Pour cet article sur la mémoire, j’ai choisi de faire figurer sept séquences ; soit cinq séquences humaines encadrées par deux séquences qui dépassent immensément le temps humain mais qui l’investissent néanmoins, et intensément : le temps astrophysique et le temps géologique, l’un et l’autre étant intimement liés. Parmi ces cinq séquences du temps humain : un dentiste espagnol, une rescapée d’Auschwitz, le port d’Alicante (le 28 mars 1939), le poète Antonio Machado, des pellicules retrouvées.
Premier temps. Des astrophysiciens viennent de débusquer, grâce au télescope Skymapper, une étoile née peu après le Big Bang et dont l’âge est évalué à 13 800 000 000 d’années. Elle a été nommée SMSS J031300.36-670839.3 et elle est à ce jour la plus ancienne étoile connue, une découverte qui devrait permettre de mieux comprendre les débuts de l’Univers et son évolution. Cette étoile des origines n’est composée que d’hydrogène (H), d’hélium (He) et de quelques traces de lithium (Li). L’hydrogène et l’hélium figurent en tête du Tableau périodique des éléments (ou Tableau de Mendeleïev).
Toi qui me lis, tu es enfant des étoiles, des supernovae engendrées par des étoiles super-massives, des réactions cataclysmiques qui firent fusionner les atomes légers et donnèrent des atomes plus lourds comme ces métaux répertoriés dans le Tableau périodique des éléments, des métaux qui eux aussi entrent dans la composition de ton corps. Ci-joint, un lien détaille le pourcentage des éléments chimiques présents dans le corps humain :
http://www.lenntech.com/periodic-chart-elements/human-body.htm
N’est-il pas fascinant de penser que les éléments lourds qui nous constituent, tels l’or, le platine ou l’uranium, sont le produit de supernovae ?
Deuxième temps. La Sociedad de Cirugía Oral y Maxilofacial (S.E.C.O.M.) vient d’éditer un livre en hommage à Jesús Martín Sánchez (1908-1993). Alors que sa fille octogénaire était occupée à déménager l’appartement de Madrid, où son père avait exercé la profession de dentiste, elle découvrit un album refermant des dessins d’anatomie et des photographies montrant des blessures faciales infligées au cours de la Guerre Civile d’Espagne. Cette découverte est à l’origine du livre ‟La otra cara de la Guerra Civil” sous-titré ‟Tributo al doctor Martín Sánchez” et publié par Lunwerg pour la Sociedad Española de Cirugía Oral y Maxilofacial. Cette édition a été supervisée par les docteurs José Luis Cebrián Carretero et Arturo Bilbao Alonso. Des photographies montrent tout le processus, de la blessure à la cicatrice finale, ce qui donne à cette trouvaille et à ce livre une valeur particulière. Jesús Martín Sánchez a été formé par le docteur Bernardino Landete Aragó, considéré comme le père de la chirurgie maxillo-faciale en Espagne. Au cours de la Guerre Civile, le jeune dentiste fut affecté à un hospital de sangre de Madrid, l’un de ces hôpitaux qui traitaient les blessés venus des hôpitaux de campagne. Les dessins (d’une extraordinaire qualité) qui accompagnent les photographies sont signés J. Saez. Il pourrait s’agir d’un patient resté auprès de Jesús Martín Sánchez pour lui servir d’aide.
1936, un salon du Casino de Madrid aménagé en hôpital.
Troisième temps. Je viens d’apprendre la mort de Violette Jacquet-Silberstein (le 28 janvier 2014), par la nécrologie de El País du 8 février 2014. Elle a été violoniste à Auschwitz. A ce propos, je me souviens de Jacques Stroumsa (1913-2010), lui aussi violoniste à Auschwitz, de son livre ‟Tu choisiras la vie : violoniste à Auschwitz” et de belles heures madrilènes en sa compagnie. Violette a dix-sept ans lorsqu’elle est déportée à Auschwitz. Née en 1925, à Petroseni (Roumanie), elle n’a que trois ans lorsque ses parents émigrent en France, en Normandie, où son père exerce le métier de tailleur. C’est à l’âge de sept ans qu’elle s’initie au violon. A Lille, le 1er juillet 1943, elle et ses parents sont arrêtés, internés au camp de Malines (Belgique) et déportés à Auschwitz le 31 juillet 1943. A la descente de train, elle est immédiatement séparée de ses parents qu’elle ne reverra plus. Elle ne tarde pas à intégrer l’orchestre d’Auschwitz après avoir hésité à se signaler tant elle estime mal jouer. Évacuée sur Bergen-Belsen, elle est libérée par les Britanniques le 15 avril 1945. De retour en France, elle ne touchera plus au violon, non parce qu’elle veut oublier le camp mais parce qu’elle estime être une bien médiocre musicienne. Elle chantera dans des cabarets de Paris puis dans son restaurant de Toulon. Elle nous laisse une autobiographie, ‟Les sanglots longs des violons…”.
Quatrième temps. Nous sommes le 28 mars 1939. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants fuient l’avance des troupes franquistes dans la dernière enclave républicaine du pays. Ils sont seize à dix-huit mille réfugiés à se presser sur les quais d’Alicante. Face à un tel afflux, le capitaine du Stanbrook, Archibald Dickson (1892-1939), prend la décision d’outrepasser les ordres de la compagnie France-Navigation pour laquelle il travaille et laisse monter à bord 2 638 réfugiés. Le bateau est on ne peut plus chargé. Ce navire marchand de 1 383 tonnes sort de nuit pour éviter les navires et l’aviation nationalistes ; il met le cap sur Oran, soit une vingtaine d’heures de traversée.
Le Stanbrook sera torpillé le 19 novembre 1939 par le U-57. Tout l’équipage périra, soit vingt hommes dont le capitaine, Archibald Dickson.
28 mars 2009, 70ème anniversaire de la fin de la Guerre Civile d’Espagne. Arnold et Dorothea (les enfants d’Archibald Dickson) sont invités à la cérémonie commémorative organisée par Recuperación de la Memoria Histórica de Alicante. Ils y retrouvent des hommes et des femmes qui avaient embarqué à bord du Stanbrook, le 28 mars 1939, ainsi que des enfants de ces 2 638 passagers débarqués à Oran. Ian Gibson assiste à cette cérémonie au cours de laquelle il lit des passages de ‟Campo de los Almendros” de Max Aub, un camp de fortune dans lequel avaient été parqués des milliers de réfugiés pris dans la nasse d’Alicante.
Le Stanbrook, à Alicante le 28 mars 1939.
Cinquième temps. José Machado reste le meilleur témoin des derniers jours de son frère, Antonio. Dans un journal tenu à partir de 1940, José Machado en exil au Chili écrit : ‟Preferimos que durmiese el último sueño en el sencillo pueblo de pescadores de Collioure. Y en él esperará hasta que la bárbara guerra termine con el triunfo de la libertad, y pueda ser trasladado con la madre, y ya para siempre, a Madrid”. Ces mots s’adressent aux admirateurs qui proposent d’offrir au poète une sépulture plus ostentatoire ou de l’inhumer à Paris. Que faire avec les restes du poète ? La seule initiative familiale visant à rapatrier ses restes et ceux de sa mère est venue de Manuel Machado, l’autre frère d’Antonio, en 1941. Mais les autorités franquistes ne crurent pas nécessaire de lui donner suite ; ces mêmes autorités s’efforceront pourtant de rapatrier le poète, une manière de jouer la conciliation en s’appropriant un symbole de l’Espagne anti-franquiste.
22 février 1939, Antonio Machado meurt d’une pneumonie dans la chambre n°5 d’un petit hôtel de Collioure tenu par Pauline Quintana. Trois jours après, sa mère qui l’accompagnait meurt à l’âge de quatre-vingt huit ans. José trouve deux papiers froissés dans la poche d’une vieille veste d’Antonio ; sur l’un d’eux, ces mots écrits au crayon noir : ‟Estos días azules y este sol de la infancia…” Est-ce le premier vers d’un poème ? Quoi qu’il en soit, des centaines de personnes en Espagne et dans le monde s’exercent encore à donner une suite à ces mots.
Sur sa tombe, on peut lire ses vers devenus son épitaphe : ‟Y cuando llegue el día del último viaje, / y esté al partir la nave que nunca ha de tornar, / me encontraréis a bordo ligero de equipaje, / casi desnudo, como los hijos de la mar”. Ils sont si nombreux à écrire au poète qu’une boîte à lettres a été placée à côté de sa tombe.
Enterrement d’Antonio Machado à Collioure
Sixième temps. Levi Bettweiser (voir Rescued Film Project) achète trente-et-une pellicules dans une vente aux enchères dans l’Ohio ; et en les développant… :
http://www.boredpanda.com/rescued-photo-film-project-world-war-2-soldier-levi-bettweiser/
Septième temps. On vient de découvrir un minuscule éclat de cristal de zircon, à Jack Hills, dans l’Ouest de l’Australie. C’est le plus ancien minéral (et même le plus ancien matériau) découvert à ce jour sur notre planète, une découverte qui plaide en faveur de la théorie du ‟cool early Earth”. L’analyse de cet éclat confirme que la croûte terrestre s’est formée il y a au moins 4 400 000 000 ans, soit 160 000 000 ans après la formation du système solaire. Le professeur de géosciences, John Valley (University of Wisconsin-Madison), pense que ce minuscule fragment peut non seulement nous aider à mieux comprendre l’évolution de la Terre à ses débuts mais aussi la formation des planètes habitables.
Cette théorie du ‟cool early Earth” renforce la conclusion selon laquelle les températures ont été assez basses pour permettre l’apparition d’eau à l’état liquide, la formation d’océans et d’une hydrosphère (l’eau sous ses trois formes : liquide, solide, gazeuse) et l’apparition des premières formes de vie, peu après la formation de la croûte terrestre. Le professeur John Valley explique que la terre s’est constituée à l’aide de matériaux hétérogènes venus du système solaire et qu’à ses débuts elle eut à expérimenter des bombardements de météorites, y compris la collusion avec un objet interstellaire de la taille de Mars, il y a 4 500 000 000 ans. De cette collision titanesque serait née la Lune, une collision qui par ailleurs aurait fluidifié et homogénéisé les composants de ce qui allait être notre planète.
Olivier Ypsilantis