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Des temps de l’histoire juive au Portugal – 5/6

Inácio Steinhardt est coauteur d’une biographie du capitaine Artur Carlos Barros Basto, surnommé le « Dreyfus português » mais aussi « o apóstolo dos marranos ». Il a beaucoup voyagé dans le Nord du Portugal (las Beiras et Trás-os-Montes) à la recherche de traces juives.

Inácio Steinhardt est de père polonais (de Galicie) et de mère originaire de la Transylvanie (alors hongroise). Ils se rencontrent à Anvers avant de s’y marier. Un compatriote de Tarnow (Galicie, alors Empire d’Autriche) rencontré à Anvers, et parti au Portugal avec l’intention d’embarquer pour les États-Unis, lui écrit pour lui signaler qu’il est également possible de gagner de l’argent au Portugal – ce compatriote vend des tricots dans les rues de Lisbonne. Le père part donc seul pour la capitale portugaise et s’installe à Camarete, à peu de distance. En 1932, il se met à son compte, comme horloger ambulant, et fait venir sa femme. Inácio Steinhardt naît à Lisbonne l’année suivante, à l’Hopital Israelita, un hôpital aujourd’hui disparu.

A Lisbonne, la majorité des ashkénazes gagnent leur vie en vendant des tricots et des cravates au porte-à-porte. Dans cette ville, et durant des années, les boutiques de tricot (malha) seront tenues par des Juifs de Pologne et une expression était alors très employée à Lisbonne pour désigner ces Juifs : « o polaco das camisolas ». C’est ainsi que le compatriote de Tarnow apprend au père d’Inácio Steinhardt le métier de vendeur de tricot au porte-à-porte. Mais très vite le père se fait horloger, un métier qu’il avait appris en Galicie. Il commence sa nouvelle vie professionnelle de la manière suivante : lorsqu’il arrive dans un village, il regarde si l’horloge du clocher fonctionne – à une époque où la plupart d’entre elles ne fonctionnent pas faute d’entretien ; puis il demande la permission de l’inspecter et la remet en marche. Lorsqu’elle commence à sonner les heures, le village est tout content et des particuliers l’invitent afin qu’il remette en état leurs horloges, montres et pendules. Le père achète une bicyclette pour mieux se rendre chez les clients, de plus en plus nombreux, des clients qui le remercient en lui offrant des produits des champs. Petit à petit, le père devient l’un des spécialistes les plus réputés en horlogerie ancienne de tout le Portugal. Les collectionneurs les plus importants ainsi qu’une maison de ventes aux enchères de Londres le consultent, Londres où son père séjournera durant de longues périodes. Le père s’installe à Tremês, un village proche de Sacavém ; les parents et Inácio Steinhardt y passeront trois années. A Tremês, le père a sa boutique ainsi qu’une petite quinta avec ses animaux. Lorsque vient pour Inácio l’âge d’être scolarisé, la famille déménage pour Lisbonne, une famille qui par ailleurs veut prendre contact avec une communauté juive. Ainsi qu’il le dit, Inácio souffre de ne pas avoir plus de famille, en dehors de ses parents (il est fils unique). Cette relative absence de famille et le fait d’avoir vécu dans une diaspora au sein même d’une diaspora active son intérêt pour les crypto-juifs (ou marranes) au Portugal puis pour l’histoire des Juifs dans ce pays.

Inácio a six ans lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclate. La famille est alors installée à Lisbonne où il fréquente une école primaire municipale. A partir de ce moment, ils perdent tout contact avec le reste de la famille. Après la guerre, ils reprennent contact avec les quelques-uns qui ont survécu. Les parents d’Inácio sont observants et fréquentent essentiellement des Juifs polonais récemment arrivés au Portugal. Fin 1949, la famille se rend en Israël dans le but de s’y installer. Elle y restera deux ans. Entretemps, en 1948, est créé le Centro Israelita de Portugal. Jusqu’alors il n’y avait qu’une association constituée à l’initiative d’ashkénazes perdus au milieu de séfarades et qui avaient éprouvé le besoin de se retrouver entre eux, le Hebaher qui organisait des bals, des fêtes et des commémorations. C’était une organisation plus sociale que religieuse. Lorsqu’il fallut obtenir un permis du Governo Civil de Lisboa pour légaliser le Centro Israelita de Portugal, les autorités jugèrent que les Juifs ayant une association poursuivant les mêmes fins, il n’était pas nécessaire d’en avoir une deuxième. Le Centro Israelita de Portugal et le Hehaber qui se trouvaient en concurrence finirent par trouver un accord. Le Hehaber accepta de partager ses droits avec le Centro Israelita de Portugal, un accord qui donna la Associação de Juventude Israelita Hehaber – Centro Israelita du Portugal. Parallèlement se constitua un autre groupe de jeunes juifs, le Maccabi Hatsair du Centro Israelita de Portugal que rejoignit Inácio Steinhardt et où il rencontrera Gusta Szary qu’il épousera en 1957, elle aussi ashkénaze née à Lisbonne. Ils auront un fils, né en 1958.

Inácio Steinhardt est vice-président du Centro Israelita de Lisboa (CIL) quand il émigre en Israël en 1976. Peu après son arrivée en Israël, il participe à une émission radiophonique sur les marranes. Au cours de cette émission, il découvre que le chef du son, Éphraïm Mitzner, a été son camarade à l’école primaire et qu’il a quitté le Portugal pour la Palestine à bord du Niassa, en 1944, avec sept cent cinquante autres Juifs. Éphraïm Mitzner et sa sœur Myriam appartiennent à la Liga de Amizade Israel-Portugal de Tel Aviv. Ils ont oublié le portugais mais sont décidés à le réapprendre.

Au Portugal, Inácio Steinhardt poursuit ses recherches sur les cristãos-novos. Au cours d’une excursion, il se rend dans un village de la région de Trás-os-Montes, Argozelo, où se maintient une séparation entre le quartier haut et le quartier bas. Dans le quartier bas habitent les fourreurs (peleiros) et dans le quartier haut les agriculteurs (lavradores), une manière déguisée de dire « Juifs » (les fourreurs) et « chrétiens » (les agriculteurs). Une cinquantaine d’années avant ce témoignage (qui a un peu plus de vingt ans), dans ce village où tout le monde était officiellement chrétien, le prêtre tendait une corde dans l’église, avant de célébrer l’office, et ordonnait : « Les chrétiens à droite et les Juifs à gauche ! » Tous les fourreurs d’Argozelo étaient désignés comme juifs, ce qu’ils niaient.

Les histoires que lui rapporte son père ne cessent d’attiser l’intérêt d’Inácio Steinhardt pour les marranes. En 1951, en Israël, le rabbin Zeew Gold le questionne à ce propos et Inácio Steinhardt se rend compte qu’il ne sait que peu de choses. De fait, la Comunidad Israelita de Lisboa n’aborde alors la question des marranes qu’avec réticence et pour la raison suivante : considérant le grand nombre de Portugais diversement conscients de leur ascendance juive, à des degrés divers, l’Estado Novo craint un important mouvement de retour au judaïse susceptible (selon le pouvoir) de susciter des problèmes politiques.

Le capitaine Artur Carlos Barros Basto est vivant quand Inácio Steinhardt est encore au Portugal, Inácio Steinhardt qui regrette de ne pas l’avoir rencontré. Il a écrit en 1997 une biographie sur cet homme en compagnie d’une amie, l’historienne Elvira Mea. Inácio Steinhardt porte un regard critique sur Artur Carlos Barros Basto. Il juge qu’il n’est pas marrane (ou crypto-juif) et que son ascendance est constituée de cristãos-novos. Il juge également que cette histoire de grand-père qui lui confesse peu avant de mourir son ascendance juive est à prendre avec précaution. Artur Carlos Barros Basto était, nous dit-il, un homme à l’imagination fertile. Enfant, il avait exprimé son aversion pour l’Église catholique, au désespoir de sa mère. Et ainsi s’était-il mis très jeune en quête d’autre chose. Par exemple, il avait commencé à étudier l’arabe afin de mieux étudier l’islam, puis l’hébreu afin de mieux étudier le judaïsme, ce qui est a priori très respectable. Toujours selon Inácio Steinhardt, les tentatives d’Artur Carlos Barros Basto ont échoué à cause de son caractère porté à la mégalomanie mais aussi, et surtout, à cause des dissensions au sein de la communauté juive du Portugal et plus particulièrement de Porto, sa communauté. Il y a également eu des défections suite à la pression de l’Église dans cette région du Nord du Portugal mais aussi suite aux pressions politiques contre la Obra de Resgate, notamment de la part d’Integralismo Lusitano dont des militants à Bragança allèrent jusqu’à exiger la démission d’une professeure parce que juive.

Quand Inácio Steinhardt a livré ce témoignage, il résidait en Israël, près de Tel Aviv, correspondant en Israël de Agência Lusa et de Radiodifusão Portuguesa (RDP). Après son départ du Portugal, il est resté en contact permanent avec son pays d’origine et a conservé un même intérêt pour l’histoire du judaïsme au Portugal.

Olivier Ypsilantis

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