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Des temps de histoire juive au Portugal – 2/6

Au Portugal, les réfugiés ne cessent d’affluer, ce qui suscite maints problèmes d’ordre pratique. Par ailleurs, Salazar prend très au sérieux la menace d’une invasion allemande de la péninsule ibérique. La situation est si préoccupante qu’il pense transférer son gouvernement dans l’archipel des Açores, se plaçant ainsi implicitement sous la protection des États-Unis. Salazar n’apprécie guère le monde américain qu’il pressent comme une menace pour son monde clos et conservateur qu’est le Portugal de l’Estado Novo. Salazar est un casanier qui déteste voyager à l’étranger. Il fait toutefois des gestes en direction des États-Unis, notamment en offrant des facilités au Joint.

La droite s’est empressée d’expliquer la neutralité du Portugal par l’habilité de Salazar ; mais la question de la préservation de la neutralité portugaise (et espagnole) au cours de la Deuxième Guerre mondiale reste un vaste sujet d’étude qui ne peut se contenter d’appréciations simples, pour ne pas dire simplistes. Ces deux pays qui du point de vue militaire ne représentent aucune menace occupent des positions hautement stratégiques. L’Espagne peut avec l’aide de l’Allemagne espérer s’emparer de Gibraltar et ainsi bloquer l’accès à la Méditerranée (voir l’Opération Felix, Unternehmen Felix) ; quant au Portugal, ses archipels dans l’Atlantique (Açores, Madère, Cap Vert) représentent des points vitaux dans l’immense combat qui se déroule sur et sous les eaux de l’Atlantique. L’Espagne et le Portugal n’ayant que très peu de moyens militaires à opposer aux uns et aux autres doivent surfer sur les vagues des circonstances. Les Américains se méfient de Salazar, comme ils se méfient du général de Gaulle. L’Office of Strategic Services (OSS) dirigé à Lisbonne par Robert Solberg planifie contre Salazar une révolte aux Açores. Et le MI-6 avec l’appui de Winston Churchill planifie un coup d’État visant à déposer Salazar pour le remplacer par l’ambassadeur du Portugal à Londres, Armindo Monteiro. Le mouvement pendulaire entre les deux blocs antagonistes est conditionné pour le Portugal par l’alliance avec les Britanniques (une alliance multiséculaire), d’autant plus que Salazar ne se propose pas seulement de défendre le Portugal continental mais un empire dispersé sur plusieurs continents, soit : les Açores et Madère (deux régions autonomes du Portugal), l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau, le Cap Vert, São Tomé e Príncipe, Timor, Macao, Goa, Damião e Diu. L’Estado Novo se plaît à rappeler que : « Portugal não é só uma potência europeia ; é uma potência mundial. » Mais qu’importe ! Le Portugal est un bien modeste pays qui serait incapable de résister à la moindre attaque. Il lui faut donc jouer en finesse, surfer ainsi que je viens de le dire. Sa seule force est la diplomatie et, à ce propos, l’histoire de la diplomatie portugaise au cours des siècles, et particulièrement au cours de la Deuxième Guerre mondiale, est un passionnant sujet d’étude.

En 1938, et dans le plus grand secret, l’Angleterre et l’Allemagne ont esquissé un plan de partage de l’Angola et du Mozambique. En 1943, Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill invitent Salazar à louer Timor-Est à l’Australie. Salazar cherche à maintenir sa neutralité quitte à faire des concessions d’un côté ou de l’autre, il cherche aussi à maintenir l’intégrité d’un vaste empire colonial qu’il ne peut défendre avec les moyens dont il dispose. Insistons : pour le Portugal, se placer aux côtés des Alliés revient à augmenter le risque d’invasion de la péninsule ibérique par l’Axe ; se placer aux côtés de l’Axe revient à précipiter des attaques anglo-américaines sur l’Empire portugais et les archipels des Açores et de Madère. La marge de manœuvre de Salazar est donc étroite. Il a néanmoins trois atouts en poche : 1. Le Pacte Ibérique (ou Traité d’amitié et de non-agression luso-espagnol) également utilisé par Franco afin de se soustraire à un engagement aux côtés de Hitler suite à la rencontre de Hendaye, Franco qui pressent que Hitler ne lui cèdera pas une part de l’Empire français en Afrique en échange de Gibraltar. 2. Les Açores, un archipel au cœur de l’Atlantique. 3. Le wolfram, une matière première hautement stratégique dont le Portugal est le principal exportateur en Europe.

Dans cette configuration, la présence allemande au Portugal ne cesse de s’affirmer et le commerce entre les deux pays est le plein essor, au point que le directeur de l’OSS, William Donovan, note que Salazar est devenu si utile aux nazis que ces derniers ne retireraient aucun avantage à envahir le Portugal. Néanmoins, malgré la très forte présence allemande au Portugal (elle dépasse celle des Alliés), jamais Salazar ne leur offre des facilités pour tracasser ou persécuter les Juifs présents dans le pays.

Patrick von zur Mühlen estime que le Portugal de Salazar a contribué au sauvetage d’environ cent mille Juifs. Il nous rappelle aussi que Salazar a refusé en 1941 l’entrée au Portugal de centaines de Juifs luxembourgeois qui pour la plupart seront exterminés à Treblinka. Je ne connais pas les raisons de ce refus et je puis simplement affirmer qu’il ne caractérise pas le régime de Salazar dans la mesure où tant du côté des Britanniques (avec la Palestine) que des Américains, le refus d’accueillir des Juifs a été bien plus massif.

En juin 1940, alors que Lisbonne est submergé par les réfugiés, tant juifs que non-juifs, Salazar ordonne à ses diplomates qu’ils cessent de distribuer des visas. Aristides de Sousa Mendes refuse cet ordre et Salazar qui n’aime pas la désobéissance va contrarier sa promotion. En la circonstance, l’attitude de Salazar n’est pas dictée par des critères d’ordre idéologique mais simplement pratique, les capacités d’accueil du pays, et plus particulièrement de la capitale, étant saturées. Je rappelle que les Portugais n’ont jamais implanté chez eux des camps pour réfugiés entourés de fil de fer barbelé comme le faisait alors la France. Au Portugal, les réfugiés sont logés décemment, dans des hôtels ou des pensions, et leur vie ne diffère pas de celle du reste des Portugais.

Les réfugiés ont un visa de transit de trois mois à un an. L’Organisation sioniste mondiale et l’Agence juive s’emploient à favoriser l’émigration juive vers la Palestine. Face aux réticences et aux tracasseries britanniques, une émigration clandestine s’organise. Dès 1934, du Portugal, des centaines de Juifs partent pour la Palestine à bord de navires affrétés par les armateurs de la famille Bensaude. La politique ambiguë de l’Angleterre au Moyen-Orient inquiète le Portugal qui aimerait pouvoir dispatcher les Juifs entrés au Portugal et qui n’ont qu’un visa de transit. L’ambassadeur du Portugal à Londres, Armindo Montero, estimé par Winston Churchill, exprime son inquiétude à ce sujet et regrette que l’Angleterre ne fasse pas plus d’effort pour conduire une partie de ces réfugiés vers des pays avec lesquels elle a passé des accords. Isaac Bitton fait partie de ces réfugiés passés par le Portugal et qui émigrera vers Palestine, en janvier 1944, à bord du Niassa. L’année suivante, le Guiné transportera plusieurs centaines de Juifs également à destination de la Palestine. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ce sont environ un millier de Juifs qui ont quitté le Portugal pour la Palestine.

En mai 1943, Franklin D. Roosevelt ordonne l’invasion des Açores ; Winston Churchill s’y oppose et invoquant la très longue amitié luso-anglaise, il impose l’utilisation des Açores par les troupes alliées et notamment comme base anti-sous-marine. En 1944, Salazar cesse toute livraison de wolfram à l’Allemagne et, en contrepartie, on lui garantit la récupération de Timor après la guerre.

Le régime de Salazar a bien été un régime d’oppression, ce qui ne doit pas cacher l’aide qu’il a apporté aux réfugiés, une aide proportionnellement bien supérieure à celle apportée par les États-Unis ou le Royaume-Uni, alors puissance mandataire en Palestine. La collaboration entre Salazar, Mosés Bensabat Amzalak et autres responsables de la CIL comme Elias Baruel et Augusto Isaac Esaguy a permis d’organiser une vaste opération de sauvetage sur plusieurs années. Robert Campbell, ambassadeur du Royaume-Uni au Portugal, a jugé bien durement Salazar. Certes, ce dernier aurait pu faire plus, notamment pour accueillir les réfugiés de la première vague, suite à l’invasion de la France ; certes, il aurait pu accorder plus de visas ; mais cet ambassadeur oublie que les capacités d’accueil du pays, un pays pauvre, étaient limitées, les Portugais n’ayant jamais eu dans l’idée – et j’insiste – de parquer les réfugiés dans des camps entourés de fil de fer barbelé, comme l’avaient fait les Français avec les Espagnols à Saint-Cyprien et Argelès-sur-Mer.

Les Portugais sont d’un naturel modeste. Ils pratiquent la discrétion. Une fois encore, il ne s’agit en aucun cas de défendre le régime oppressif de Salazar mais de ne pas nier ce qu’il a fait pour les réfugiés ; et que de ce point de vue les démocraties d’alors n’ont aucune leçon à lui donner. Une fois encore il convient de ne pas oublier l’étroite collaboration entre Salazar et la CIL. Sam Levy (1912-1997), né à Smyrne, Juif de gauche, donc peu porté à faire l’éloge de Salazar et de l’Estado Novo, a déclaré que le Portugal (et contrairement à d’autres pays neutres) n’a jamais enfermé les Juifs réfugiés dans des camps avec conditions de vie misérables, qu’aucun pays au monde n’a mieux traité les Juifs (au cours de cette période) car, toujours selon lui, de nombreux Portugais ont des origines juives.

En février 1946, le rabbin Solomon Schonfeld sollicite auprès du Portugal la création d’une colonie juive dans l’une des neuf îles de l’archipel des Açores, une île qui serait gérée par les Juifs eux-mêmes. Il s’adresse au Portugal tenant compte de l’aide apportée par ce pays aux Juifs au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Salazar décline cette offre en avançant que l’archipel est surpeuplé. Tout d’abord, le danger s’est éloigné des Juifs et ce refus ne peut être qualifié d’antisémite. Il s’explique par une raison plus générale, propre à la psychologie de Salazar. Salazar veut arrêter le temps, le progrès. Il veut protéger son pays du communisme mais aussi de la civilisation américaine, la démocratie la plus moderne, vibrante, toujours en mouvement. Ce casanier veut que son pays poursuivre sa vie tranquille, lente, modeste, à l’écart de l’agitation du monde. Cette immigration risque de déranger le relatif immobilisme dans lequel se trouve son pays, immobilisme qu’il entend protéger à tout prix. Il célèbre la « pobreza honrada » et ne se précipite pas sur le Plan Marshall au point de contrarier les responsables américains.

Autre projet : la création d’une colonie juive en Angola. Il s’agit d’un projet de 1910 porté par Wolf Terló, avec une étude de l’altiplano de Benguela. En 1938, Franklin D. Roosevelt se montre favorable à ce projet mais Salazar ne lui donne pas suite. Le projet d’une installation juive en Afrique est évoqué avec celui du partage de l’Angola et du Mozambique, un accord secret entre Hitler et Neville Chamberlain alors Premier ministre. Albert Oulman qui a travaillé pour les services secrets britanniques à Lisbonne rapporte que c’est Winston Churchill qui se serait opposé à Salazar quant à ce projet d’un établissement juif en Angola.

Olivier Ypsilantis

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