. Mais quelle est cette nature humaine telle qu’il l’envisage ? Quel est cet homme qui fait l’histoire ? Cet homme veut posséder et durer. Posséder, soit assurer son bien-être ; durer, soit affirmer la sécurité de son existence. Posséder et durer sont unis par l’intérêt, le mobile qui sous-tend toute l’activité humaine. L’intérêt (et ses synonymes) est ce qui fait agir les individus et plus encore les sociétés. L’État n’est pour Thucydide qu’un contrat passé entre des intérêts individuels qui estiment que le cadre de la cité est le mieux à même de les préserver. Autrement dit, la cité et les individus obéissent aux mêmes impératifs : posséder et durer.

Thucydide observe cette communauté d’intérêt au cœur de l’activité politique sans s’en indigner. « Une loi naturelle ne saurait être un objet d’indignation pour le savant » fait remarquer André Bonnard. Thucydide se garde de tout jugement moral et estime avoir découvert une loi qu’il va utiliser comme hypothèse explicative de l’histoire – une hypothèse qui explique le plus grand nombre de faits. Et pour donner plus de pertinence à cette loi, Thucydide la fait soutenir par un grand nombre de personnages qu’il met en scène, des hommes d’État très divers, tant par leur caractère que par les causes qu’ils défendent. Voir les déclarations de Périclès, Périclès qui admet que son empire (l’Empire athénien) est fondé sur l’injustice mais qu’il doit le défendre pour qu’Athènes préserve sa liberté et son existence. Idem avec Hermocrate de Syracuse, l’ennemi juré d’Athènes qui reconnaît néanmoins la justesse de l’esprit de conquête de cette cité. Hermocrate de Syracuse comme Périclès ne se placent pas dans l’ordre de la morale mais de la vie.

Thucydide observe la croissance d’une cité, son impérialisme, toute cité tendant naturellement à vouloir se faire empire, un processus qui ne saurait s’arrêter sans que ladite cité ne se condamne à disparaître. Autrement dit, pour un État vivre c’est engager sans trêve sa force dans de nouvelles épreuves. Un État (une cité) qui tombe dans l’inertie disparaît. Thucydide observe la naissance, l’essor et la chute d’un empire car il voit dans ce processus le phénomène politique à l’état pur. Il prend note de l’histoire comme vouloir-vivre – qui n’a que faire de la justice.

Mais dans ce monde soumis au chaos des vouloirs antagonistes, y a-t-il une force capable d’imposer un ordre ? Cette force s’exprime par quelques grands hommes capables de faire prendre à certains peuples des décisions appropriées aux circonstances. Voir Thémistocle et Périclès, des hommes capables de régler les passions de la cité afin qu’elle ajuste mieux ses coups. Mais peut-on admettre que l’histoire soit ainsi gagnée par la seule action d’un individu ?

« Guerre du Péloponnèse » n’est pas l’histoire de la réussite d’Athènes mais plutôt de ce moment où s’amorce son déclin ; c’est aussi une prise de conscience de ce déclin et une tentative pour en saisir les raisons.

Olivier Ypsilantis

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