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Des temps de l’histoire juive au Portugal – 1/6

Mosés Bensabat Amzalak (1892-1978) a été le leader de la communauté juive de Lisbonne (Comunidade Israelita de Lisboa ou CIL) de 1926 à 1978. Cette personnalité discrète que le Salazar appréciait grandement (il avait avec lui de longues conversations touchant notamment à l’économie et aux finances) reste peu connue, y compris dans le monde juif. Par exemple, son action en faveur des Juifs au cours de la Deuxième Guerre mondiale dans ce pays neutre qu’était le Portugal mériterait une étude approfondie. Yvette Davidoff qui a travaillé pour l’American Joint a déclaré qu’aucun autre leader de la CIL n’aurait pu faire autant pour porter assistance aux Juifs que Mosés Bensabat Amzalak. Pourquoi donc reste-il si peu connu et reconnu ? Il était de droite et très fortement opposé au communisme ; et il était proche des dirigeants de l’Estado Novo, à commencer par Salazar, ce qui explique en partie au moins le relatif oubli dans lequel il se trouve.

Durant toute la guerre, une commission d’assistance (supervisée par Elias Baruel, Augusto Isaac Esaguy et Adolfo Benarus) opère à Lisbonne, ainsi que le Joint (American Jewish Joint Distribution Committee, JDC ou Joint), l’American Friends Service Committee, l’Unitarian Service Committee et le Hebrew Imigration American Society. Le Portugal accueille alors un grand nombre d’organisations destinées à aider les réfugiés, juifs en particulier ; elles ne seront pas tracassées par les autorités portugaises. Salazar qui veut à tout prix maintenir son pays dans la plus stricte neutralité avance sur le fil du rasoir ; et accueillir des Juifs en nombre pourrait contrarier les Allemands et ainsi porter préjudice à la sacro-sainte neutralité prônée par le chef de l’Estado Novo.

La relation de grande confiance qui s’est établie entre Mosés Bensabat Amzalak et Salazar ainsi que le dynamisme d’Elias Baruel vont être déterminants pour mettre en place à Lisbonne tout un réseau destiné au sauvetage des Juifs par le biais des ambassades et des consulats portugais. Selon Elias Baruel, Salazar n’a jamais rechigné à collaborer à cette entreprise et il a par ailleurs invité sans tarder le Joint à s’installer à Lisbonne. Le responsable du Joint en 1941 et délégué de Joseph Schwartz, Albert Nussbaum, transfère à la CIL les capacités d’action du Joint, la CIL qui devient opérationnelle à Lisbonne, en mars 1942.

Au cours de l’été 1940, le nombre de réfugiés juifs au Portugal est d’environ quatre-vingt mille individus. A Lisbonne, leur nombre est tel qu’il devient nécessaire d’établir des zones de « residência fixa » (à Caldas da Rainha, Ericeira, Buçaco, Curia, Figueira da Foz). Ces réfugiés ont les mêmes conditions de vie que les autochtones (les témoignages à ce sujet ne manquent pas) ; seule différence : ces réfugiés ne peuvent sortir du périmètre urbain que munis d’une autorisation des autorités portugaises.

Parmi les nombreux Juifs de passage à Lisbonne, généralement pour l’outre-Atlantique, Stefan Zweig qui séjourne chez Mosés Bensabat Amzalak, Marc Chagall, André Maurois (Émile Salomon Wilhelm Herzog), Arthur Koestler, sans oublier Maurice et Henri de Rothschild, Maurice en transit pour le Canada et Henri qui reste quatre ans au Portugal. Le consul Aristide de Sousa Mendes porte assistance à Robert de Rothschild qui le remercie en lui laissant une somme d’argent, ce dont le Ministério dos Negociós Estrangeiros (MNE) sera informé et ce qui contribuera probablement à alimenter la rumeur selon laquelle ce diplomate aurait agi de la sorte par intérêt.

Elias Baruel et Augusto Isaac Esaguy coopèrent avec la Polícia de Vigilância e Defesa do Estado (PVDE) afin de surveiller les réfugiés, une tâche des plus aisées, les réfugiés n’étant pas venus dans ce pays pour faire de l’agit-prop, des réfugiés qui par ailleurs n’appartiennent pas au prolétariat marxiste. Quelques réfugiés considérés comme suspects passent par la prison d’Aljube mais ils sont placés sous la protection d’Elias Baruel et d’Augusto Isaac Esaguy. La PVDE a encore une structure rudimentaire et c’est le MI-6 qui l’aide à détecter les éléments jugés subversifs.

Les Juifs affluent donc au Portugal, en particulier à Lisbonne. A l’Escola Israelita (fondée en 1929) par Adolfo Benarus, le rabbin Mendel Diesendruck dispense ses cours. La synagogue Shaaré Tikvá (une synagogue pourtant spacieuse) est à présent trop petite pour accueillir tous les assistants et il arrive que le culte soit également célébré dans des synagogues privées. Dirigée par Henrique Mendonça et Afonso d’Ornelas, la Cruz Vermelha Portuguesa porte bénévolement assistance aux réfugiés.

Suite à la chute de l’Estado Novo, le 25 avril 1974, le nouveau pouvoir ne se préoccupe guère de l’action d’hommes tels que Moses Bensabat Amzalat ou Elias Baruel, ces hommes étant des proches du régime déchu. Ce qui n’a guère été dit, c’est qu’au cours de cette longue période qui va du coup d’État militaire du 28 mai 1926 (qui met fin à la Première République portugaise) à la Révolution des Œillets, le 25 avril 1974, il s’est passé un certain nombre de choses qui ne ternissent pas l’image de marque de la dictature militaire (1926 à 1933) et de l’Estado Novo (1933-1974). Il ne s’agit pas de défendre ces régimes mais de dire ce qui doit être dit. La vérité (en l’occurrence historique), et contrairement aux idéologies, n’aime pas les simplifications, elle les abhorre même.

Ainsi, on tait volontiers qu’entre 1927 et 1930 ont été fondées la Federação Portuguesa das Mulheres Sionistas et la revue Ha-Lapid, qu’ont été légalisées les communautés juives de Bragança, Covilhã, Macedo de Cavaleiros et Vila Real, qu’ont été inaugurées les synagogues de Porto, Bragança, Covilhã et Ponta Delgada et qu’a été fondée à Lisbonne la Escola Israelita. Cette restructuration du judaïsme lusitanien a commencé avant l’accession de Salazar au poste de Premier ministre (juillet 1932). L’année suivante, alors qu’est institué l’Estado Novo est fondée la Associação da Juventude Israelita Hehaber. En 1939, Salazar fait convertir en Museu Luso Hebraico la synagogue désaffectée et en très mauvais état de Tomar.

La synagogue Shaaré Tikvá, à Lisbonne, a été inaugurée en 1904, en retrait de la voie publique, les lieux de culte non-catholiques étant interdits par la Carta Constitutional da Monarquia Portuguesa. A partir d’octobre 1910, soit l’instauration de la Première République, la communauté juive du Portugal retrouve un peu de vigueur. Les statuts de la CIL sont approuvés en 1912 par décision parlementaire. La loi de séparation de l’Église et de l’État a été votée en 1911, suivie de la liberté de pratiquer les cultes, dont le culte juif, ce qui va notamment aider Samuel Schwarz dans son aide aux marranes.

Le régime de Salazar est fasciste par certains aspects mais il répugne à la violence de masse et le racisme des nazis révulse Salazar qui dénonce un néopaganisme. Il partage un même rejet du communisme que les fascistes et les nazis mais l’idéologie raciale promue par Hitler lui est radicalement étrangère. Le fascisme et même le nazisme ont des sympathisants au Portugal, mais ils sont guère nombreux. Les Nacional Sindicalistas de Francisco Rolão Preto, ouvertement fascistes, sont interdits et désarticulés en juillet 1934, soit quatre ans après l’assassinat du chancelier autrichien Engelbert Dollfuss par les nazis, Engelbert Dollfuss avec lequel Salazar devait partager une certaine vision du monde.

Il ne s’agit pas ici de défendre le régime de Salazar qui par bien des côtés m’apparaît comme odieux. Il n’en faut pas moins souligner sa spécificité et ne pas le confondre avec d’autres régimes d’alors. Et si l’on veut le dénoncer, ce n’est pas vraiment du côté de l’antisémitisme qu’il faut aller chercher. Les témoignages à ce sujet ne manquent pas, à commencer par celui de Mosés Bensabat Amzalak et autres responsables juifs qui évoquent en tant que juifs la profonde tranquillité de l’Estado Novo.

En 1933, année de l’accession de Hitler au poste de chancelier et de la fondation de l’Estado Novo, avec Salazar comme chef du Gouvernement, les Juifs religieux comme Mosés Bensabat Amzalak se trouvent plus à l’aise avec des catholiques conservateurs qu’avec des pouvoirs qui utilisent la laïcité à des fins politique, idéologiques. L’athéisme prosélyte de nombreux opposants à Salazar dénonce la collusion entre l’Église et le pouvoir politique et remue volontiers le passé inquisitorial du pays. Mais ce passé est lointain, révolu – l’Inquisition déjà inactive depuis bien des années a été officiellement abolie en 1821. Quoi qu’il en soit, les Juifs qui le peuvent fuient vers le Portugal. Beaucoup espèrent atteindre les États-Unis qui ne sont guère accueillants à leur égard, pas plus qu’ils ne le seront après la guerre.

Comme de nombreux conservateurs, Salazar est révulsé par le nazisme et le communisme, le communisme qu’il surveille de manière obsessionnelle. Peut-être a-t-il associé à un moment ou un autre de sa vie les Juifs et le communisme ; quoi qu’il en soit, son anticommunisme ne l’a jamais poussé à s’en prendre spécifiquement aux Juifs et lorsque les Juifs sont menacés en tant que tels, « racialement », il fait bloc avec Mosés Bensabat Amzalak et autres leaders de la CIL. Un personnage central de l’Église portugaise sous Salazar et un proche du dictateur, le cardinal et patriarche de Lisbonne, Manuel Gonçalves Cerejeira, qui va collaborer très activement pour venir en aide aux réfugiés, juifs en particulier. Les antisémites qui propagent publiquement leur haine se font rappeler à l’ordre, comme Alfredo Pimenta.

Salazar a une telle estime pour Mosés Bensabat Amzalak qu’il lui propose le poste de ministro do Comércio et une autre fois celui de ministro da Educação, des propositions que l’intéressé décline afin de poursuivre son travail à l’université, dans les conseils d’administration de diverses entreprises et auprès de la CIL. Mosés Bensabat Amzalak restera pour la mémoire (pas assez entretenue) celui qui a aidé les réfugiés dans son pays, le Portugal, et par le réseau des ambassades et consulats portugais, celui qui a également fait transférer à Lisbonne le centre des opérations au niveau européen du Joint.

Olivier Ypsilantis

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