Parmi mes plus beaux souvenirs d’un grand voyage dans le Sud de l’Inde, Cochin et la synagogue Paradesi. Dans cette synagogue, une suite de dix peintures réalisée par un artiste hindou en 1968, une commande des Juifs paradesis (« étrangers » en sanscrit).
Quelques mots avant de revenir dans cette synagogue. On peut également sous-entendre par « Juifs paradesis » les « Juifs qui fréquentent la synagogue Paradesi ». La désignation White Jews est également utilisée pour nommer les Juifs de Cochin, des Juifs arrivés en Inde après les Malabar Jews (ou Black Jews), généralement originaires du Moyen-Orient.
Une vue de l’intérieur de la synagogue Paradesi
Au sein même de la communauté des Juifs paradesis on distingue deux sous-ensembles. L’Inde est un pays très religieux et l’individu est d’abord défini par son appartenance religieuse. Ainsi ai-je pu étudier la gamme des subtiles nuances au sein même du monde chrétien au Kérala. Ces deux sous-ensembles juifs sont donc : les meyhuchasim (les Juifs paradesis à proprement parler) et les m’shuhararim (soit les « libérés », des descendants de convertis au judaïsme). En Inde, la conversion permettait d’échapper à l’implacable système des castes, ce qui explique pour l’essentiel les conversions à l’islam et au christianisme et, dans une bien moindre mesure, au judaïsme, des conversions qui s’opéraient dans les castes les plus basses de la société hindoue, voire chez les Dalits, les hors-castes, d’où la distinction opérée par les Malabar Jews entre les meyhuchasim (ceux qui sont de « bon lignage ») et les enam meyhuchasim (ceux qui ne sont pas de « bon lignage »), équivalents des m’shuhararim.
Je reviens à l’intérieur de la synagogue Paradesi, à cette suite de peintures destinée à commémorer les quatre cents ans de la fondation de cette synagogue, une suite qui prétend retracer l’histoire des Juifs de Cochin et avant même leur arrivée sur les côtes de l’Inde. Cette suite montre à la manière d’un livre d’images le départ des Juifs de Jérusalem pour l’Inde après la destruction du second Temple en 70 ap. J.-C. et leur arrivée à Cranganor, une ville au nord de Cochin. Un tableau montre l’empereur du Malabar, Cheraman Perumal, concéder à Joseph Rabban les « Tábuas de Cobre » sur lesquelles sont gravés les privilèges accordés au premier royaume juif d’Inde ; un autre montre la destruction du royaume juif de Cranganor ; un autre montre la fuite du dernier souverain juif de Cranganor pour Cochin ; un autre enfin montre la construction de la synagogue Paradesi sur un terrain concédé par le radja. Cette suite de peintures véhicule une information fort intéressante : elle ne cache pas cette longue période de tension entre les Black Jews à la généalogie juive mieux établie, plus ancienne, et les Juifs paradesis ou White Jews, une minorité au sein même de la (minuscule) minorité juive d’Inde.
Ces Juifs considérés avec une certaine réticence par le rabbinat parvinrent grâce à leur ténacité à bousculer les préjugés des Black Jews et, pour la plupart, à se hisser dans la société, et notablement. Il faut dire que l’ambiance indienne et son système de castes, radicalement étranger au judaïsme, n’était pas sans influence sur le monde juif, ce qui explique cette attitude des Black Jews envers les White Jews. De longues conversations avec des Indiens du Kérala m’ont permis de prendre la mesure de subtiles distinctions au sein de la communauté chrétienne suivant la tradition à laquelle leurs membres se rattachaient ; rien à voir avec le système des castes mais ces distinctions pour nous aberrantes s’expliquaient au moins en partie par l’ambiance dominante hindoue, l’hindouisme étant la religion dominante en Inde – on pourrait évoquer une porosité, un phénomène auquel aucune minorité n’échappe. Elle est fort discrète dans le cas qui nous occupe, mais le voyageur attentif ne peut qu’en prendre note.
Synagogue Magen David à Bombay
En 1685, Mosseh Peyrera de Paiva, Juif d’Amsterdam, visite Cochin en compagnie d’une commission formée de trois coreligionnaires. Il dédie l’essentiel de son emploi du temps aux Juifs paradesis et fait passer après eux les Juifs malabares d’Angicaimal (actuellement englobé dans Ernakulam). La visite de ces Juifs d’Amsterdam fait suite à une lettre envoyée en 1676 et écrite en hébreu par le membre le plus riche et le plus influent des Juifs paradesis, David Rahabi, une lettre qui répond à des questions qui lui avaient été posées au sujet de sa communauté. Rappelons que Cochin fondé par les Portugais est alors devenu hollandais.
Suite à cet échange épistolaire, la délégation juive hollandaise accorde la priorité aux Juifs paradesis, considérant leur statut économique et social. Rien d’étonnant à ce que dans « Notisias dos Judeos de Cochim », Mosseh Pereyra de Pavia prenne pour argent comptant ce que lui rapportent les Juifs paradesis, à commencer par une traduction des fameuses « Tábuas de Cobre » données par le rajah de Kodungalore (Cranganor) à Joseph Rabban au IVe siècle. Le document auquel s’attache Mosseh Peyrera de Paiva est constitué de traductions avec interprétations fantaisistes, ainsi que l’a fait remarquer le philologue Hermann Gundert au XIXe siècle, et idéalisation quant à la concession de privilèges. D’autres versions véhiculées par l’écrit de Mosseh Peyrera de Paiva minimisent explicitement l’origine et le comportement des Juifs malabares présentés comme des descendants d’esclaves de Juifs de Cranganor. La perte du royaume de Cranganor est explicitement attribuée aux Juifs malabares. Dans « Notisias dos Judeus de Cochim », l’auteur rapporte une dissension entre les descendants de Joseph Rabban. Selon cet écrit, des Juifs malabares se risquèrent à demander en mariage des filles et des petites-filles de ceux dont ils avaient été les esclaves. Leur prétention fut repoussée et les Juifs malabares appelèrent à l’aide le Samorim qui envahit Cranganor, provoquant la fuite des survivants vers Parur, Palur et, enfin, Cochin où se réfugia Joseph Azar, soixante-douzième roi de la maison de Joseph Rabban. Cette histoire précède la traduction des « Tábuas de Cobre ».
Je ne vais pas me perdre dans l’histoire de ce document présenté comme un témoignage pour l’Histoire et qui a été aménagé par les Juifs paradesis. La version plus ancienne que nous venons d’exposer brièvement rend compte de la mémoire collective des Juifs paradesis, une mémoire destinée à expliquer la situation économique et sociale inférieure dans laquelle se sont trouvés les Juifs malabares au cours des siècles, situation qui perdure lorsque Mosseh Peyrera de Paixa séjourne en Inde.
Ci-joint, un document historique de grande valeur sur les Juifs de Cochin :
https://www.youtube.com/watch?v=8schIwJWuVc
Le principal biographe d’Abraão Zacuto, Francisco Cantera Burgos, le dit descendant d’une famille juive établie dans le nord de la péninsule ibérique. Il serait né à Salamanca en 1452, ville où il aurait grandi et fait son éducation sous l’autorité de son père et du savant Isaac Aboab. On ne sait s’il a enseigné à la très prestigieuse université de sa ville natale. Francisco Cantera Burgos pense que non, Joaquim Bensaúde pense que oui. Quoi qu’il en soit les Juifs sont expulsés d’Espagne en 1492 et Abraão Zacuto avec eux. Il se réfugie au Portugal où il est loin d’être un inconnu, notamment à la cour de João II où il est reçu sans tarder. Un document daté du 9 juillet 1493 (un reçu d’un paiement en sa faveur par ordre royal) porte sa signature en hébreu : R. Abraham Zacut astrónomo do rei João.
Portrait gravé d’Abraham Zacuto
L’œuvre d’Abraão Zacuto est vaste. L’un de ses écrits a eu une influence particulière puisqu’elle a participé à l’ouverture des routes maritimes du monde par le Portugal : l’« Almanaque Perpétuo » (Hajibbur Haganol en hébreu), un livre écrit en hébreu à Salamanca, une commande ou, tout au moins, une suggestion de son mécène, l’évêque de Salamanca, D. Gonzalo Pérez de Vivero, un livre écrit entre 1473 et 1478, édité à Leiria (une ville du Portugal au nord de Lisbonne) en 1496 par Mestre Ortas, lui aussi un Juif expulsé d’Espagne, le seul livre non écrit en hébreu édité par ce dernier. La traduction de l’hébreu au latin et du latin au castillan est faite par José Vizinho, un disciple d’Abraão Zacuto.
Il y a eu au moins deux éditions antérieures à l’édition de Leiria qui est l’édition princeps. Cette édition a deux versions, une en latin (on en connaît dix-huit exemplaires), une autre en castillan (on en connaît à peine quatre exemplaires, avec des variations d’un exemplaire à un autre). Mais il y a plus. Les deux versions de cette édition (la latine et la castillane) offrent des différences marquées par rapport à l’une des éditions antérieures et à celle de Francisco Cantera Burgos (établie à partir d’un manuscrit en hébreu de l’« Almanaque Perpétuo » déposé à Lyon). On en déduit que José Vizinho aurait apporté sa touche (des retouches) à l’édition de Leiria.
L’« Almanaque Perpétuo » reproduit le mouvement des astres en référence à des coordonnées astronomiques connues sous le nom d’éphémérides, soit des tables par lesquelles on détermine pour chaque jour la valeur d’une grandeur caractéristique d’un objet céleste.
Dans une introduction au manuscrit hébreu de « Almanaque Perpétuo », Abraão Zacuto présente ainsi son travail (je traduis du castillan la traduction de Francisco Cantera Burgos) : « Cette démonstration (…) se base sur la connaissance des mouvements du Soleil et de la Lune (…) ce qui ne nous a pas été interdit par nos maîtres (talmudistes) et ainsi me suis-je employé à les observer afin de rendre compte de tous ces mouvements qui parfois sont rapides et parfois lents comme nous le verrons dans ces tables. »
Je n’entrerai pas dans les détails techniques de cet ouvrage qui est plus un traité d’astrologie que d’astronomie et qui se propose essentiellement de prévoir les événements et les comportements des individus à partir de l’observation du ciel. Cet ouvrage se propose également de servir par l’observation du ciel et du mouvement des objets célestes la médecine, l’agronomie, la météorologie, la religion et j’en passe.
Une page de l’« Almanaque Perpétuo »
L’« Almanaque Perpétuo » reste surtout connu pour avoir fortement influencé la Náutica Portuguesa dos Descobrimentos. C’est à partir des observations relevées dans cet ouvrage que le Portugal va établir d’une manière scientifique la méthode permettant de positionner correctement les navires sur les mers et les océans et d’appréhender la forme et la dimension des espaces terrestres et maritimes. C’est grâce à cet ouvrage et aux corrections et perfectionnements apportés par le professionnalisme des navigateurs portugais que le Portugal ouvre les routes maritimes du monde.
A la fin du XVe siècle, l’Allemagne et le Portugal établissent de fortes relations culturelles et scientifiques. Commence alors une insidieuse révision de l’histoire de la science et les progrès de la navigation qui fait la part belle à l’Allemagne, notamment en Afrique. Alexander von Humboldt appuie ce révisionnisme et son autorité lui donne un cachet d’authenticité, un révisionnisme qui ira en s’accentuant et qui influera sur la Conférence de Berlin, soit le partage de l’Afrique par les puissances européennes (novembre 1884/février 1885). La rectification viendra à partir de 1899, avec Ernst Georg Ravenstein (1834-1913). Mais c’est surtout avec Joaquim Bensaúde et sa publication en 1912, à Berne, de « A Astronomia Naútica em Portugal na Época dos Grandes Descobrimentos » que ce révisionnisme allemand va être taillé en pièces. D’autres chercheurs poursuivront le travail. Et le très oublié Abraão Zacuto ainsi que d’autres oubliés retrouveront leur place. La place essentielle du Portugal (et de l’Espagne) est aujourd’hui mondialement et indiscutablement reconnue dans la Ciência Náutica dos Descobrimentos.
Olivier Ypsilantis
Pour continuer à voyager , essayez de vous procurer le livre du Rav Yaakov Sapir:
Even Sapir, Journal de voyage à travers les communautés juives d’Asie et d’Australie de 1857 à 1863, éditions Daath, 2000. Il est passionnant.
Amicalement
Hanna